Abonnés

1905 : Nouvelle-Zélande - Pays de Galles, le non-essai du siècle

  • 1905 : le non-essai du siècle
    1905 : le non-essai du siècle
Publié le
Partager :

Il y a cent quatorze ans, en 1905, eu lieu un match inoubliable. La première équipe des All Blacks s’inclina sur un essai refusé à Bobby Deans : la plus grosse polémique du rugby international pouvait commencer.

À la perfection, la légende du sport préfère souvent les rendez-vous manqués, les coups de poisse et le grain de sable qui fait dérailler la machine : les buts phénoménaux que Pelé a manqués de très peu contre Banks, Viktor ou Mazurkiewicz ; le sacrifice de René Vietto qui donne sa roue à Antonin Magne dans le col du Portet-d’Aspet ; l’équipe de Hongrie qui perd une Coupe du monde cent fois méritée ou Raymond Poulidor jeté au sol par un motard sur la route d’Albi. Le match Galles — Nouvelle-Zélande du 16 décembre 1905 et son héros maudit Bobby Deans ont inauguré cette veine romanesque. Alors que le pays de Galles menait 3 à 0, le jeune centre de Canterbury marqua-t-il l’essai de l’égalisation ? On l’a cent fois juré mais sur le moment, l’arbitre écossais M. Dallas ne voulut rien savoir et priva les All Blacks d’une possible victoire historique. Car cette rencontre devait marquer la fin d’une formidable tournée, riche de 27 victoires en 27 matchs dont trois tests contre l’Écosse, l’Irlande et l’Angleterre (1). Cette équipe des antipodes pratiquait un jeu vraiment inédit, fait de passes multiples, de courses incessantes et de combinaisons rigoureuses. Curiosité, ils ne plaçaient que deux joueurs en première ligne, au lieu de trois. Le public et la presse en étaient médusés. Ces fermiers, venus du bout du monde, étaient des magiciens. Ils étaient commandés par John Gallaher, 32 ans, un avant d’origine irlandaise aux longues moustaches, qui occupait la place de « winger », c’est-à-dire qu’il venait en soutien de ses trois-quarts quand le ballon était sorti de la mêlée (dont il avait en général assuré l’introduction). Bobby Deans, 21 ans, était le benjamin de la troupe, le « Jonah Lomu » de l’époque, en ce sens que ses mensurations en faisaient l’égal d’un avant (1,83 m et 85 kg, Charlie Seeling, l’homme fort du pack, présentait à peu près le même gabarit). Mais Deans avait la vitesse en plus, voilà pourquoi les sélectionneurs lui avaient fait confiance pour les quatre tests.

Finale mondiale officieuse

Ce match du 16 décembre à Cardiff faisait figure de finale mondiale, car les Néo-Zélandais n’avaient toujours pas perdu depuis leur naissance en août 1903 à Sydney et une large victoire sur l’Australie (22-3). En face, les Gallois venaient de gagner trois Triples Couronnes en cinq ans. Ils vivaient leur premier âge d’or, grâce au rusé demi de mêlée Owen et au duo de centres Gwynn Nicholls-Rhys Gabe. Eux aussi avaient leur « winger », en la personne de Cliff Pritchard, remonté comme une pendule pour relever le défi de Gallaher. Cette génération devait rester invaincue à domicile de 1900 à 1913. 47 000 spectateurs en chapeaux melons et casquettes se pressaient à l’Arms Park pour assister au « plus grand match de rugby jamais joué », comme le prédisaient les gazettes.

Incontestablement, les All Blacks sont un peu tétanisés par l’enjeu. Ils sont, en outre, privés de leur ouvreur Stead, le vice-capitaine. Et surtout, ils se voient tout de suite privés de ballons par l’arbitre M. Dallas, qui n’accepte pas les introductions* de Gallaher. Le capitaine demande alors à ses coéquipiers de ne plus disputer les ballons en mêlée et de ne compter que sur les ballons de récupération. À la 23e, les Gallois ouvrent le score par l’ailier Teddy Morgan, à la suite d’un petit côté d’Owen, relayé par Pritchard et Gabe : 3-0 ! Les All Blacks peinent mais reviennent dans le match et voilà que Deans est servi, à la conclusion d’une relance de l’ailier feu follet Billy Wallace — Dominici avant l’heure — qui lui adresse une longue passe extérieure. Deans choisit de bifurquer vers les poteaux puis se ravise quand il voit revenir en travers Teddy Morgan, l’ailier gallois. Il prend alors l’extérieur et aplatit à quinze mètres à gauche des poteaux, en bonne position pour la transformation. Beaucoup pensent qu’une course rectiligne, décidée dès le début aurait envoyé Deans derrière la ligne bien avant l’arrivée du défenseur : manque de confiance en lui, peut-être. De sa jeunesse, Deans a aussi les défauts car, après avoir aplati malgré le plaquage aux jambes de Morgan, certains témoins expliqueront qu’il fait l’erreur de se relever très vite pour recevoir les congratulations de ses partenaires, en laissant le ballon à terre.

Mais l’arbitre M. Dallas est encore loin. Selon la légende, la rapidité du jeu l’a largué, lui qui officie en costume et en chaussures de ville. Que se passe-t-il alors ? Le Black Billy Wallace expliquera que le rusé demi de mêlée gallois Owen avait ramassé prestement la balle pour la déplacer de dix centimètres en arrière et déclarer à l’arbitre essoufflé : « C’est ici qu’il a été aplati. » Et M. Dallas d’ordonner une mêlée à cinq mètres malgré les protestations outrées des Néo-Zélandais. D’autres sources font état d’un Deans pris par les pieds et retiré de l’en-but. En tout cas, Billy Wallace ajoutera que la foule n’avait rien dit au moment où son coéquipier avait plongé, alors qu’un plaquage victorieux de Morgan aurait provoqué les vivats. Malgré deux ou trois occasions supplémentaires, les All Blacks ne franchissent plus la ligne et disent adieu au grand chelem. La grande controverse est lancée pour un siècle. Après le match, Deans jure ses grands dieux qu’il a bel et bien marqué « six pouces après la ligne ». Il envoie même un télégramme au « Daily Mail » pour l’affirmer solennellement.

Mythe fondateur

Des historiens ont dit, par la suite, que cette affaire avait été l’un des mythes fondateurs de la jeune nation néo-zélandaise. Elle joua aussi un grand rôle dans l’affirmation de l’identité galloise, à une époque où l’industrialisation et la généralisation de la langue anglaise étaient en train de modifier le visage de la principauté. Le destin ne pouvait pas se tromper. Il avait choisi de donner le premier titre de champion du monde à l’issue d’une confrontation entre les deux pays qui, au cours du siècle, construiront leur notoriété sur les exploits de leurs rugbymen. En ce samedi soir, les Gallois sont euphoriques. À 23 h 23, Cliff Pritchard, l’homme qui a soutenu la comparaison avec Gallaher, rentre chez lui à Pontypool. Sur le quai de la gare, il est stupéfait de se voir accueilli par une foule en délire qui le porte en triomphe jusqu’à chez lui. Quant à M. Dallas, il quitte très vite Cardiff pour regagner Édimbourg. Il n’apprend la polémique que le mercredi suivant mais il reste sur sa position. Il la couchera même par écrit dans une lettre qui figure au musée du rugby de Cardiff, en compagnie du sifflet du match : « Je suis stupéfait… Quand Deansfut plaqué par Morgan, il aplatit la balle 6-12 pouces avant la ligne. » Contrairement à ce qu’on a longtemps dit, M. Dallas n’était pas un quadra ou un quinqua dépassé par les événements. En fait, il n’avait que 27 ans et il avait joué pour l’Écosse en 1903… En tout cas, les All Blacks font une tête de six pieds de long. Peut-être pensaient-ils que cet accroc ferait tomber leur fantastique tour¬née dans les oubliettes de l’histoire ? C’est tout le contraire qui va se passer. La légende de cet essai va traverser le siècle, remise sur le tapis à la moindre occasion par les chroniqueurs, comme une injustice faite à Tune des équipes les plus brillantes de l’histoire. En 1924, provocateur, honteux, ambitieux ou ambigu, le plaqueur Teddy Morgan fait passer un menu à Billy Wallace par l’intermédiaire de Cliff Porter, capitaine de la deuxième tournée des All Blacks en Grande-Bretagne. Il y est écrit : « Deans did score ai Cardiff 1905. » (« Deans a bien marqué à Cardiff en 1905 »). Provocation ? Aveux tardifs ? En 1968, notre confrère Denis Lalanne rencontre le fringant Billy Wallace, alors âgé de 90 ans : « II m’a retracé toute l’action, lui aussi sur un menu. Un schéma précis qui montrait que Deans avait bien marqué. » Longtemps, les concierges de l’Arms Park montrèrent l’endroit précis du litige mais la métamorphose du stade l’a recouvert d’un amas de béton.

En 1988, au cours d’un match sans relief (55 à 3), l’arrière petit-neveu de Bobby Bruce Deans, marque pour les All Blacks, contre Galles, un essai censé venger celui de son ancêtre. Mais la légende ne s’arrête pas de courir pour autant. Cette semaine, deux émissions de télévision ont été consacrées au match. Sur BBC Wales, Gareth Edwards en personne a fait revivre ce fait d’arme, en reconstituant la journée de Richard Owen, son lointain prédécesseur, surnommé l’« Hercule de poche ». A-t-il déplacé le ballon ? A-t-il tiré Deans par les pieds ? Jamais il ne fit de déclarations claires. Ce métallo de Swansea se suicida en 1938 dans le pub qu’il avait acheté, servi par sa notoriété.

Sur son lit de mort

Bien sûr, aucune image ni aucune photo n’ont fixé cette action centenaire. Aujourd’hui, la télévision la décortiquerait jusqu’à plus soif et des millions de téléspectateurs découvriraient la vérité instantanément. C’est le côté extraordinairement romanesque de cette affaire : elle ne repose que sur l’imperfection de la nature humaine. Erreur de jugement de l’arbitre ? Roublardise des Gallois, très loin du fair-play ? Sentiment de culpabilité des All Blacks, hantés par deux erreurs ? Deans n’aurait-il pas dû foncer droit devant au lieu de bifurquer à gauche ? N’aurait-il pas dû rester couché au lieu de congratuler ses partenaires ? Et le surdoué Wallace, n’aurait-il pas dû y aller seul — il pouvait le faire — au lieu de servir son jeune ami qui l’appelait sur la gauche ? Aucun document objectif ne permettra jamais de découvrir la vérité sur cet essai inoubliable. Mieux vaut alors s’en remettre aux ultimes paroles d’un mourant. Bobby Deans décéda d’une péritonite en 1907, à l’âge de 24 ans, en jurant une fois de plus à ses proches que l’essai était bien valable. Deans était profondément croyant, il ne buvait ni ne fumait et ne manquait aucun office du dimanche. À l’approche de sa comparution devant Dieu, personne ne pense qu’il aurait pu prendre des libertés avec la vérité. Fut-ce pour servir la légende ?

(1) Curieusement, ce match contre Galles ne fut pas le dernier de la tournée. Les Néo-Zélandais devaient ensuite rencontrer plusieurs provinces. Ils terminèrent à Paris pour le premier match de l’équipe de France.

Vous êtes hors-jeu !

Cet article est réservé aux abonnés.

Profitez de notre offre pour lire la suite.

Abonnement SANS ENGAGEMENT à partir de

0,99€ le premier mois

Je m'abonne
Voir les commentaires
Réagir
Vous avez droit à 3 commentaires par jour. Pour contribuer en illimité, abonnez vous. S'abonner

Souhaitez-vous recevoir une notification lors de la réponse d’un(e) internaute à votre commentaire ?