« Pour l'honneur », la bonne nouvelle de Philippe Guillard (partie 3)

Par Midi Olympique
  • Philippe Guillard
    Philippe Guillard Getty Images
Publié le Mis à jour
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En 1999, Philippe Guillard sortait son deuxième livre « Petits bruits de couloir », vite devenu un classique et récompensé la même année du prix Sport Scriptum et du Grand prix de la littérature sportive. Un recueil de nouvelles qui sera bientôt réédité en coffret. Pour l'occasion « La Guille » a la gentillesse d'en offrir une, « Pour l'honneur » aux lecteurs de Midi Olympique et Rugbyrama. A savourer en trois épisodes. Voici le troisième.

Pour l'honneur

Comme prévu, le matin du match, on fit les photos d’équipe. Le président Gérard avait réuni tous ceux qui faisaient partie du beau projet de Tous Ensemble pour la Troisième Division. Y avait même le petit caniche de l’épouse du maire. Alors, on fit d’abord une première photo avec tout le monde, puis une photo rien qu’avec le maire pour la mairie, et une autre avec le maire, sa femme et le petit caniche pour leur maison, puis avec le patron de Pantalonnade pour sa boutique et aussi avec le patron de l’Auberge Blanche, pour son restaurant, et enfin, bien sûr la dernière photo avec le patron de Sport Shopping pour son magasin. On la doubla d’ailleurs, car il avait deux magasins.

Ensuite, on alla tous déjeuner dans le nouveau club-house avant de jouer. Enfin nous les joueurs, parce que les autres, les partenaires, ils déjeunaient à l’Auberge Blanche. Les nouveaux s’étaient assis ensemble pour parler du match. Puis ils s’étaient infiltrés chez les anciens qui allaient le jouer pour quelques ultimes conseils. Le silence étant de rigueur, on n’entendait que des chuchotements. Nous, les anciens qui jouions en lever de rideau, avions disparu très vite dans les vestiaires. Excepté Loulou ! Eh oui, des six nouveaux que le président Gérard avait recrutés, N 10 ne jouerait pas. Une légère contracture au dernier entraînement l’avait contraint à renoncer.

Bone dut titulariser Loulou

C’est Loulou qui nous raconta la suite de l’avant-match après la rencontre. C’est qu’on avait voulu savoir ce qu’était un avant-match de la troisième division. Rien n’avait été laissé au hasard. La tactique fut répétée dix fois : on joue devant, on joue chez eux, on les bouscule, on les fait tomber au sol, il fallait de la haine à ce niveau-là… d’ailleurs, il ne fallait pas avoir peur, ils n’étaient pas si impressionnants que cela… Bone en avait croisé quelques-uns dans le couloir… qu’il les avait même trouvés plutôt inquiets… alors, il fallait en profiter, la victoire aurait un retentissement national !…

48 à 3… Pour un baptême, ce fut une extrême-onction ! Les invités du président Gérard, partenaires de Tous Ensemble pour la Troisième Division, ainsi que leurs familles avaient la mine déconfite dans le nouveau club-house. Le président aussi d’ailleurs, et Bone tout autant.

Quant au conseiller en troisième division, il était anéanti. Faut dire aussi qu’on l’avait bel et bien raté, notre rendez-vous avec la troisième division écrit en rouge, qu’il était interdit de perdre !… on l’avait bien loupé, ce match contre des types qu’étaient pas si impressionnants que cela, et même inquiets avant le match !… De mémoire de père Lamerge, invité d’honneur de la nouvelle tribune, le club n’avait jamais reçu pareille leçon. Le président Gérard, son conseiller, l’entraîneur et les nouveaux, pourtant tous experts en troisième division, furent bien embarrassés pour expliquer aux partenaires du projet les raisons d’une telle déculottée.

Nous fûmes nous aussi dans l’embarras, mais pas pour les mêmes raisons. Plutôt pour expliquer à nos familles et amis qu’ils devaient nous attendre à l’extérieur du nouveau club-house. D’abord parce qu’il était rempli à ras bord d’invités et, en plus, parce qu’il fallait un carton pour y accéder. Il était tellement contrarié, le président Gérard, qu’on n’avait pas osé lui dire qu’en dix ans il y avait eu de la place pour tout le monde, dans l’ancien club-house préfabriqué de nos mains. Et qu’il était inutile d’en avoir construit un plus grand, s’il ne pouvait recevoir tout le monde.

Nini et Robert étaient contrariés aussi. Le président avait employé deux jeunes serveurs professionnels en smoking blanc pour le cocktail. En dix ans, personne n’avait osé passer derrière le bar. Ni les amis ni la famille. Même pas l’ancien président.

À l’Auberge Blanche, le maire, son épouse, les notables et tous les partenaires se retrouvèrent assis avec Bone, les nouveaux, le président et son conseiller en troisième division. Ils avaient refait le match. Ainsi, à l’heure du fromage, un miracle se produisit : ce match, il n’était pas si mauvais que cela. D’abord, parce que les autres avaient quand même eu cent pour cent de réussite. Tu parles !… leur buteur avait enquillé dix pénalités sur dix. Trente points à lui tout seul, rien que cela !… Ensuite, on leur avait fait quelques cadeaux… imagine !… toutes ces fautes stupides… qu’avec un peu plus d’attention, un peu plus d’expérience, on n’aurait jamais faites, pardi !… Tiens, comme ce cadeau, à la première minute de jeu, sur cette chandelle, où N 15 et A 14 s’étaient fait des politesses à la réception… je la prends non, non, c’est moi !… et tac, le ballon au milieu, et tac, essai pour eux, entre les poteaux !… Sans compter la déveine de Loulou qui avait raté deux pénalités pas mal placées !… et ce drop de N 9 à deux centimètres des barres !… Et, nom de Dieu, cette loulouzade de notre ailier à la dernière minute qui coûta le dernier essai…

Alors, si on calculait le nouveau score amputé de la réussite de leur buteur, trente points, du cadeau de la première minute, six points, et en le gonflant avec un peu plus de chance pour nous, on arrivait à un score de douze à douze… et là, c’était plus pareil…

— Parce que, assura le président Gérard à tous les partenaires du projet, ce genre d’équipe, je connais !… c’est beau, c’est bien huilé… mais, y suffit d’une bousculade, d’un tout petit doute et c’est fini… y savent plus où y z’habitent !…

Du coup, à l’heure du digestif, le président Gérard, le conseiller, Bone et les nouveaux étaient rassurés. Ce match, cent fois on devait le gagner !… d’ailleurs, au match retour, avec un peu plus d’expérience…

Nous, on trouvait bizarre qu’on eût pu gagner un match qu’on avait perdu 48 à 3… Attention, quand on disait nous, c’était juste pour être collectif, parce qu’avec la réserve, dans le sillon d’un Dédé en pleine forme, nous avions écrasé nos homologues 33 à 6. Nette, propre, sans aucune contestation possible !… Mais en quatre heures de dîner, personne n’avait évoqué notre très belle victoire. Logique, les invités du président ne pouvaient pas connaître le résultat… ils ne savaient même pas qu’il y avait eu un lever de rideau.

Pour la première fois en dix ans, nous n’étions pas allés Chez Serge après un match. Pour la première fois en dix ans, nous n’avions pas chanté. Eh oui, le président Gérard avait prévu un pianiste polonais qui ne connaissait que Chopin. Alors, quand Robert lui demanda s’il savait jouer « Ah, la salope, va laver ton cul malpropre », il la sortit en valse ! Et surtout, mais ce soir-là, personne ne l’avait remarqué, c’était la première fois en dix ans qu’on n’avait pas vu l’Écossais après un match.

C’était pas bien grave, parce que Bone, le président Gérard et les nouveaux, ils ne connaissaient pas l’Écossais. Ce qu’il y avait de plus important, pour eux, c’était de savoir que cette équipe qui leur avait mis presque cinquante points au nom de la troisième division, ils iraient la battre au match retour. Même le conseiller en troisième division en était sûr !

Une question d’honneur

Malheureusement, cet honneur fut encore chahuté. À la fin des matches aller, le bilan avait assommé le président Gérard et sa cour intérieure. Sept matches, sept défaites, trente-cinq points de moyenne encaissés par match, pour six points de marqués. Aussi, au lendemain de la septième défaite, juste avant la trêve, le président Gérard, son conseiller, Jean-Louis Bone et les nouveaux organisèrent une Réunion d’Urgence pour une Réaction Forte, Vive et Immédiate.

C’est là, à force de recherches et de débats, d’analyses et de conclusions, qu’ils trouvèrent enfin le mal. On touchait là un domaine qui n’appartenait qu’aux choses du sport. Rien à voir avec le talent. Ni avec la logique. Nous avions mis le doigt dans un engrenage incontrôlable. Une sorte de virus destructeur, hantise de tous les clubs du monde et de tous les sports : la spirale de la défaite !…

Heureusement, le mal était trouvé à temps. Une chance ! Il fut donc convenu d’un plan que le président Gérard baptisa fièrement : Plan et Méthode de Transformation Urgente de la Spirale. Surtout que la septième défaite fut largement honorable. 12 à 11 contre l’ASVR. Nous, on n’osa pas dire au président qu’il n’y avait rien d’honorable de perdre contre une équipe qui, comme nous, n’avait gagné jusque-là aucun match, dans cette troisième division. On n’osa pas lui dire non plus que ce plan ne concernait pas l’équipe réserve, invaincue depuis le début du Championnat. Et qu’en remplaçant quelques joueurs atteints du virus de la spirale de la défaite par ceux tombés dans la spirale de la victoire, on renouerait peut-être avec le bonheur. On n’osa pas lui dire que la spirale de la défaite nous inquiétait beaucoup moins que son pianiste polonais qui nous empêchait de chanter l’amitié, même après les défaites. Et aussi, qu’il y avait de moins en moins de nos amis qui venaient nous voir jouer, parce qu’ils ne pouvaient même pas entrer dans le club-house après le match. On n’osa pas lui dire, enfin, que personne n’avait plus de nouvelles de l’Écossais, et que ça, c’était bien plus grave que la logique des spirales !

Qu’importait, le président Gérard avait trouvé le mal à temps et son conseiller De Sûr en était sûr :

— Une bonne trêve, les gars et hop, ça va repartir, con !

Bref, l’espoir flottait encore.

Heureusement d’ailleurs, car le premier des matches retour se jouait à l’extérieur, chez ceux qui nous avaient corrigés à la maison, dans ce fameux match qu’on avait perdu 48 à 3, mais qu’on aurait dû gagner rien qu’en réfléchissant, à l’Auberge Blanche.

— On va les surprendre… avait dit Bone.

Pour les surprendre, tout avait été passé au peigne fin. La défense, l’attaque, la tactique. Cette fois, on ne referait pas les mêmes erreurs. Cette fois, on ne ferait aucun cadeau, cette fois, on ne craignait plus rien, plus personne, on avait trouvé le mal, et on avait notre plan. Cette fois, notre victoire aurait un retentissement national. Fallait y croire, pour l’honneur.

62 à 4 !… C’était le plus gros score de la journée, toutes divisions confondues. Comme retentissement national, y avait pas mieux. Dans le bus, tout le monde était abattu. L’équipe avait coulé à pic. Ce match-là, même très tard à l’Auberge Blanche, on n’avait pas failli le gagner. Pas plus que les suivants, parce que N 15 eut beau remplacer N 10, puis A 10 eut beau jouer à la place de N 15, puis N 4 à la place de Dédé, puis faire venir un nouveau demi d’ouverture qui avait joué à Lourdes, puis un autre qui avait joué à Dax, ou remettre Dédé capitaine à la place de N 9, mettre le blazer et la cravate pour impressionner, prendre quelques photos de plus avec les partenaires du projet, provoquer moins de fautes, ne plus offrir de cadeau dans les premières minutes de jeu, avoir un peu plus de réussite, s’entraîner plus pour la forme, s’entraîner moins pour le repos, s’entraîner tous les jours pour faire le plein, ou ne pas s’entraîner du tout pour faire le vide, on perdit tous les matches jusqu’à l’avant-dernier.

Heureusement, il y eut ce dernier match. Et surtout, heureusement, il y eut Loulou ! Loulou et sa lucidité. Loulou et son talent ! Loulou et sa classe !

Figurez-vous que l’ASVR, l’équipe contre laquelle nous n’avions perdu que 12 à 11, avait elle aussi subi la loi impitoyable de la troisième division… treize matches, douze défaites, une seule victoire. Un miracle !… Une opportunité incroyable !… Une victoire avec deux points d’écart, et on évitait la descente. Du coup, l’espérance sortit de sa tombe. Le président Gérard nous rappela qu’après tout l’objectif principal, c’était le maintien !… Il avait déjà planifié la saison prochaine. On pouvait compter sur beaucoup d’autres partenaires, et puis des nouveaux encore plus forts, qui allaient venir d’Angleterre et d’ailleurs… et tout plein de surprises et peut-être même des primes de match… Cela s’était déjà vu, ça, une équipe au bord de la descente une année et championne de France l’année suivante !… Et puis, rien que pour l’honneur du club…

C’est sûrement en cet honneur-là qu’il y avait autant de monde pour ce match de la dernière chance. Les anciens partenaires, les futurs nouveaux, leurs familles, leurs amis, les équipements tout neufs, un nouveau photographe et des nouvelles photos… Y avait même le maire et son épouse. Le soir, une grande réception était prévue pour fêter le maintien.

Heureusement donc, il y eut Loulou et cette dernière minute du match. Jusqu’alors, nous n’étions pas à la noce. Visiblement, eux aussi voulaient éviter la descente. Agressifs, mieux organisés et plutôt en réussite, nos adversaires nous tinrent à distance d’un point tout au long du match. Puis vint cette dernière minute, cette ultime chance. Là, juste en face des poteaux, à quinze mètres !… une pénalité !… immanquable !… le miracle !… N 15 s’approcha, mais Loulou, le Loulou, notre Loulou, concentré, sûr de lui, de son talent, de la réussite qui l’avait accompagné tout au long du match, insista pour la tenter… S’il la passait, on gagnait de deux points et, du coup, c’est l’ASVR qui redescendait en division d’honneur. Loulou prit son temps, modela une belle petite motte de terre, plaça la balle comme il en avait l’habitude, avec la vessie en direction des poteaux, et puis soudain, la surprise !… la tribune d’honneur était debout. Tout le monde croyait rêver. Même les adversaires n’en revenaient pas !… Loulou avait pris son élan dos aux poteaux, dos à l’espoir, dos au maintien… puis, avant même que quiconque pût l’en empêcher, il prit son élan et mit un énorme shoot en direction de cette tribune d’honneur, où les invités du président Gérard pensaient être à l’abri de tout.

Ce dernier fut remercié. C’est que, pour présider, en division d’honneur, il fallait un président qui maîtrisât cette nouvelle division !… L’honneur, c’était autre chose que la troisième division. Le père Lamerge retrouva donc sa place et les nouveaux furent tous mutés. C’est qu’ils n’avaient jamais connu la division d’honneur. La pression serait trop forte !… Robert remit une vieille photo de l’équipe première, et Nini acheta des fleurs qui sentaient la fleur. On perdit le premier match de la saison à cause de la feinte de passe de Jeanjean à l’arbitre de touche. À notre grand bonheur, on vit l’Écossais radiner sa fraise à la fin du match. Et, dans notre club-house, au milieu de la forêt, on lui raconta le fameux coup de pied du dernier match de la dernière chance du projet Tous Ensemble pour la Troisième Division. Il estima que c’était bien la plus belle loulouzade de l’histoire du club.

On vécut ainsi longtemps, en harmonie parfaite.

Rien que pour l’honneur.

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Les commentaires (1)
jmbegue Il y a 3 années Le 01/05/2020 à 11:08

Après avoir lu les 2 premières parties, j'ai acheté le bouquin. Après avoir lu les 2 premières nouvelles (celle-ci étant la troisième), j'ai largement amorti mon achat!
C'est un régal...