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"C’est pour une interview..."

Par Jean-Luc GONZALEZ
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Cela fait quatre-vingt-onze ans que les journalistes de "Midol" commentent le rugby avec passion. pour témoigner de leur histoire, partager leur lien avec ce sport et ce journal à la couleur de papier si singulière, Midi Olympique redonne la parole à ses anciennes "signatures". Cette semaine, Jean-Luc Gonzalez, qui livre son goût de l’entretien. "De tous les exercices que propose une vie de journaliste, c’est celui qui m’a le plus amusé et qui m’amuse encore..."

Comment évoquer une Vie en Jaune sans rendre hommage à mes parents, tous deux décédés ? Claude, mon père, m’a transmis très jeune le virus du rugby. Instituteur dans un village de campagne aux abords de Toulouse, directeur d’un groupe scolaire qui porte aujourd’hui son nom, il fut éducateur et entraîneur au Toec, au Tuc, à Castres, à Castelnaudary, au FCT. Personnage atypique, il avait coutume de dire "qu’en rugby, il n’y a jamais de match amical". C’est un principe de vie, il en vaut bien d’autres. Pierrette, ma mère, femme de service et représentante en produits de beauté, m’a transmis sans s’en apercevoir une autre passion, celle de l’interview.

Enfant, quand à 17 heures, je quittais la classe de mon père pour rejoindre le logement de fonction que nous habitions au-dessus de l’école de Flourens, j’étais accueilli par la musique du générique de Radioscopie, l’émission mythique animée par Jacques Chancel sur France Inter. Ma mère demandait le silence pour n’en rien perdre. Alors, La Callas, Françoise Sagan, Jacques Brel, Patrick Modiano, Haroun Tazieff, Walter Sphanghero ou Jacques Anquetil faisaient leur entrée dans cette minuscule cuisine où nous mangions à cinq ou à six. La famille était nombreuse.

J’avais 8-9 ans, et la voix de Chancel m’apaisait. Je buvais ses paroles plus que celles des célébrités qui se succédèrent dans ce studio durant des années, toujours à la même heure, celle du goûter et d’une forme de recueillement. Plus tard, j’ai pu me lasser de ses questions. J’avais un peu repéré la martingale qui permettait à Chancel de tenir cinquante-cinq minutes, moins les respirations musicales. D’abord, il connaissait sur le bout des doigts toutes les vedettes penchées sur son micro. Ensuite, il savait, en s’appuyant sur un mot de la réponse précédente, improviser une question qu’il n’avait pas préparée. Il m’est arrivé de sentir comme une routine dans cet exercice. Alors, lassé, sans qu’il n’en sache rien, nous nous sommes éloignés.

Après avoir abandonné l’idée de devenir motard (à 6 ans) puis policier (à 12), j’entrais au Midol par une porte aussi petite qu’étroite. L’important était d’être dedans. Je dois avouer que lorsque j’arrivai au stade de Portet-sur-Garonne (banlieue de Toulouse), pour y couvrir mon premier match, un dimanche de septembre 1985, le parking était atrocement vide, comme les tribunes et le terrain. La rencontre avait eu lieu la veille. J’avais tout fait pour rattraper mon erreur. Je m’étais rendu au siège du club. J’y avais trouvé des joueurs. Ils m’indiquèrent que leur entraîneur était à quelques kilomètres de là, à Auterive, où il assistait à un match. Je le dénichais et lui fis raconter la partie de la veille. J’écrivis à mon retour à la rédaction, en une paire d’heures, au prix d’une grosse suée, un papier d’une cinquantaine de lignes que j’ai relu juste avant de partir à la retraite, histoire de boucler la boucle. Il n’était ni bon ni mauvais, il était imprimé.

Ce premier rendez-vous manqué m’apprit que le diable pouvait se glisser dans des détails a priori aussi inoffensifs que le jour et l’heure d’un coup d’envoi. Je compris qu’avant de devenir grand reporter, il fallait accepter d’être un petit reporter. Qu’il y avait bien des voies pour se réaliser dans ce métier, à condition de jouer sur la durée. C’est là que m’est revenu le souvenir de Jacques Chancel, l’homme du tête à tête, imbattable dans ce petit jeu de la question anodine (et perfide), qui permet de monter une demi-marche et autorise le coup suivant, d’en grimper quatre d’un coup. C’est le propre du type qu’on ne voit pas venir, respectueux de son prochain, empathique. Pas le méchant flic qui vous attache au radiateur. L’autre, à la fois gentil et tordu.

Et Fouroux furax…

Au fil des années, j’ai mené au sein de la rédaction de multiples tâches, de collecteur de résultats à responsable des produits magazines. J’ai appris à réparer la photocopieuse comme à écrire des éditos tout en gardant ce goût pour l’interview. Ce "combat rapproché" fait d’écoute et observation : un coup je te tiens la main, un coup je te la lâche ; quand c’est le moment, je me la boucle pour t’obliger à enchaîner, te laissant seul dans un silence poisseux.

Ça, c’est pour les jolis principes. Après, il faut faire avec l’autre. J’ai le souvenir d’une interview de Jacques Fouroux toute chargée d’électricité. Il était dans sa voiture, il venait de prendre une "prune" pour mauvais stationnement. Il était furax. Et Fouroux furax… Je lui avais dit bonjour, il s’était chargé du reste. Mon seul mérite, ce jour-là, fut de l’appeler et de transformer un monologue d’une heure en un truc lisible en y calant des questions que je n’avais pas pu poser.

Mais tous n’avaient pas la verve du Petit caporal. Après un match du Tournoi, j’étais chargé d’un questions-réponses avec Marc Cécillon. Le Berjallien, que je ne connaissais pas, buvait un verre à l’hôtel de l’équipe de France avec quelques amis. Je l’avais dérangé. Le "oui, sans doute" suivi d’un "non, peut-être", ponctués par longs soupirs, me laissèrent peu d’espoirs d’accoucher ce taiseux. Rapidement, j’avais lâché l’affaire. Client suivant.

Un jour de match, je tentai d’interviewer Jean-Pierre Rives au pied de la tribune présidentielle du Stade de France. Il était avec Serge Kampf. Le XV de France venait d’être battu. "Alors Jean-Pierre, ce match ?" "Tu sais, j’étais mal placé, je suis désolé, je n’ai pas vu grand-chose." J’en rigole encore. Depuis, nous nous sommes rattrapés.

Certains, à l’image de Bernard Lapasset, pouvaient se montrer volubiles sans rien dire d’utile. L’ancien président de la FFR, champion de la langue de bois, vous servait des réponses toutes faites où fleurissait souvent le mot "configuration" mis à toutes les sauces. Pour le contrer, il suffisait de mettre dans la question, la réponse qu’il s’échinait à ne pas donner.

Blanco en confiance

Dans le genre pas facile à faire parler, Serge Blanco s’est toujours posé en expert. Aussi pertinente que puisse être la question, il commence le plus souvent la première phrase de la réponse par "Non", une façon bien à lui de détourner le tir. L’astuce consiste à ne pas noter cette entame et à attendre gentiment la suite. C’est là que ça devient intéressant. Pour parler, Serge doit être en confiance. Ce ne fut pas toujours le sentiment que je lui inspirai, et inversement. Un soir de bouclage, à propos de la Coupe d’Europe, il m’avait joliment roulé dans la farine. Je m’en souvenais. La glace fut définitivement brisée au printemps 2018 quand je lui proposai l’interview de tête d’un Midol Mag spécial "Fils de…". Sachant qu’il n’avait pratiquement pas connu son père, Pedro Blanco, mort à Caracas deux ans après sa naissance, le coup était osé. "Mais je suis le fils de personne…" s’était-il écrié. "Et tu pourrais le redire ?" "Oui, sans problème".

C’est dans son bureau d’Hendaye qu’il se raconta abondamment. Tout y passa : son père, sa mère, la mobylette de sa mère, sa foi, les bains douches de Biarritz, son BO, Serge Kampf, Jean-Pierre Rives. Le matin de la parution de l’entretien, il m’appela : "Je ne suis pas content de toi. Depuis ce matin, je n’arrête pas de recevoir des coups de fil de copains qui me disent que j’ai donné une super interview dans Midol." Puis il partit d’un énorme éclat de rire.

Cet article tapa dans l’œil de la maison d’édition Marabout. Elle lui proposa d’écrire son autobiographie intitulée "Mes Rebonds favorables". Il fit en sorte que nous soyons coéquipiers dans cette aventure, lui, le génie du jeu aux 93 sélections, moi rugbyman anonyme de troisième division. Serge Blanco a cette force de caractère des gens passés par aucun moule. Je n’apprendrai rien à personne, il aime être le boss. Il a cette intelligence et cette roublardise des hommes sans diplôme. Que dire de son instinct ?

Sept ans d’attente

Habité par une forte rancune, justifiée à ses yeux, Marc Lièvremont refusa toute sollicitation pendant sept ans, de la Coupe du monde 2011 au printemps 2018. Il fallut le travailler longtemps au corps, l’amadouer, le détendre, pour qu’il accepte enfin un rendez-vous, un lundi de Pâques à 9 heures du matin dans un café parisien totalement désert. L’attente ne fut pas vaine. Il tacla durement Bernard Laporte, élu depuis peu à la présidence de la FFR. L’ancien sélectionneur des Bleus estimait que celui-ci "n’était pas l’homme de la situation". Certains l’ont pensé, lui l’a dit. Quelques jours après la sortie de l’entretien dans le Mag, il m’avait appelé. Lui avais-je fait dire des trucs qu’il regrettait ? Non, ça allait. Craignait-il les représailles de Laporte, capable d’appeler en direct Vincent Bolloré, le propriétaire de Canal +, pour le virer du Canal Rugby Club ? "Non, je n’ai pas peur, Laporte a déjà tenté son coup et ça n’a pas marché."

J’étais allé à Toulon, pour le Mag, interviewer Bernard Laporte au printemps 2015. La rencontre avait eu lieu entre un entraînement et une conférence de presse. Laporte demanda à relire le papier, cela faisait partie du "deal". Il fit deux-trois coupes, pas plus. J’avais posé dans la foulée d’autres questions et il avait oublié de montrer ses réponses à son attaché de communication. Je m’étais trouvé ce jour-là face à un personnage habité par une volonté féroce, presque dérangeante, prêt à tout pour s’emparer de la FFR. Ce qu’il fit par la suite.

L’orange de Galthié

Je suis revenu à Toulon en janvier 2019 afin d’y rencontrer Fabien Galthié. Le premier coup de fil passé pour arracher son accord fut le bon. Il avait dit oui après avoir bruyamment soufflé. De suite, il s’était préoccupé de la place accordée à cet entretien : "Cinq doubles pages du Mag, c’est bien." Six mois après sa mise à l’écart de l’entraînement du RCT, il se livra avec bonne humeur. Il n’avait pas voulu balancer sur deux personnes. Pour ne pas les nommer, Mohed Altrad et Raphaël Poulain. Visiblement, les leçons de management distribuées par ce dernier lui étaient restées au fond de la gorge. Avions-nous parlé des tee-shirts portés par Poulain pendant ses émissions ? Non. Après l’entretien, il étendit la lessive de son fils et cita les Tontons flingueurs : "Les tâches domestiques ne sont pas sans noblesse." Au moment de se quitter, il avait mis une orange de son jardin dans ma main. "Pour la route."

Ce que l’on cherche dans une interview n’est pas toujours en rapport avec ce que l’on y trouve. Témoin, cette rencontre avec Vincent Moscato, dans notre salle de réunion du Midol, qui entre deux plaisanteries reconnut que pour se libérer de tourments de jeunesse, pour apaiser son fort tempérament, était passé par la case psychothérapie dont il sortit assez vite "pour ne pas devenir dingue".

Un autre costaud au corps d’athlète, au regard glaçant, Karl Janik, troisième ligne du Stade toulousain, m’avoua, comme ça, sans prévenir, avoir vécu la dépression. Elle le prit après une expérience ratée d’entraîneur en Fédérale 2 à l’Isle-Jourdain. Karl, qui s’imposa toujours une discipline de fer pour être au meilleur niveau, voyait, dépité, certains de ses joueurs passer directement, le dimanche matin, de la boîte de nuit du coin au bus du club. Un tel comportement relevait pour lui de l’énigme. Arrivé dans ce sport assez tard, sans être passé par l’école de rugby, l’ancien capitaine du Stade chercha des clés de compréhension, sur les hommes et le jeu. Il s’était rendu à Lombez-Samatan, pour assister, dans son coin, aux entraînements d’Henry Broncan, le sorcier gersois. Qu’avait-il vu ? "Rien de spécial, c’est bien là le drame."

À interroger comme ça, tout au long d’une vie professionnelle des gens "importants", il y a un risque. Pas celui de se prendre pour Jacques Chancel. Non. Mais de transposer sur ses enfants, par exemple, certains tics du bon flic qui veut tout savoir en prenant les raccourcis. Très tôt, ma plus grande fille me mit en garde. "Papa, je veux bien te parler mais il est hors de question de répondre à tes questions de journaliste." Pan sur le bec.

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