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Bula, Napo ! *

Par Marc DUZAN
Publié le Mis à jour
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Volatilisé depuis le 18 décembre 2010, l’ailier de Clermont, Napolioni Nalaga, nous a reçu chez lui, aux îles Fidji. Confessions...

Making-of :

C'est au printemps 2011 que nous avons profité d'un voyage dans l'hémisphère Sud, où l'on avait par exemple rencontré Sonny Bill Williams à Auckland ou Isitolo Maka au Tonga, pour partir à la recherche de Napolioni Nalaga. À l'époque, le colosse fidjien (1,96m et 110kg) était la grande star du Top 14, le marqueur en série de Clermont et le casseur de plaquages dont rêvaient toutes les équipes du Vieux Continent. Rongé par un mal-être inexplicable, il avait donc quitté l'Auvergne en décembre 2010 et, depuis six mois, se cachait à Sigatoka, son village des Fidji. Au bout du monde, il nous avait fallu ruser, improviser, jouer sur les mots pour approcher « Napo » mais, après maintes péripéties, nous étions finalement parvenus à lui arracher une confession.

Le fracas de la tempête n’est plus qu’une cicatrice. Les rafales de vent ont cessé. L’onde du Pacifique, unie comme de la glace, renvoie désormais l’éclat d’un soleil de feu. Sigatoka, petit bourg de pêcheurs échoué sur de larges bandes de sable blanc, s’arrache lentement aux morsures de l’aube. Les bazars des marchands de tissus indiens relèvent leurs stores, découvrant une diversité de couleurs chatoyantes, au milieu desquelles de jeunes femmes en sari se penchent sur des machines à coudre d’un autre temps. La chaleur est déjà suffocante. Les tee-shirts collent aux peaux brunes. De lourds nuages de poussière s’écrasent mollement sur les pare-brises. Adossé à une échoppe, Kits nous observe, immobile. Le cousin de Napolioni Nalaga, taillé dans le roc, est l’arrière de Nadroga. Ailleurs, il jouerait probablement numéro 8. "ça va, Kits ? - Hmm, fatigué… Il y a eu une longue réunion, hier soir, chez le chef du village." Fut question, à Nasama, de notre visite à "Bado", le fils de Kavekini. Au terme d’un débat enlevé, auquel seuls les membres influents de la communauté furent conviés, il a été voté que "le blanc qui vient de loin" était le bienvenu. Le Ratu, grand chef du hameau, a simplement demandé à l’étranger, en guise d’offrande, quelques racines de kava et des cigarettes françaises.

Bula, Napo ! *
Bula, Napo ! *

L’accord passé, on grimpe dans la Toyota. Ranjit, le photographe du Fidji Times, fait hurler le moteur de son pick-up et quitte Sigatoka, toutes vitres ouvertes, le kava sur le siège arrière, les paquets de tabac blond vissés au tableau de bord. Nous parcourons plusieurs kilomètres sur un bras d’asphalte décharné. L’autoradio crache un vieux tube de Beyonce. Soudain, Kits nous demande de ralentir et de prendre, sur notre droite, un chemin de terre zigzaguant entre des champs de manioc et des plantations de papaye. L’entrée de Nasama est signalée par un drôle de péage, une boîte en métal posée à même la terre battue et où le visiteur se doit d’abandonner une poignée de dollars s’il souhaite pénétrer le sanctuaire. Le rituel s’effectue sous le regard bienveillant de John, le gardien du temple, un colosse sympathique, vêtu d’un short beige et d’un maillot des Crusaders. "Bula !", nous lance-t-il au moment où le pick-up dépasse sa petite maison de pierre. On lui rend son salut, avant de garer la voiture un peu plus loin, sous un cocotier. Des mômes s’approchent, interloqués, en nous demandant si nous sommes des amis de "Bado". On leur répond par l’affirmative, ils singent notre accent ridicule et repartent, hilares, sous les jupons de leurs mères.

Deux mois de déprime

Nasama doit compter une centaine d’habitations, pour la plupart rudimentaires. Elles sont toutes disposées autour de l’église méthodiste, un drôle de bâtiment couleur crème, où hommes, femmes et enfants se retrouvent le dimanche. Derrière nous, John frappe alors des mains et de partout, des hommes de tout âge apparaissent pour nous souhaiter la bienvenue. Kits fait rapidement les présentations et nous conduit jusqu’au Buré, cet immense dôme de bois où le village se regroupe, pour les grandes fêtes, les anniversaires et les mariages. Dans un épais récipient de bronze, le cousin de "Napo" écrase, à l’aide d’un énorme pilon, les racines de kava jusqu’à obtenir une fine poudre blanche. Il nous convie maintenant à l’intérieur du dôme, où règne une fraîcheur apaisante. On s’allonge sur une natte en bambou et un à un, les hommes de Nasama nous rejoignent. Il y a là, entre autres, Ben Batimala, l’ancien douanier de Nadi, Simione Damudamu, le groom de Sigatoka, Simione Naibuka, l’ancien centre de Vichy, Sikeli Kunaware, le scribe du village, et Kavekini Nalaga, le patriarche du clan Nalaga. Pendant près de deux heures, sous le toit de feuilles du Buré, on boit le kava, un grog amer et relaxant. On rit, on fume, on prie, on chante et on parle rugby. Parce qu’ici, on finit toujours par parler rugby. Kavekini, l’ancien ailier des Fidji, nous apprend ainsi qu’il a affronté Didier Cambérabéro et le XV de France, dans les années 80. Les autres nous demandent si Caucaunibuca a maigri, si Rabeni, "l’instit de Bua", est toujours à La Rochelle et pourquoi Chabal, qui semble les fasciner, ne coupe jamais sa barbe.

Reclus dans son village natal, nous avions retrouvé la trace de Napolioni Nalaga, qui portait à l’époque les couleurs de Clermont, au printemps 2011 à Nadroga. Après une phase dépressive, il reprenait peu à peu au goût aux choses en participant aux travaux collectifs de la communauté. Photo DR et Icon Sport
Reclus dans son village natal, nous avions retrouvé la trace de Napolioni Nalaga, qui portait à l’époque les couleurs de Clermont, au printemps 2011 à Nadroga. Après une phase dépressive, il reprenait peu à peu au goût aux choses en participant aux travaux collectifs de la communauté. Photo DR et Icon Sport

Il doit être midi lorsqu’une nouvelle silhouette se dessine à l’embrasure de la porte. "Bonjour !", lance-t-elle en français, avant de s’asseoir et de porter à ses lèvres un premier bol de kava. Napolioni Nalaga n’a pas vraiment changé. Sourire timide, verbe rare, muscles saillants. Amaigri ? On jurerait que non. La veille, Kits nous a demandé de ne pas le presser de questions. "Il parlera de lui-même. Ou pas…" On feint l’indifférence. La conversation roule sur le tremblement de terre au Japon. Soudain, "Naps" brise le silence, se redresse et interroge, en anglais : "Sigatoka vous plaît ?" S’ensuivent les banalités d’usage. Il nous remercie de notre visite, explique à ses amis ce qu’est Midi Olympique. Nous lui demandons si sa nouvelle vie, au milieu des siens, lui convient. Nalaga, qui nous avait toujours juré ne pas parler notre langue, bascule alors vers un français parfait, afin de s’octroyer une impénétrable intimité : "Non, je ne suis pas heureux. Je ne suis pas à ma place, ici. Clermont me manque. Je veux revenir." Quand ? "Après la Coupe du monde." Heureuse nouvelle…

Roman feuilleton

Au terme de deux mois de déprime, il avoue avoir peu à peu remonté la pente. Ses journées, il les passe à la ferme, ramassant le manioc ou récoltant les papayes que les villageois vendent sur les marchés alentour. Le mercredi soir, il s’occupe des vingt-cinq gamins de "l’Académie", un centre de formation basé à Sigatoka et entièrement financé par l’ASMCA. "C’était mon idée, raconte-t-il. Les meilleurs joueurs fidjiens sont issus de la région. Dans deux ou trois ans, certains d’entre eux seront des stars au Michelin." Il s’entraîne environ quatre fois par semaine avec la province de Nadroga, la meilleure du pays. Son ancien club ? Il le suit, assidûment, via Internet. Il s’est marré, "beaucoup", en apprenant qu’Aurélien Rougerie avait glissé à l’aile contre La Rochelle ; s’est renseigné, aussi, sur George Pisi, le joker médical de Gavin Williams. Il est au courant, enfin, de l’arrivée prochaine de Sivivatu : "Avec Sivi et le Gallois (Lee Byrne, N.D.L.R.), on va se régaler sur les relances !"

"Napo" parle de la saison à venir comme s’il n’était jamais parti, comme si son contrat en Auvergne n’avait jamais été rompu. On l’avait annoncé en Super 15 après le Mondial. On sait désormais qu’un tel transfert est impossible : un accord passé entre Clermont et Nalaga interdit en effet au joueur de signer ailleurs qu’à l’ASMCA. Que ce soit dans un, deux ou dix ans…

Bula, Napo ! *
Bula, Napo ! *

Voici un mois, il a reçu, par colis postal, un DVD du club. Le film mettait en scène, via des sketchs, des messages de ses coéquipiers et du staff. L’une des saynètes montrait Cotter et Azéma, assis derrière un bureau, le nez penché sur une feuille de match. "Il nous manque juste ton nom, Naps", lançait le coach néo-zélandais à la caméra. "Reviens vite, tu nous manques." à l’évocation de la pellicule, Napolioni Nalaga étouffe un soupir, baisse les yeux, se fige dans un long silence. Quand il en sort, c’est pour évoquer la page créée par les supporters de l’ASMCA en son honneur sur un réseau social très connu. "J’irai tous les remercier un à un, quand j’aurai réglé mes problèmes." Mais quels problèmes, au juste ? Lui n’en parlera jamais. Mais ses amis, au village, le feront pour lui. Voici deux ans, "Bado" Nalaga a donc quitté Clermont pour s’octroyer dix jours de vacances aux Fidji. à Nadi, l’une des plus grosses agglomérations de l’archipel, il est tombé amoureux d’une femme de chambre, à qui il a donné un enfant, Napolioni Junior. Dans son esprit, un mariage est censé officialiser la liaison, en décembre dernier. Pourtant, lorsque "Naps" débarque à Sigatoka peu avant Noël, sa mère a déjà arrangé pour lui une autre union. La jeune fille en question, une hôtesse de l’air d’Air New Zealand, est issue d’une riche famille de Suva. La dot promet donc d’être conséquente, le clan renforcé. Seul problème : Napolioni n’éprouve rien pour l’inconnue de Suva. Il a même décidé, bien avant ses vacances, que la femme de chambre de Nadi et Napolioni Junior partageraient sa vie à Clermont, dès janvier 2011.

Bula, Napo ! *
Bula, Napo ! *

"Naps" se heurte alors à sa mère. Violemment. Celle-ci ne veut rien entendre. La société fidjienne, matrimoniale entre toutes, lui donne raison. Peu à peu, l’ailier de Clermont s’enfonce donc dans la dépression. Il se coupe du monde extérieur, jette son portable français, ne consulte plus ses mails. Il passe ses journées au lit, s’enferme dans un mutisme absolu, se laisse pousser les cheveux, arrête de se raser. "Il n’allait même plus à la messe, explique un membre du village. Il a rapidement perdu dix kilos. Quand des gens venaient de France, il ne souhaitait même pas les voir. Alors, on leur disait de repasser, plus tard… Je n’aimais pas voir Napo comme ça. J’étais très en colère contre sa mère." Inutile de dire que le jour du Soli, une cérémonie organisée afin de récolter des fonds pour le mariage, aucun des villageois n’a donc versé le moindre centime à Madame Nalaga…

Victime des traditions

Il est aujourd’hui avéré que sa promise n’a donc jamais eu le moindre accident de voiture. Cette histoire fut même inventée de toutes pièces, afin de gagner du temps vis-à-vis de l’ASMCA. Les dirigeants clermontois, qui ont payé le joueur jusqu’à ce que le contrat soit brisé, en mars dernier, n’ont jamais rien su de la vérité. Quant à "Naps", il fut simplement l’otage malheureux de coutumes ancestrales et que nous ne saurions, vu d’Europe, juger avec pertinence. Madame Nalaga, chef de famille, contrôle encore le compte en banque de son fils, empêchant celui-ci de régler la pension alimentaire de son enfant, âgé de 10 mois. Ceci étant considéré comme un délit grave aux Fidji, "Napo" est bloqué à Sigatoka par la police des frontières jusqu’à avoir payé sa dette. "Bado est un gentleman, nous confie Antie, une ancienne camarade d’école. Jamais il ne ferait ça à une femme. Il est manipulé. C’est une autre victime de nos traditions."

Bula, Napo ! *
Bula, Napo ! *

Depuis trois semaines, Napolioni Nalaga a pourtant repris goût à la vie et renoué le dialogue avec sa mère. Enfin décidé à tirer un trait sur cette histoire, il lui reste à présent deux solutions : convaincre la matriarche ou lui tourner le dos, pour voler de ses propres ailes. Au moment où il nous raccompagne jusqu’à l’entrée du village, on croit comprendre à son sourire d’enfant que sa décision est prise. "On se reverra très vite, je vous le promets." Alors à bientôt, "Napo"…

* Salut, Napo !

Bula, Napo ! *
Bula, Napo ! *

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