Ghezal décrypte les subtilités stratégiques de la touche

  • Karim Ghezal (XV de France) : "Sur le chemin d'une touche conquérante"
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Parler de rugby en étant privé du support des matchs, sans être pédant ni ennuyeux ? C’est le défi que nous nous sommes lancés au fil d’une série d’entretiens auprès d’acteurs de ce jeu qui, tour à tour, seront amenés à dévoiler leurs influences, sensibilités et autres convictions. Le troisième épisode est consacré à l’entraîneur de la touche du XV de France KARIM GHEZAl, au sujet de son secteur privilégié. Un entretien que nous complèreront cette semaine sur notre site rugbyrama.fr par un bilan plus précis de son Tournoi 2020, forcément passionnant.

Avez-vous toujours été passionné par la touche ?

Pas toujours, non. À vrai dire, à mes débuts dans le rugby professionnel à Béziers, Grenoble ou Castres, la touche n’était pas mon point fort. Arrivé à Castres avec Laurent Seigne, j’en ai bouffé et il me disait tout le temps que j’étais moyen partout et sans point fort. Je revois des séances de saut avec deux lifteurs pendant des heures… C’est à Montauban, à 27 ans que je m’y suis intéressé avec Laurent Travers. Si tu n’étais pas bon en touche, avec lui, c’était dur de jouer… Donc j’ai dû m’y mettre. Et avec l’environnement des Caballero, Battut, Murray, Rolland, Diarra, Clarkin, j’y ai pris goût. À tel point qu’au départ des Lolo a Castres, deux ans plus tard, Marc Raynaud nous a demandé à Murray, Battut et moi-même de réaliser le système d’annonce et de le partager aux joueurs. Au Racing, j’étais aussi leader et quand Gonzalo (Quesada, N.D.L.R.) a entraîné avec Simon Raiwalui, ils m’ont également demandé de faire le système d’annonce. Puis à 33 ans, j’ai côtoyé à Lyon Olivier Azam qui m’a apporté une autre vision de la touche. J’ai pris de toutes mes expériences et mes rencontres pour me construire en tant que coach.

Comment l’idée de vous spécialiser dans ce secteur est-elle venue ?

J’ai commencé à passer mes diplômes au Racing et j’avais le goût de transmettre. Et si la touche est un secteur très important, dans les clubs - à part ceux où les manager avaient cette sensibilité - c’étaient les joueurs qui géraient ce domaine. Les Harinordoquy, Bouilhou, Rabadan, etc… À y réfléchir, pourtant, on ne confierait pas la mêlée à un joueur, ni la préparateur physique au joueur le plus affûté. Idem pour la défense. Alors, quand Pierre (Mignoni, N.D.L.R.) m’a proposé de le faire au niveau de la touche, c’était l’occasion de me lancer en 2016. Jean Bouilhou a débuté au même moment que moi à Toulouse, mais à ma connaissance, seul Borthwick faisait déjà ça au Japon avec Eddie Jones. Nicolas Portier, l’analyste de Lyon, m’a montré des vidéos car il avait eu la chance d’aller au Japon. Et je me suis lancé, plein d’envies.

Un entraîneur se construit sans certitudes, mais avec des convictions. Quelles étaient les vôtres ?

Quand Pierre Mignoni m’a mis le pied à l’étrier pour entraîner aux côtés de Sébastien Bruno, je me suis rendu compte que de faire une heure de touches avec 25 joueurs, puis une heure de mêlées c’était contre-productif. J’ai préféré faire moins de touches et partager le groupe d’avants en deux. L’idée, c’était de faire 15 minutes de touches avec 12 joueurs pendant que les 12 autres étaient avec Sébastien, et finir par 5 minutes tous ensemble, rythmées. Pour résumer : travailler souvent, pas longtemps, par petits groupes. Et puis, pour la stratégie, j’ai rapidement eu une ligne directrice : pas d’opposition ni en l’air, ni au sol pour travailler les ballons portés.

Pourquoi ?

De par mon expérience ! En tant que joueur, j’ai connu tous les statuts : titulaire, remplaçant, au frigo… Quand on travaillait en opposition, on demandait aux remplaçants ou aux joueurs hors groupe de faire l’adversaire. Quand tu connais les touches, tu embêtes les titulaires en voulant tout gagner, mais sans réel mérite. Et au final, ceux qui jouent finissent avec parfois plus de doutes qu’au début… L’opposition, je l’ai intégrée pendant ma deuxième année à Lyon sur des thèmatiques "jeunes contre vieux", pour développer mes jeunes. Mais elles ne concernaient pas la stratégie de match. En revanche, depuis quatre ans, j’avais toujours travaillé les mauls sans opposition et c’était devenu un vrai point fort. Je "ménage" les joueurs en semaine, mais le week-end, la contrepartie est que j’attends d’eux un engagement sans faille, avec le goût de défendre ou attaquer ensemble.

Comment travaille-t-on un maul de la sorte ?

Il s’agit de dissocier les différentes composantes : un bloc de trois avec des boucliers, décortiquer la façon d’atterrir des sauteurs et la position des têtes des lifteurs, la façon d’arracher, la transmission du ballon… On évolue également en fonction du niveau. Les mauls en championnat sont plus arbitrés qu’en Coupe d’Europe ou au niveau international, où il vaut mieux attaquer dans l’axe.

On oppose souvent la culture de la touche "anglo-saxonne", davantage axée sur la rapidité et

la précision, et la culture "française", qui cherche davantage à se démarquer en circulant. Comment vous situez-vous dans ce débat ?

Le plus important est de comprendre la façon de défendre de l’adversaire pour établir une stratégie adaptée, voir s’il défend en vis-à-vis ou en zone. Je fais très peu de mouvements compliqués, depuis toujours. Pour être bon en l’air, il faut être bon au sol. Les appuis sont le plus important. Je veux des lifteurs qui se déplacent peu mais de manière similaire, des sauteurs qui font un pas en avançant ou reculant maximum. Ensuite, la maîtrise des timings : Quel signal ? Qui déclenche ? Quand lancer et comment lancer ? Faire de la stratégie sans maîtriser les aspects techniques revient à bâtir sur du sable. Après une semaine sans touche, ces bases doivent comprendre 30 % d’une séance.

Au sujet du contre, êtes-vous plutôt favorable à une défense en miroir ou en zone ?

Tout dépend de la composition de l’alignement. Avec cinq sauteurs purs, on peut défendre en vis-à-vis sur touche complète et dans toutes les positions. Mais le vis-à-vis demande du temps. Là encore, il faut utiliser les points forts de ses joueurs. Avec deux ou trois sauteurs, on peut défendre en bloc sur touche complète, et en vis-à-vis sur touches réduites à quatre ou cinq. Mais le plus important est ensuite d’avoir une réelle connexion avec le coach de la défense, et les trois-quarts. Savoir comment circuler après une touche jouée : qui reste, qui passe. Là encore, utiliser encore les points forts des joueurs dans un système connu et validé. Par exemple, durant le Tournoi, Greg Alldritt se plaçait en défense à côté du 10, pour défendre fort. Pourtant, c’est un très bon sauteur en touche. Mais en défendant en bloc, on a pu le laisser à l’intérieur du 10 où il a été énorme, et utiliser le talonneur en touche. Autre exemple : sur le premier match contre l’Angleterre, Bernard Le Roux avait été placé en dernier de l’alignement pour lifter et défendre fort avec Greg. Pourtant, Bernard connaît et maîtrise le vis-à-vis qu’il pratique en club. Mais on avait besoin de lui pour défendre fort dans cette zone et passer vite. J’ai préféré avoir un pilier de plus en début d’alignement pour défendre les mauls des Anglais et Bernard au fond, pour chasser. Quand il plaque Tuilagi, c’est dans une situation comme ça… En revanche, contre les écossais, Bernard a défendu en vis-à-vis parce que les caractéristiques de nos adversaires n’étaient pas les mêmes. On essaie de s’adapter aux forces de nos joueurs.

Pour s’adapter aux défenses en miroir, la grande mode de ces dernières saisons réside dans les touches en éventail, ou en accordéon. Quel regard portez-vous sur elles ?

Changer de structures de touche est intéressant pour perturber une défense. Serré-ecarté, écarté-serré. Le tout est de maîtriser l’allure des changements. J’ai beaucoup utilisé ça à Lyon, mais il faut faire attention aux appuis. Le changement d’allure permet de limiter les déplacements au sol. Mais comme toujours, il faut le faire pour la bonne raison. L’avantage, c’est que ça permet de rapidement savoir si l’équipe adverse défend en bloc ou en vis-à-vis.

Vous évoquiez tout à l’heure le Tournoi. Le match du Millennium constitue-t-il votre référence ?

Il est arrivé après quatre semaines de travail en commun, et a été important car il a validé nos progrès et maintenu nos acquis. On réalise un 100 % avec des lancements de qualité et des choix sur le terrain judicieux. On réalise une défense de mauls incroyable avec trois séquences de pénaltouche ; on obtient deux pénalités sur des mauls importants ; on inscrit même un essai après une combinaison en premier temps.

Racontez-nous les secrets de fabrication de cette combinaison sur l’essai de Willemse…

Rien de bien compliqué. En connexion avec les analystes vidéos, j’avais décelé une opportunité à 5 mètres des lignes pour attaquer le côté fermé. Les Gallois défendent très bien les mauls et le week-end d’avant, les Irlandais n’avaient pas réussi à les déstabiliser. Le ballon aurait été facile à gagner, mais enclencher un maul et le perdre au sol aurait fait lever les 75 000 spectateurs, ce qui les aurait probablement galvanisés. Ils étaient focalisés là-dessus et dans le couloir des 5 mètres, l’ailier défendait seul sans protection derrière lui. Mais le plus important à mes yeux, c’est le processus des joueurs. Je leur ai donné cette possibilité avec deux façons de la faire, dont l’une était d’utiliser nos points forts avec Paul ou "Tao" qui sont nos joueurs les plus puissants. Ce sont les joueurs qui ont choisi, on a marqué, c’était génial. Toutefois, si je devais ne retenir qu’une touche de ce Tournoi, ça

ne serait pas celle-là.

Laquelle, alors ?

Sur le même match, une défense de maul à 5 mètres de notre ligne. Cette touche représente tout à mes yeux. Le côté stratégique, avec la position de notre ailier Gaël Fickou dans l’axe de la touche, et le placement du demi de mêlée Antoine Dupont dans le couloir des cinq mètres. Le choix de la zone à défendre en l’air. La défense de maul, tous ensemble. Cet adversaire si particulier, avec le passif que l’équipe de France traînait face à lui depuis dix ans, soutenu par un public en fusion. Sur cette action, au final, ce sont Gaël et Antoine qui passent sous le maul pour défendre la ligne. En termes d’état d’esprit, c’était tout simplement magnifique.

Vous parliez de tournant dans votre Tournoi…

C’est à partir de cette semaine du pays de Galles que les joueurs ont compris les méthodes et se sont montrés autonomes. Les nouveaux qui arrivaient, je ne leur donnais pas le book ni les exercices. C’étaient les joueurs qui les transmettaient aux nouveaux. Les demis de mêlée ont commencé à participer à la séance en salle des avants, le lundi soir. Les joueurs se sont donné d’eux-mêmes rendez-vous, la veille à l’hôtel, pour revoir les touches pendant 10 minutes. Idem en écosse. C’est ce que je recherchais.

Quel est votre quotidien aujourd’hui, dans cette période sans compétition ?

J’en ai profité pour réaliser des bilans poussés du Tournoi. L’idée, après ces sept semaines de travail en commun, est de pouvoir me projeter sur notre cinquième match lorsque nous nous retrouverons sur la semaine 8, en continuant notre chemin pour redevenir une touche conquérante et respectée. J’ai parallèlement lancé un projet d’accéléromètre pour évaluer les joueurs en salle sur la qualité des lifts, afin de les faire mieux travailler avec l’appui des préparateurs physiques. L’étude est en cours. Je finalise aussi un sujet sur lequel je travaille depuis un an, un projet de réalité virtuelle. Ce que j’aimerais, c’est proposer à nos joueurs des animations 3D de nos touches, afin qu’ils puissent les visualiser sur leurs portables ou leurs ordinateurs avant nos premiers regroupements. Cela ne va peut-être permettre de gagner qu’une demi-heure. Mais une demi-heure sur une séance, ça n’a pas de prix au niveau international.

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