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« C'était Bourgoin-Joyeux », le grand roman d'un village qui voulait conquérir le monde

  • Le 1er février 1997 demeure une date à part dans l’histoire du CSBJ, celle qui le vit conquérir face à Castres à Béziers (18-9) l’unique titre de son histoire au plus haut niveau, en Conférence européenne.
    Le 1er février 1997 demeure une date à part dans l’histoire du CSBJ, celle qui le vit conquérir face à Castres à Béziers (18-9) l’unique titre de son histoire au plus haut niveau, en Conférence européenne. Icon sport, MaxPPP et archives CSBJ.
Publié le Mis à jour
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On frôle l’euphémisme en affirmant que le CSBJ fut un véritable ovni dans le rugby français, devenant pendant une quinzaine d’années un des meilleurs fournisseurs du XV de France, avant de replonger dans les abysses aussi subitement qu’il s’en était extrait. Mais par quel miracle le club nord-isérois parvint-il à devenir l’un des ténors du championnat, jusqu’à disputer trois finales lors de la saison 1996-1997 ? Pour le savoir, bienvenue en Berjallie…

C’est une histoire dingue, qui échappe à toute rationalité, et renvoie Euclide à la poubelle. Celle qui vit Bourgoin-Jallieu, petite commune de 27 000 habitants au dernier recensement, lutter à armes égales avec tous les gros bras du championnat pendant une quinzaine d’années. Miracle ? Même pas… Simplement un alignement des planètes hors du commun qui, porté par le talent des hommes, permit au modeste CSBJ de s’installer durablement dans le haut du panier, lui dont les exploits se cantonnaient jusqu’alors à l’antichambre de l’élite. "À l’âge de 21 ans, j’avais joué une finale de Groupe B perdue contre Aire-sur-l’Adour en 1982, avant d’en gagner une en 1984 à Bourg-en-Bresse contre Le Creusot, rappelle l’ancien centre ou ouvreur Gilles Cassagne. C’est ce match qui a permis au club d’accéder à l’élite et d’y figurer jusqu’à la redescente en Pro D2…"

Alors ? Le CSBJ était un bon club, certes, d’où avaient déjà émergé quelques internationaux comme le célèbre centre Jacky Bouquet, l’ouvreur Jean-Pierre Pesteil, le pilier Hervé Chabowski et bien sûr le numéro 8 Marc Cécillon, qui avait honoré la première de ses 46 sélections en 1988. Mais rien de véritablement comparable à la période dorée qui allait s’ensuivre, laquelle doit beaucoup à un seul homme. Michel Couturas, le sorcier lot-et-garonnais, qui permit à une bande de bouseux des Terres froides du Nord-Isère, ce coin "où même les corbeaux volent sur le dos pour ne pas voir la misère" d’écrire les premières pages d’une des plus belles épopées connues par le rugby français ces trente dernières années… "Avant, quand les Berjalliens se déplaçaient dans le Sud-Ouest, ils étaient en vacances ! Mais on sentait qu’il y avait quand même du potentiel… À cette époque, j’avais sympathisé avec trois dirigeants du CSBJ : Robert Aubin, Louis Marchand et René Berchemin. Un jour, ils m’ont invité à un match à Rajon, contre Saint-Gaudens, qui devait décider si le CSBJ allait rester en élite ou pas. Et à la fin du match, j’ai tapé dans la main des dirigeants." Quatre-vingts minutes, comme un coup de foudre. "Je retrouvais ici le même esprit que dans le village de mon enfance, à Gabarret. Je me suis souvenu aussi qu’à la fin de ma carrière de joueur, à Port-Sainte-Marie, nous étions parvenus à monter en Deuxième Division dans un petit village de 1 500 habitants. Je me suis dit que c’était possible de créer la même chose ici, à l’échelle d’une équipe nationale."

La révolution Couturas

Cette équipe ? À son arrivée en 1993, Couturas se fit fort de la renforcer, avec une poignée de grognards régionaux en quête de revanche. "L’année de la finale 93 avait été difficile pour une génération de joueurs grenoblois, rappelle le demi de mêlée, Dominique Mazille. Les Gély, Monteil, Geraci, Picard… J’avais eu la chance de jouer, mais les autres n’étaient plus vraiment dans le groupe construit par Jacques Fouroux. Gilbert Brunat, par exemple, n’était pas entré en finale. Et on sentait que le club ne voulait pas forcément faire d’efforts pour nous garder." Le point de départ d’une aventure hors normes, soixante kilomètres plus au nord. "Cette année-là, j’ai récupéré une charnière fabuleuse, la meilleure de France, s’amuse Couturas. Mazille devait s’engager à Chambéry avant que je le contacte, Patrice Favre jouait en Nationale B à Nice… On oublie trop souvent ce qu’ils ont apporté à ce club. Puis des petits jeunes, comme Stéphane Glas et David Venditti, sont sortis du chapeau et sont devenus internationaux très rapidement, suivis par Laurent Leflamand…"

C’était Bourgoin-Joyeux
C’était Bourgoin-Joyeux

Ainsi se lança l’épopée, au prix de quelques heurts inévitables au moment d’inculquer un changement de mentalité. "Pour ces gars-là, le rugby, c’était gagner à Bourgoin, point, gronde encore Couturas. Pour mon premier match avec le CSBJ, nous nous étions déplacés à Graulhet. Il avait fait un temps exécrable et nous avions décroché là-bas un match nul sans rien faire. Rien ! Au retour, j’avais fait arrêter le bus et réuni les joueurs dans un champ. Je leur avais dit : "Maintenant, c’est terminé, vous allez vous mettre à jouer au rugby !" Ce qui revenait à dire : vous allez faire deux entraînements de plus et une java de moins…" "Michel a été parmi les premiers à avoir instauré des entraînements l’après-midi plutôt que le soir, ce qui a laissé pas mal de mecs sur le carreau d’ailleurs, prolonge Gilles Cassagne. Mais d’autres se sont révélés. Des mecs comme Vessilier ou Sanchez seraient restés toute leur vie des joueurs de troisième division si Michel ne les avait pas poussés…"

Rajon, la cathédrale de toute une région

Ainsi naquit la Berjallie, ce drôle de concept derrière lequel tant de supporters se reconnurent, de Gap jusqu’à Saint-Claude. "Aujourd’hui, il est évident pour tout le monde qu’il faut travailler en symbiose avec les petits clubs de son territoire pour repérer, identifier les bons joueurs, explique l’ancien deuxième ou troisième ligne, Pierre Raschi. Mais Michel Couturas a été le premier à le faire, tout comme il fut le premier à mettre en symbiose les joueurs, leur public et les partenaires." "Lorsque nous avions démarré en 1993, nous n’avions pas un rond ! lâche l’entraîneur. Nous avions même terminé la saison en déficit… Puis Guy Savoy m’a présenté Pierre Martinet, que je n’ai pas lâché jusqu’à ce qu’il s’engage avec nous… Il a sécurisé le club. Tant qu’il a été là, aucun joueur n’est jamais parti. Et nous avons commencé à attirer les meilleurs d’une région qui nourrissait un complexe d’infériorité terrible avec le Sud-Ouest… Tous les lundis soir, on tenait une réunion de recrutement. Nous étions en contact avec tous les clubs de la région, les présidents m’appelaient directement en me disant : "On a tel joueur, vous devriez le surveiller !" C’est comme ça qu’on a récupéré les Nallet, Chabal, Papé et compagnie…"

En 1995, nous étions dans les tribunes du Parc et quand on a vu la manière dont Toulouse avait explosé Castres en finale, on s’est dit que c’est nous qui aurions dû être champions [...] Bizarrement, 1997 a laissé moins de regrets...

De ce petit monde ? L’épicentre et la cathédrale se nommaient Pierre-Rajon. Un stade qui devint rapidement trop exigu, obligeant les dirigeants à racheter les structures métalliques des jeux Olympiques d’Albertville en 1992… "Au début, il y avait 1 500 à 2 000 personnes, des purs et durs, sourit Couturas. Le public est venu à mesure de nos succès et c’est rapidement devenu dingue. À l’époque, je mettais les avants sous la tribune piscine, je fermais la porte et on restait dans le noir pendant cinq minutes, sans un bruit. Ça permettait de sentir le stade et de se concentrer rapidement. On n’a pas beaucoup perdu à Bourgoin…"

C’était Bourgoin-Joyeux
C’était Bourgoin-Joyeux

Et de moins en moins au-dehors, où Couturas attendait chaque semaine son équipe au tournant, bien conscient que les grandes équipes se forgent à l’extérieur. "Michel cultivait notre singularité en nous faisant vivre à la dure, se marre Pierre Raschi. Je me souviens qu’une année, nous étions allés faire match nul à Agen en partant le matin du match en bus pour rentrer le soir, avec repas tiré des sacs… Déjà, à l’époque, quand on leur racontait ça, les gens n’en revenaient pas ! Mais cela faisait partie du truc… Si tu ne t’aimes pas, dix heures de bus à l’aller puis autant au retour, c’est très long. Mais c’est aussi dans ce genre de difficulté qu’on soude un groupe." Lequel se tailla très vite une réputation, au point d’asseoir, dès 1995, un leadership sur la région qu’il allait conserver pendant quinze ans, en assurant sa qualification pour les quarts de finale à Grenoble, sur la pelouse de Lesdiguières (12-22). "Un souvenir fabuleux, jure Mazille. On ne pouvait pas s’empêcher de penser que ce club n’avait plus voulu de nous deux ans plus tôt… C’était une petite revanche. Ce jour-là, Jean Liénard m’avait dit : "Vous allez être champions de France !" Nous avions passé la troisième mi-temps au Coq hardi, le bar de Gilbert Brunat, en plein centre-ville de Grenoble. C’était la folie…"

1995, l’éternel regret

De cette période dorée, il subsiste des souvenirs, inévitablement. D’abord cette demi-finale 1995 si injustement perdue à Béziers contre Toulouse (16-9) après ce drop manqué de Deylaud et cet essai de Ntamack au nez et à la barbe de Nigel Geany, dont on ignore toujours un quart de siècle plus tard s’il était entaché ou pas d’un en-avant. "L’arbitre M. Daroque n’est jamais allé consulter son juge de touche, soupire Gilles Cassagne. Je croise souvent Émile Ntamack. Nous sommes souvent les étés au même camping. Honnêtement, il ne m’a jamais dit qu’il avait fait en-avant mais il ne m’a jamais dit non plus qu’il était sûr à 100 % d’avoir marqué. Cela veut bien dire quelque chose…" Une cicatrice ineffaçable dans la mémoire collective, qui supplante toujours en termes de vivacité la saison des trois finales, en 1996-1997. "Nous étions dans les tribunes du Parc après avoir remporté la petite finale contre Toulon et quand nous avons vu la manière dont Toulouse avait explosé Castres, on s’est dit que c’est nous qui devions être champions, prolonge Cassagne. Honnêtement, après cette déception, cela a presque été un tour de force que d’arriver en finale deux ans plus tard. Mais bizarrement, 1997 me laisse moins de regrets."

C’était Bourgoin-Joyeux
C’était Bourgoin-Joyeux

Drôle de paradoxe, en effet, qui veut que cette saison 1996-1997, ponctuée par trois finales (Conférence européenne, Coupe et championnat de France), pour un seul titre au bout, ne constitue pas la même frustration… "Je vais vous dire : si notre buteur Patrice Favre avait pu jouer les phases finales, je pense que nous aurions été champions. Malheureusement, il s’était blessé avant…", glisse Couturas. "Il s’était cassé un mollet en sautant pour attraper une de mes passes un peu trop haute, sourit Mazille. On avait terminé la saison avec Gilles Cassagne à l’ouverture et Nigel Geany qui dépannait dans le rôle de buteur." "Surtout, on tombe sur une grande équipe qui était une machine à gagner les finales, grince Raschi. Les gens vantaient le jeu toulousain mais ce soir-là, ils nous ont juste empêchés de jouer, portés par un grand monsieur sur le banc qui était Guy Novès, et un métronome sur le terrain en la personne de Christophe Deylaud."

Pourtant, à quelques minutes du terme, les Isérois, portés par une immense armée de supporters, collaient au score (6-6). Mais trop vite privés de Glas et avec un Leflamand diminué (avec une fracture du nez mal dissimulée sous un immense bandage et un casque), les Berjalliens donnèrent l’impression de ne pas vraiment croire en leurs chances, comme trop heureux d’avoir amené leur fidèle public ciel et grenat à Paris, après l’achèvement de la victoire européenne contre Castres (18-9). "On dit souvent qu’une finale se gagne ou se perd avant d’être jouée, et je crois que cela a été un peu le cas", pense Mazille. "J’en prends beaucoup pour moi, je n’ai pas su faire aborder aux joueurs ce match pour le gagner, estime Couturas. On s’est promis de tout faire pour y revenir; malheureusement, nous n’y sommes jamais parvenus. Pendant six-sept ans, ce fut une euphorie permanente, puis le club a commencé à manquer d’ambition…"

"Le club s’est laissé endormir…"

Le début d’une fin qu’on a finalement du mal à expliquer, tant le CSBJ ne parut jamais aussi riche que les saisons qui suivirent, constellées par les éclosions d’internationaux dans toutes les lignes : Lionel Nallet, Sébastien Chabal, Olivier Milloud, Julien Bonnaire, Pascal Papé, Julien Pierre, Jean Daudé, Alexandre Chazalet, Florian Fritz, Benjamin Boyet, Morgan Parra, Yann David, pour n’en citer qu’une partie… Pourtant, au contraire de celle de Marc Cécillon, aucune autre génération du CSBJ ne parvint à dépasser le cap des demi-finales. "En 1996-1997, il y avait un équilibre entre un bon entraîneur, des vieux briscards et des jeunes qu’on n’a retrouvé qu’une demi-douzaine d’années plus tard, lorsque Laurent Seigne dirigeait l’équipe des Nallet, Bonnaire, Papé, Milloud, etc. analyse Raschi. L’histoire s’est d’ailleurs répétée cette année-là contre Biarritz en demi-finale, où l’on blesse trop vite notre petit jeune talentueux, qui était Benjamin Boyet. Mais effectivement, on n’a jamais réussi à faire mieux."

C’était Bourgoin-Joyeux
C’était Bourgoin-Joyeux

"Peut-être parce que le rugby a changé, glisse Mazille. C’est devenu plus compliqué de rivaliser avec des clubs comme Toulouse, le Stade français ou Biarritz qui ne présentaient plus seulement une belle équipe mais un bel effectif. À Bourgoin, il y avait des joueurs épatants, de belles équipes mais peut-être pas assez fournies sur le banc pour aller chercher un titre. Le club s’est un peu laissé endormir, il a vécu sur ses acquis." Comme trop satisfait de lui-même, répétant en cela les erreurs et les mauvais comportements d’un passé pas si lointain. "Il faut se remettre en question dans ce sport et nous n’avons pas su le faire, souligne Cassagne. Comme nous étions en avance, le modèle a fonctionné à l’identique pendant une quinzaine d’années, avant d’être dépassé. Nous avons manqué trop de trucs." "En 2000, il y avait des moyens phénoménaux, jure Couturas. Mais c’est ailleurs que cela n’a pas marché… J’avais joué les marchands, trouvé des investisseurs mais la mairie n’a pas voulu suivre. Elle avait peur que l’on déménage. La perspective de voir Jean-Michel Aulas s’intéresser au CSBJ lui faisait peur. Il fallait de l’ambition mais la mairie a préféré ne pas suivre. Pourtant, je pense que nous étions dans le vrai."

Le symbole Cécillon

Comme si Bourgoin avait connu son âge d’or et atteint sans le savoir son plafond de verre jusqu’à sa chute qui survint en deux temps, quelques années après le drame Cécillon qui sonna symboliquement le début de la descente aux enfers en 2004, qu’il s’agit bien d’évoquer pour conclure, comme une parabole de la geste berjallienne. "Marc était arrivé en équipe première en 1976, à 17 ans, rappelle son ami Gilles Cassagne. C’était l’international de service, la figure de toute une ville. Mais lui aussi se laissait vivre… Il ne demandait qu’à être bien encadré et ce n’est qu’après l’arrivée de Michel qu’il l’a été." "Il a fallu que je le pousse, littéralement, parfois même un peu fort, soupire Couturas… Mais les faits sont là : quand je suis arrivé, il avait 33 ans. Il a finalement joué jusqu’à 38 ans et, dans l’intervalle, il est redevenu international au point de devenir capitaine du XV de France. Pas besoin de vous faire un dessin… Après sa carrière, il est arrivé ce qui est arrivé… L’alcool l’a tué ou, plutôt, c’est lui qui a tué dans un déchaînement de violence horrible, abominable. Ce qu’il a fait, on ne peut pas lui pardonner. Mais tout le monde l’a abandonné. Bourgoin l’a lâché, plus personne n’en parle. Il y a quelques saisons, j’ai été invité à une réunion d’anciens. On sentait que tout le monde faisait attention à ne pas l’évoquer, alors qu’il avait quand même joué vingt-trois ans ici. Alors, quand j’ai pris le micro pour un petit discours, je n’ai pas pu m’empêcher d’en glisser un mot. Lui pardonner, c’est l’affaire de chacun. Mais pour autant, on ne peut pas effacer ce qu’il a fait pour ce club. D’ailleurs, le CSBJ a chuté quatre ou cinq ans après le drame mais on peut se dire qu’il n’y a pas que du hasard dans tout cela. Ce sont des circonstances de la vie mais c’est impossible de ne pas y voir un parallèle. Le club ne s’en est jamais vraiment remis et si vous voulez le fond de ma pensée, la ville non plus." Grandeur et décadence, quand bien même une poignée d’irréductibles s’attache encore à rendre au club le lustre de son fabuleux passé…

C’était Bourgoin-Joyeux
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