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Partie 1 - Mias : « Être capitaine ça m'emmerdait, je préférais être leader »

  • Lucien Mias était le capitaine de l'équipe de France victorieuse sur les terres sud-africaines en 1958. Lucien Mias était le capitaine de l'équipe de France victorieuse sur les terres sud-africaines en 1958.
    Lucien Mias était le capitaine de l'équipe de France victorieuse sur les terres sud-africaines en 1958. Midi Olympique
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C’est chez lui à Aussillon, tout près de Mazamet, que nous a reçus l’ancien capitaine de l’équipe de France, leader incontesté de l’équipe de 1958 qui avait créé l’exploit en remportant la série de tests en Afrique du Sud. À 90 ans passés, Lucien Mias, alias Docteur Pack ou Papidoc, a toujours cette voix forte et ce goût de la joute oratoire. C’est un homme simple et génial, bienveillant et mordant, cultivé et sensible. Il est, pour toujours, une icône du rugby français. Retrouvez ici la première partie de son grand entretien.

 

On avait prévu de vous voir en septembre pour faire paraître votre interview le jour de vos 90 ans, le 28 septembre dernier, mais un drame vous a frappé. Comment allez-vous ?

J’ai perdu mon gendre d’une crise cardiaque. Ma fille, qui avait connu la mort brutale de sa propre fille, remonte doucement la pente. Moi, je refuse qu’on fête mes anniversaires car chaque année de plus me rapproche de la mort. Avant, on fêtait les anniversaires jusqu’à l’âge de vingt ans, jusqu’à ce que le petit devienne grand et parte au régiment. Après, plus du tout. Le jour de vos 100 ans, le président de la République venait vous rendre visite.

Comment vous sentez-vous physiquement ?

Comme avant. Sauf que j’ai une prothèse à un genou, une à chaque hanche, une pour le cœur qui fonctionne avec une pile. Pour me guérir de la cataracte, on m’a posé un implant à chaque œil.

Vous êtes refait à neuf…

Complètement. C’est comme ça qu’il est possible de vivre plus longtemps. Avant, passé un certain âge, on se contentait de mourir.

Vous marchez avec des cannes…

Oui, deux cannes. Et je suis le plus beau. J’ai décidé qu’il en était ainsi. Il faut bien se faire quelques plaisirs de temps en temps. Mes déplacements se limitent à aller du bureau aux toilettes, de la cuisine au séjour et du séjour à la chambre. Je suis bloqué ici, chez moi dans ma maison d’Aussillon avec Marie-Jo, mon assistante de vie, qui vient tous les matins et parfois l’après-midi. Je sors deux fois par semaine pour aller chez le kiné.

Cela vous peine-t-il d’être empêché dans vos déplacements ?

Non, ça me va très bien. Médecin, j’ai passé toute ma vie à gambader. Aujourd’hui, les généralistes s’arrêtent à 17 heures. Ceux de ma génération étaient une nuit sur deux dehors, à soigner la plupart du temps des œdèmes du poumon à cause de l’absence de diurétiques. À minuit, il fallait faire une saignée au malade pour qu’il revienne à lui. C’était un autre temps.

Vous donnez l’impression d’être encore intellectuellement très vif. On pourrait même dire que vous n’avez perdu ni votre mordant ni votre humour…
 

D’un point de vue cérébral, ce n’est pas trop mal même si j’ai quelques oublis. Quand un mot m’échappe, je râle et il revient. Il m’arrive de ne pas reconnaître certaines personnes. À cause de ça, parfois, j’ai l’air con.

À plus de 90 ans, on peut vous trouver des circonstances atténuantes…

Mais je n’en veux pas. Je suis un adulte âgé, pas un vieux. Si tu aides trop l’âgé, il devient vieux. L’âgé doit faire son boulot. Le mois dernier, on m’a mis une pile au cœur, il s’était arrêté subitement. Il devait en avoir un peu marre de moi.

Qu’éveille en vous cette période de pandémie liée au coronavirus ?

C’est un moment inconnu. Aucun de nous n’a jamais été confronté à cela, même moi qui suis né en 1930, plus de dix ans après la grippe espagnole, une pandémie responsable de quinze millions de morts dans le monde juste après la guerre de 14-18.

Et qu’en dit le médecin ?

Le monde est dans l’incertitude. On ne sait rien de ce putain de virus. Il a fallu souvent de nombreuses années pour trouver un vaccin et vaincre telle ou telle pandémie. Je pense à Pasteur, qui n’était pas médecin mais biologiste, il permit d’éradiquer la rage. Lui et quelques autres ont été les premiers à tester les vaccins qui n’avaient pas fait leurs preuves, ils furent vraiment gonflés. Là, c’est différent, il y a des intérêts financiers énormes autour de la découverte de celui-ci. Je sens comme une rude bataille.

Comment vivez-vous cette privation de liberté imposée par le confinement ?

Je suis libre dans ma maison. Je lis Le Monde quotidiennement. Grâce à mon ordinateur, je suis en contact avec plein de gens. Je me sens toujours obligé d’apprendre davantage et tous les jours.

Avant de devenir médecin, vous fûtes instituteur pendant quatre années. Pouvez-vous nous raconter l’histoire de ce parcours atypique ?

Mes parents ont eu trois garçons Les deux premiers sont allés au lycée. Et moi, le dernier, j’ai été envoyé par mon père, gendarme de son état, au cours complémentaire qui conduisait à l’école normale. Le paternel l’avait décidé, et à l’époque, on ne discutait pas les ordres.

Mais plus tard, vous avez changé de direction. Pourquoi ?

J’avais été marqué par le décès de ma mère à l’hôpital de Narbonne. Elle était morte dans une immense salle remplie de malades et entourée de sœurs d’une grande dureté. Elles tenaient l’hôpital d’une main de fer. Ces conditions de fin de vie me heurtèrent. J’en fus bouleversé. Voilà pourquoi je suis devenu médecin.

Vous avez pratiqué plusieurs métiers dans la médecine, de médecin généraliste à chef d’un service de gérontologie en passant par la rééducation fonctionnelle. Pourquoi avoir terminé par la gérontologie ?

Pour donner de la vie aux années et non pas le contraire. Mon équipe et moi avons mené une expérience du même type que celle qui a vu le jour dans les Landes, où a été créé le premier village Alzheimer.

Oui, un article paru dans Le Monde, en octobre, raconte cette expérience.

J’en ai lu la description en détail et ça me fait rêver. Il est question d’ouvrir seize ou dix-sept villages de plus en France. Rendez-vous compte, ce nouveau lieu fonctionne avec un soignant par malade. Quand je suis arrivé dans mon service, le quota était de 0,5. À force de taper sur la tête du directeur de l’établissement, le ratio est monté jusqu’à 0,7, mais pas plus. Ce nouveau village accueille aussi autant de bénévoles que de malades. Si je n’avais pas des problèmes pour être véhiculé, je m’y rendrais dès aujourd’hui.

Décider d’entreprendre des études de médecine à 24 ans fut, on l’imagine, un sacré challenge.

J’avais dit à Jean Fabre, le président de Mazamet, de me donner une bourse pour que je puisse reprendre mes études. Comme il avait de l’argent, il a acheté une maison à Toulouse, rue de la Balance, où ma famille s’est installée. Je n’ai pas payé de loyer pendant cette période. Le lieu était petit mais il nous allait. Les gens du quartier étaient surpris de voir le deuxième ligne de l’équipe de France enfourcher son vélo pour se rendre tous les matins à l’hôpital Purpan. Puis, j’y suis allé en mobylette. On ne roulait pas sur l’or.

Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

Je me suis régalé. Je n’ai jamais été trop mal classé dans mes examens. J’aurais pu faire mieux si j’avais disposé du vocabulaire d’un fils de médecin, pas de celui d’un enfant de gendarme. Cet avantage vaut pour toutes les professions. J’étais face à un barrage, alors je me suis jeté sur le dictionnaire.

Vous croyez à cette forme de déterminisme familial…

Il est important quand on veut décrocher des diplômes. J’apprécie que les études de médecine aient été réformées et qu’une première partie puisse se dérouler en trois ans. C’est à ce moment-là que les neurones connectent. Pour réussir dans cette discipline, il faut mémoriser sans cesse, ça m’a fait le plus grand bien. Seulement, j’ai dû stopper ma carrière en équipe de France mais je jouais toujours avec Mazamet et aussi en universitaire.

En 1959, lors un match disputé avec votre faculté, vous avez été blessé alors qu’une rencontre se profilait en Angleterre, décisive pour la victoire dans le Tournoi. Bizarre.

Oui, je me suis esquinté un genou à trois jours de ce match. La presse parisienne s’était déchaînée : « Comment pouvait-on s’aligner dans un match universitaire si près d’une rencontre si importante à Twickenham ? ».

Vous étiez capitaine de cette équipe, votre forfait tomba très mal…

Capitaine, ça m’emmerdait. Je préférais être leader. Il fallait que je fasse les discours d’après-match, je n’aimais pas ça, alors je les écrivais. J’ai toujours travaillé de la sorte. Je suis un homme de la troisième République.

Leader vous l’étiez aussi dans votre service, et un peu mandarin aussi ?

Pas du tout. Dans ce service de longue durée, on jouait en équipe. La clé de la gérontologie comme en rugby, c’est le groupe.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est un service de longue durée ?

À Aussillon, c’était un mouroir. On y soignait les gens âgés mais rien n’exaltait à la vie. Les malades atterrissaient là car leur maison manquait le plus souvent de confort et leurs enfants n’étaient plus présents pour les accompagner jusqu’au bout. En arrivant dans ce service, j’ai dit qu’il fallait que ça change.

Le changement ne se décrète pas comme ça.

Les premiers quinze jours n’ont pas été simples. Au début, la surveillante disait que je foutais le bordel. Les soignants faisaient bien leur métier mais rien de plus. Je me suis attaché à transformer l’équipe, j’ai introduit des activités pour que les malades puissent conserver intact leur cerveau, et leurs jambes.

Et ça a marché ?

On courrait le risque de se casser la gueule. Ensemble, nous avons créé un nouveau lieu de vie. Des soignants sont venus d’un peu partout pour voir à quoi ressemblait notre service. Il n’y avait rien d’exceptionnel et nos idées ont été reprises par d’autres. Je me suis rendu compte que les médecins étaient les premiers à freiner, à ne pas vouloir évoluer. Parce qu’à l’idée de chanter, oui de chanter, avec leurs patients, ils tournaient des talons. Alors je demandais à les recevoir avec leur équipe et le courant passait mieux.

Quelle était votre fonction ?

J’étais gérontologue, pas gériatre. Je m’occupais de ce tout ce qui avait un rapport à la vie. Le président du Conseil général et le préfet du Tarn sont venus dans notre service pour voir de près cet énergumène qui mettait de la vie aux années... Nous prenions réellement en charge ce vieillissement. Pour moi, il était hors de question de laisser vieillir complètement cons tous ces malades.

Vous avez vous-même été touché par les effets du vieillissement.

On m’a mis à la retraite d’office à 67 ans. Je ne voulais pas partir. J’ai 90 ans et cela fait 23 ans que j’ai quitté cette activité. La retraite à 60 ans est une connerie. Il faudrait la prendre à 20 ans pour partir voir le monde avec des jambes et un cerveau en excellent état. Après, chacun pourrait travailler le plus longtemps possible. La retraite, c’est quoi ? Se mettre en retrait en coupant tout contact social ou professionnel, ça ne me plaît pas. La retraite a été créée en 1945, à une époque où l’on mourrait très jeune.

Les patients mourraient-ils plus tardivement dans votre service ?

Non. Ils vivaient, puis un jour ils mourraient. Mais ils vivaient mieux. Je n’acceptais pas qu’une personne puisse mourir psychologiquement avant l’heure. Avant, on laissait les vieux décrépir, avec juste une écuelle pour manger. J’ai mis de l’enthousiasme dans ce service car il faut de l’enthousiasme en toute chose. Il faut toujours bander pour quelque chose ou pour quelqu’un.

Quand Lucien Mias entre quelque part, dans un vestiaire comme dans un service de santé, il faut s’attendre à le voir bousculer l’ordre établi.

C’est tout à fait mon genre. Dès 1987, j’ai fait installer des «Mac» dans le service, les premiers du genre. C’était aussi l’idée de mon fils. Tous pouvaient s’y connecter. Pour l’épanouissement de chacun, c’était formidable. Aidée par ce nouvel outil, l’aide soignante devenait la reine du monde. Elle accédait à tout un tas de connaissances.

Sur vote site, « papidoc », vous parlez de vieillissement immérité et de surcroît. De quoi s’agit-il ?

Ceux qui sont entourés par la vie restent jeunes. On s’en est rendu compte à l’issue du premier confinement. Les personnes âgées qui n’avaient pas vu leurs enfants, leur fratrie, pendant longtemps sont tombées dans une sorte de léthargie, certaines sont mortes. Ce vieillissement immérité et de surcroît, on en sort quand des contacts sont noués ou renoués. Évoquer le temps qu’il fait ou la future récolte des tomates aide à cela.

Dans votre service avez-vous réussi à repousser les effets dévastateurs de la maladie d’Alzheimer ?

Non. En travaillant, en lisant Le Monde tous les jours, en m’intéressant à tous les problèmes de notre époque, je maintiens mon cerveau en activité. La maladie d’Alzheimer tombera sur des gens qui n’ont pas fait un travail cérébral conséquent. Les troubles peuvent venir de loin. Il est bon de continuer à se former et à se stimuler à tout âge.

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