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Le dernier saut de Bastiat

Par Jérôme Prévot
  • Jean-Pierre Bastiat lors d'un entraînement à Auckland en 2011
    Jean-Pierre Bastiat lors d'un entraînement à Auckland en 2011 Amandine Noel / Icon Sport - Amandine Noel / Icon Sport
Publié le Mis à jour
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Numéro 8 du grand Chelem en 1977, ambassadeur d’un certain art de vivre à la dacquoise. Jean-Pierre Bastiat nous a quittés. Il était un sauteur hors-pair, un conteur délicieux, un vrai troubadour colossal de l’ovale.

La nouvelle nous aura frappés directement à l’estomac. On a pensé à sa maman aussi, 98 ans, qui l’aura vu partir avant elle. On n’aura donc plus droit à sa gouaille, son goût pour les récits épiques en tous genres et sa maîtrise étonnante du patois, la langue son enfance qu’il parlait même devant les caméras. Jean-Pierre Bastiat, le colosse de notre enfance, s’en est allé, peut-être à grandes foulées, comme il le faisait sur les terrains des années 70. À Dublin en 1977 par exemple pour l’essai du grand chelem, 25 mètres en solo servi par Alain Paco et un plongeon plein d’allégresse dans l’herbe grasse.

Avec nos yeux de l’innocence, on le percevait comme une sorte de surhomme, un rugbyman total. Il avait un gabarit de titan, 1 mètre 99 pour 110 kilos, il portait les ballons et il sautait en touche comme personne, à deux mains dans une attitude triomphale. Mais on l’avait vu sur notre téléviseur passer des pénalités de 45mètres dont l’une en finale du championnat avec Dax contre Tarbes en 1973. On a longtemps gardé dans les méandres de notre mémoire, une image incroyable, Jean-Pierre Bastiat en pleine extension, comme un gardien de but ou un pivot de NBA qui « arrête » une pénalité adverse en hissant ses paluches juste au-dessus de la barre transversale. On a fini par confirmer ce souvenir fugace, Jean-Pierre Bastiat aurait bien réussi cet exploit, au moins une fois. C’était à Carcassonne en 1977, avec l’aide de ses coéquipiers qui l’avaient soulevé de terre, le coup de l’ascenseur que les règlements de l’époque permettaient.

Avec les mains et avec les pieds

Il était né à Pouillon en Chalosse en 1949 et il avait commencé le sport par le basket. L’US Dax le repéra bien vite, Pierre Albaladéjo vint le superviser, sa masse et ses facilités ballon en main firent le reste. Il se retrouva en équipe de France dès décembre 1969 à 20 ans contre la Roumanie. À Dax, on le décrivait alors comme un jeune fantaisiste, un peu inconstant qui ne se privait de rien. Jean-Pierre Bastiat n’était peut-être pas un athlète au sens où on l’entend aujourd’hui, mais il allait vite, à pas de géant, il ne jouait pas délibérément les percussions comme les numéros 8 d’aujourd’hui, mais il savait se servir de sa masse qui le rendait difficile à terrasser. Selon les canons de l’époque, il fut d’abord utilisé en deuxième ligne comme ses mensurations semblaient le commander, même s’il préférait le jeu de ballon au « farnac » pur et dur. Dans le rugby d’aujourd’hui, il serait peut-être resté dans la cage, dans un style à la Richie Gray mais à son époque, les sélectionneurs voulaient avant tout des deuxième ligne tracteurs.

En 1977 par exemple, Imbernon et Palmié étaient clairement au-dessus de Jean-Pierre Bastiat dans ce rôle d’hommes de devoir. Mais Jacques Fouroux et les « hommes de terrain » ne pouvaient pas se passer des qualités du Dacquois alors au sommet de son potentiel avec une équation puissance-adresse sans égale. Le rayon d’action de la troisième ligne s’en trouvait un peu limité forcément, mais Jean-Pierre Rives et Jean-Claude Skrela étaient là pour combler le déficit. Après son essai de 1977 catalyseur du grand chelem, il avait connu la plus belle fête de sa carrière. Il nous avait narré un jour les stations à Temple Bar, aux Trois Soleils d’Orly, Chez Castel, rue de la soif, le pied de cochon aux halles. « Nos femmes avaient perdu notre trace », aimait-il rappeler.

Jean-Pierre Bastiat lors de Dax - Bayonne en 1979
Jean-Pierre Bastiat lors de Dax - Bayonne en 1979 MIDI-OLYMPIQUE - PHOTO ARCHIVES

Un conteur hors pair

De toute façon, au moindre coup de fil, il se montrait intarissable et impayable sur tous les sujets, sa propre carrière ou celle des autres. La fameuse bagarre de 1971 à Durban, il nous l’avait narrée tel un reporter de guerre : « L’épisode fut long ! Pieds, poings, tout était admis. Et il ne valait mieux pas tomber, c’était ça l’objectif : interdit de se retrouver par terre. On tâchait de rester dos au mur et de distribuer comme ça. Ce n’était pas comme les bagarres d’aujourd’hui un peu aseptisées où on se pousse, on se met une main sur la poitrine. » Il aimait rappeler que ce jour-là, son mentor Benoît Dauga lui avait littéralement sauvé la vie : « Ils montent une chandelle. Elle est pour ma pomme, je la prends en reculant et je tombe au sol. Malheur, j’entends le bruit des crampons qui frottent le gazon. J’évite la première vague. Je me retrouve de dos, je me retourne, et je vois le 48 de Frick Du Preez, qui m’avait manqué mais qui était prêt à me rechoper férocement au retour. Et là, miracle, Benoît Dauga arrive et le saisit par le colback… Il m’a sauvé la vie, j’aurais dû avoir une stèle sur ce terrain. » Très récemment, il nous avait parlé de Jean-Pierre Lux, son centre plein de classe, sans se douter qu’il suivrait son ex-coéquipier d’aussi près.

Jean-Pierre Bastiat lors d'une opposition entre France A et France B en 1973
Jean-Pierre Bastiat lors d'une opposition entre France A et France B en 1973 MIDI-OLYMPIQUE - PHOTO ARCHIVES

Le geste controversé de 1973

Sa verve et sa langue bien pendue n’avaient peut-être pas que des côtés positifs évidemment. Disons qu’il n’avait pas tendance à apaiser l’atmosphère quand les débats étaient âpres, les petites chicanes faites pour déstabiliser l’adversaire ne lui faisaient pas peur. Un rapide questionnaire à la ronde nous a montré qu’une image lui collait à la peau. Sa provocation de la demi-finale Dax - Béziers de 1973, Jean-Pierre Bastiat avait réussi une interception meurtrière, pour aller seul à l’essai, à une encablure de la ligne, il n’avait pu s’empêcher de narguer les adversaires lancés à ses trousses en leur montrant le ballon d’une main. Ce geste (qu’il destinait à Cantoni) n’avait rien de très chevaleresque. Il fit même scandale sur le moment, comme une affreuse entorse aux règles de la chevalerie. Pire qu’un bourre-pif en pleine face.

Jean-Pierre lui-même le jugea par la suite totalement déplacé, il le vivait comme une tâche dans son parcours si florissant. Ce jour-là, Dax s’était imposé 23-3 à la surprise générale. Cette faute de goût, Jean-Pierre la paya une semaine plus tard en perdant la finale face à Tarbes, la dernière des Dacquois à ce jour. Un échec qu’il vécut douloureusement, il n’avait pas su redresser la barre en cours de match en changeant la stratégie de l’USD. Ça non plus, il ne se le pardonnait pas. Mais au moment de lui dire au revoir, on préfère se rappeler un autre de ses gestes, en 1978 sur une pelouse gelée. Par téléviseur interposé, il nous enseigna le concept de « 89 » en mettant un Jérôme Gallion insolent de santé sur orbite pour un essai décisif contre l’Irlande.

Cette passe, elle nous a mis du baume au cœur dans un moment difficile, elle nous a aussi encouragés à s’intéresser à la genèse d’un essai après avoir applaudi sa réalisation. Ce fut son seul Tournoi comme capitaine, il se blessa à l’automne suivant et stopa sa carrière finalement très jeune. Il commença donc sa carrière d’ancien très tôt, ex de 77, Barbarian bon teint.
Mais Jean-Pierre Bastiat, ce n’était pas que ça, pas que le rugby stricto sensu, c’est aussi pour ça qu’on l’aimait. Il incarnait Dax, Babylone d’un certain rugby qui n’existe plus. celui qu’on pratiquait sans se priver des plaisirs de l’existence. « Ni de la réussite sociale, c’était notre spécilaité à Dax et Jean-Pierre fut l’un des plus forts dans cet exercice. Son cabinet d’assurance était l’un des plus gros d’Aquitaine », ajoute Pierre Albaladéjo. Dans sa vie, il y avait aussi la politique, la vie associative, la chasse qui lui fit même un jour manquer un entraînement en tournée en Argentine. Ferrasse l’avait réquisitionné pour aller taquiner le lièvre. Qui sait maintenant qu’il est au ciel, il peut admirer les vols de palombes vus du dessus.
 

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