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«La vie en noir» : portrait de Jerome Kaino, des faubourgs d'Auckland au toit du monde

  • Jérome Kaino espère terminer son immense carrière sur un titre européen. Jérome Kaino espère terminer son immense carrière sur un titre européen.
    Jérome Kaino espère terminer son immense carrière sur un titre européen. Icon Sport - Icon Sport
Publié le Mis à jour
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Avant de devenir un double-champion du monde all black aux 81 sélections, puis un champion de France avec le Stade toulousain, Jerome Kaino a connu une jeunesse tourmentée, parfois dangereuse dans les faubourgs les plus défavorisés d'Auckland. En 2018, juste avant de rallier Toulouse, il nous avait reçu au centre d'entraînement des Auckland Blues pour nous conter son histoire.

Le nouveau centre d’entraînement des Blues peut bien être flambant neuf, il demeure sans prétention. Posé au sud d’Auckland, sur la très passante Manukau road, il mange sur les terrains de l’Auckland trotting club, prestigieux hippodrome de la capitale économique de Nouvelle-Zélande. Un logo sur la façade, pas de faste et des locaux rapidement accessibles, pour peu qu’on décline son identité à l’entrée.

Jerome Kaino avait donné rendez-vous ici, le 12 juin 2018 en début d’après-midi, entre les tests-matchs qu'avaient disputé les Bleus à Auckland puis Wellington. La légende des Blues, dont les photos recouvrent les murs du centre d’entraînement, n'était déjà plus concernée par ces échéances internationales. « Je les regarde, tout de même ! Quand on a été All Black, on ne fait jamais complètement le deuil. À l’Eden Park, les Blacks ont joué une belle deuxième période, non ? »

À 35 ans, Kaino avait longtemps espéré garder un premier rôle dans la comédie noire, jusqu’à la Coupe du monde 2019. L’âge et la concurrence qui poussait, avec Liam Squire et Vaea Fifita, en avait décidé autrement. « J’ai d’abord compris seul que je n’en serai pas. Je sentais mon statut changer, la concurrence me déborder. J’en ai donc discuté avec Steve Hansen (sélectionneur de la Nouvelle-Zélande, N.D.L.R.). Cela n’a été qu’une confirmation : pour moi, l’heure était venue. » Celle de rendre le maillot noir, qui n’appartient qu’à l’histoire et jamais aux hommes qui l’ont fait si grand. L’heure de venir en Europe, aussi, où il avait choisi d’installer sa nouvelle vie dès l'automne.

Avant de découvrir Toulouse, Kaino avait accepté de retracer les lignes de son itinéraire souvent tourmenté, de son enfance dans les quartiers défavorisés de l’extrême sud d’Auckland, vers la profusion d’une vie de All Black. Jusqu’à la gloire.

 

« Je ne compte plus le nombre de fois où ils nous ont cambriolés »

Jerome Kaino n’est pas né Néo-Zélandais. Comme beaucoup d’habitants d’Auckland, il vit le jour aux Samoa. Avec une particularité : c’est à Tutuila, du côté des Samoa américains, que Velonika et Sa Kaino ont mis au monde Jerome, troisième d’une fratrie de six. Ce n’est qu’à quatre ans qu’il rejoint la terre néo-zélandaise, d’abord accueilli par un oncle expatrié. Il fuyait au passage ce destin de militaire qu’on promet à tous les jeunes hommes de l’île.

Jerome Kaino s’établit donc à Papakura, dans l’extrême sud d’Auckland. Sur le papier, ça fait rêver : la mer à quelques foulées, le calme de la verte campagne toute proche et "Auckland CBD", le centre-ville, à portée de taxi. Le quotidien n’était pourtant pas meublé de cet apaisement. « Nous n’étions pas pauvres, parce que nous ne le ressentions pas ainsi. Nous étions justes une famille qui avait besoin d’aide. Quand j’y repense, je vois beaucoup de barrières entre moi, enfant, et une carrière de rugbyman à succès » confiait-il en 2015, dans son autobiographie sobrement intitulée « My story » (Mon histoire) et écrite en collaboration avec Patrick McKendry, journaliste au New Zealand Herald.

Kaino mesure mieux, aujourd’hui, le chemin parcouru. « Cela nourrit ma fierté de voir d’où je suis parti et où je suis arrivé. Dans ces quartiers pauvres, le rugby est une chance de s’en sortir, un ascenseur social en version accélérée. Mais il y a tant de candidats et si peu d’élus… Pour les autres ? Certains de mes amis d’enfance sont aujourd’hui établis à Auckland ou Sidney, et bossent dans la finance. Pour d’autres, l’histoire est moins rose. Certains ne sont plus là pour en parler. Quand on grandit dans ces quartiers, pour s’en sortir, il faut une grande volonté, un bon entourage. Et une part de chance. »

À Papakura, Kaino a tardé à découvrir le rugby. Sa pratique est interdite à l’école, car trop sujette à déclencher des bagarres à l'issue parfois dramatique. Kaino, enfant maigre bien que déjà grand, se prend alors d’amour pour le cricket. « J’adorais ça. Avec d’autres gamins du quartier, on jouait sur Maurice street, un cul-de-sac au goudron délabré. Ça évitait de trop s’abîmer les genoux. Moi, je me prenais pour « Fanie » de Villiers ou Curtly Ambrose, deux des lanceurs les plus rapides des années 90. »

Tous les copains du quartier grandissent, et expérimentent bientôt la réalité de leur cadre de vie. « Très vite, dès l'adolescence, nous avons découvert ce qu’était une Tinny house : une maison où on peut acheter de la drogue. À Papakura, tous les gamins savaient que, quand une paire de chaussures était suspendue aux fils électriques qui traversent la chaussée, c’est qu’il y avait une Tinny house dans le coin. Ce n’est pas une légende urbaine. Bizarrement, chez nous, il y avait beaucoup de paires de chaussures suspendues, un peu partout dans le voisinage. »

Le quotidien des enfants Kaino est celui-ci. Fait de drogues, de nuits dehors et de cambriolages à répétition, qui deviennent d’une banalité désarmante. « Je ne saurais pas vous dire combien de fois c’est arrivé. C’était tout le temps ! Mon père ne s’énervait même plus. Les mecs cassaient un carreau ou forçaient la porte, prenaient la télé, le magnétoscope et souvent un peu de nourriture. Ce n'était pas grand-chose, mais c’est tout ce que nous avions. Et ils disparaissaient. » Sans que la police, prévenue à chaque fois, ne leur mette jamais la main dessus.

Sorti des quartiers, passé du rugby des universités au club d’Auckland RU, de l’ITM Cup au Super Rugby et, enfin, intronisé officiellement All Black le 10 juin 2006 face à l’Irlande, Jerome Kaino a changé de vie au milieu des années 2000. Il tourna le dos aux galères et devint une star. Il a aussi rencontré Diana Breslin, avec qui il se maria en 2011. « Di », comme il l’appelle, est restée à ses côtés malgré l’épisode de l’adultère à Sydney, avec un top model australien, en août 2017. Le genre d’histoires privées et qui devraient le rester. De l’autre côté de la planète, la relation extra-conjugale s’affichait à la une des journaux. Sans pudeur aucune. Et Jerome Kaino, libéré de ses obligations de All Black le temps de régler ses affaires personnelles, dut s’expliquer publiquement.

 

Célébrité, sexe et alcool : l'autre vie d'un All Black

Au pays de la délation encouragée, des mœurs rigides et du « faites ce que je dis, pas ce que je fais », l’idole des Blacks s’est pliée à un exercice d’auto-flagellation médiatique sérieusement irréel. « Di est fabuleuse, la plus belle femme et la plus belle personne du monde. Elle m’a assisté dans toutes mes erreurs. Je l’ai blessée tant de fois, mais elle est toujours restée. » commentait-il alors.

Jerome Kaino, garçon adorable, bien éduqué et d’une bienveillance rare, n’est pas un surhomme. Ce qui impose des démons. Celui de l’alcool, par exemple, dont il parle librement. Et qui vint à lui en même temps que la célébrité du rugbyman professionnel, bientôt All Black. « Je n’ai jamais bu la veille d’un match. Le soir après le match, en revanche, c’était habituel. J’imagine que ça fait partie du rugby. Mais c’est devenu plus embarrassant lorsque je me suis mis à sortir en milieu de semaine, en pleine préparation des matchs. » Les sorties du mardi sont rapidement devenues une habitude. « Le mercredi, c’était jour de repos. On en profitait donc, avec quelques coéquipiers, pour aller faire un tour en ville, la veille. »

Direction Parnell, quartier étudiant du nord-est d’Auckland, à proximité immédiate du centre-ville. Là-bas, un bar jouxte un autre bar, lui-même coincé entre un night-club et un fast-food de nuit. Les tentations sont nombreuses, les excès aussi. « On quittait discrètement L’Heritage (hôtel où logent les All Blacks, quand ils sont à Auckland) par petits groupes, pour ne pas se faire prendre. On partait toujours en se disant : « quelques verres et on rentre. Minuit max. Cette fois, pas question de rentrer tard. » Mais des copains des Blues, les plus bringueurs, nous rejoignaient ensuite. Également quelques jeunes de mon université (Saint Kentigern College) qui débarquaient dès la fin de leur entraînement. » Kaino était déjà All black, statut suprême en son pays. Au bar, il était traité comme tel. « On connaissait un des propriétaires, qui nous ouvrait le bar. Tout le monde buvait ce qu’il voulait, sans payer. Pour lui, le deal était gagnant : notre présence lui ramenait du monde. Vers 23 heures, la foule arrivait et commençait à danser. Notre piège se refermait. » Fermeture du bar, direction le centre ville d’Auckland et ses boîtes de nuit qui ne ferment qu’au petit matin, à 7 heures. « Généralement, on faisait la fermeture. »

De ces épisodes nocturnes, Kaino a certainement gardé de grands souvenirs, quelques fous rires et plusieurs maux de tête. Il a aussi, un temps, failli perdre tout ce qui faisait de lui cet être à part. « Je me croyais invincible, mais il ne fait aucun doute que ces excès affectaient mes performances. Jusqu’à provoquer des blessures. » Témoins de la dérive, les plus anciens des Auckland Blues le convoquent devant le conseil des sages, présidé par Carlos Spencer. Kaino se fait alors secouer, jusqu’à l’exclusion de plusieurs matchs, sur décision interne. « Mais je ne comprenais toujours pas où était le mal. J’avais simplement l’impression que ces soirées, excessives, faisaient partie de la vie normale d’un All Black. J’aimais la manière dont les gens me regardaient, quand je sortais dans les bars. C’est tout le danger de cette bête qui me rongeait. » Pour le ramener sur terre, Graham Henry, son sélectionneur, s’y collait également, l’éloignant du maillot tout noir à plusieurs reprises. Sans grand succès. Keven Mealamu, son meilleur ami et talonneur aux 132 capes, n’y parvenait pas non plus.

C’est finalement son épouse, Di, qui aura le dernier mot. « Elle est rentrée furieuse d’un voyage aux Fidji. La première chose qu’elle m’a dite, c’est que je n’étais plus utile à personne. C’était violent. Cette année 2008 restera douloureuse pour moi. Mais c’est aussi celle qui m’a sauvé. Une année plus tard, ma petite Milan est née. Elle a tout changé. » Jerome Kaino est aujourd’hui assis sur 81 sélections pour la plus grande nation au monde, un double champion du monde (2011, 2015), champion de France (2019) et rêve d'un premier sacre européen pour conclure sa carrière.

Il est aussi le fier père de trois enfants. Un homme apaisé, surtout, qui terminera bientôt sous le maillot toulousain son immense carrière. « On parle souvent des Sudistes qui viennent en Europe pour l’argent. Cela compte, bien sûr, il ne faut pas mentir. Mais ce voyage, je l'ai fait pour mes enfants. J’espère qu’ils en sortiront plus forts. »

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