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Tournées de galère : orage de fin du monde et grêle de coups aux USA (1991)

Par Jérôme PRÉVÔT
  • Serge Blanco, capitaine, avec Jean-Marie Cadieu (Toulouse) et les terribles Béglais Philippe Gimbert et Serge Simon.
    Serge Blanco, capitaine, avec Jean-Marie Cadieu (Toulouse) et les terribles Béglais Philippe Gimbert et Serge Simon. Photo DR
Publié le Mis à jour
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Au plus fort de la grande crise fédérale, le XV de France fit une tournée très agitée aux États-Unis, en 1991. Il fallait avoir le cœur bien accroché pour y participer et pour en parler !

On vous la fait courte. Les années 1990-1991 furent le théâtre de la plus terrible guerre civile de l’Histoire du rugby français. Un sélectionneur, Jacques Fouroux, qui démissionne pour déboulonner son père spirituel, Albert Ferrasse, lequel réplique au Brutus en faisant alliance avec le Toulousain Jean Fabre, son opposant historique. On passe les péripéties en tous genres, alliances, chicanes et retournements. Au milieu de toutes ces chausse-trappes, il y avait juste une Coupe du monde à préparer. Et personne n’avait planifié sérieusement cette préparation.

La pagaille était telle que c’est un homme de l’ombre qui était venu prêter main-forte. Homme d’affaires très prospère, Serge Kampf participa au financement des trois mois de préparation. C’est aussi lui qui payerait les primes des joueurs à la fin du Mondial, ces récompenses officieuses promises mais que la crise fédérale rendaient hypothétiques chaque jour un peu plus. Il fallait aussi s’occuper de cette mini-tournée aux États-Unis, en plein mois de juillet. Deux semaines dans les montagnes rocheuses, quatre matchs à Denver, Vail et Colorado Springs (deux fois).

Pour bien saisir le côté extravagant de l’époque, il faut comprendre que le XV de France était entraîné depuis janvier 1991 par un duo inattendu : Daniel Dubroca et Jean Trillo. Deux hommes qui n’avaient pas de mauvaises relations, mais qui n’avaient pas de trajectoire commune. Dubroca était réputé proche de Ferrasse, Trillo devait sa place à une idée un peu machiavélique de Jacques Fouroux. Jeune retraité, capitaine du Mondial 87, Dubroca avait joué avec une bonne partie des sélectionnés, Jean Trillo était d’une autre génération. Celle des grands centres des années 60-70.

En plus, le demi de mêlée stratège Pierre Berbizier (56 capes) avait été écarté après le Tournoi. Il ne s’entendait pas avec Daniel Dubroca ni avec Serge Blanco, le capitaine, mais il avait les faveurs de Jean Trillo qui aurait souhaité son retour in extremis pour le Mondial. Le véto serait inflexible, « Berbize », 34 ans, personnalité clivante, ne jouerait pas la Coupe du monde. Et pour couronner le tout, voilà un nouveau club sacré champion de France, Bordeaux-Bègles, entité atypique avec son pack de fer, ses grandes gueules, ses provocateurs et des distributeurs. Vincent Moscato, Philippe Gimbert, Serge Simon avaient donc débarqué dans le groupe, un peu comme des chiens dans un jeu de quilles, d’abord pour un Roumanie-France puis pour ce périple en Amérique. Ils n’étaient pas du genre à passer inaperçus. On les voyait comme des jeunes loups prêts à tout bouffer.

En fait, tout était sous-tendu par la crise fédérale ; en plus, Jean Fabre, vainqueur des élections, avait maintenu Albert Ferrasse à la présidence pendant six mois par bonté d’âme. Il en résultait des doublons manifestes, Michel Crauste (fabriste) avait été nommé directeur de la tournée au dernier moment, poste que croyait occuper Henri Fourès (Ferrassien).

Cette tournée dans les montagnes rocheuses, nous l’avions suivie avec gourmandise dans le Midi Olympique. Le regretté Jacques Verdier en fut un témoin direct. Il fut aux premières loges pour rendre compte des tensions extrêmes qui agitaient ce groupe. Ce n’était pas une situation confortable pour lui, puisqu’il voyageait et logeait avec l’équipe.

Le Midi Olympique surtitra ainsi : « Grêle de coups à l’entraînement ». Difficile de mieux planter un décor. Sur la pelouse de Colorado Springs, on vit Philippe Gallart, pilier de Béziers, assener un coup de tête à Philippe Marocco, pilier ou talonneur de Clermont après une entrée au bélier. On vit Abdelatif Benazzi rester au sol après un regroupement. Coups de genou, crampons qui traînent. Plaquages hauts comme des défis, les yeux dans les yeux. « Arrêtez le massacre », avait écrit Jacques Verdier.

Regards tendus, mâchoires serrées. Ce n’était plus un entraînement, plutôt un concours d’ego au sein d’un groupe clairement coupé en deux. Daniel Dubroca, avec son amabilité coutumière, parle de tout cela avec recul : « Cette tournée n’est pas forcément un mauvais souvenir. Disons que les entraînements avaient plus d’intensité que les matchs. Les Béglais arrivaient, et le trio Ondarts-Marocco-Lascubé voulait garder sa place. Mais il est faux de dire qu’avec Jean Trillo, nous n’avions pas les mêmes idées sur le rugby. Je venais quand même d’Agen, un club qui attaquait, non ? Je n’ai jamais eu de regrets d’avoir pris les Béglais. D’ailleurs, Gimbert a fait la Coupe du Monde et Serge Simon aurait pu la faire... »

Deux matchs comme des westerns

Mais Daniel Dubroca reconnaît qu’il avait dû sévèrement recadrer ses hommes après les mini-bastons. À l’époque, ça donnait ceci : « Je conçois qu’on ait envie de montrer qu’on est meilleur que l’autre. Je peux concevoir des plaquages sévères, des poussées très fortes mais je ne peux pas tolérer ce qu’il s’est passé lundi. J’ai prévenu les joueurs: « si vous continuez, vous pourrez aller vous entraîner ailleurs. » Jean Trillo avait enchaîné : « Il faut arrêter tout cela. C’est un mal français que l’on retrouve sur le terrain et qui finira par nous nuire considérablement. » 

Si la rudesse et la férocité étaient la norme aux entraînements, elles n’allaient pas disparaître le jour des matchs. Les entraîneurs avaient confié leur désarroi après la révision des deux premiers matchs, le premier test de Denver et le match contre les Eagles B à Colorado Springs : deux matchs comme des westerns. Un festival de mauvais gestes, coups de poing par-derrière, agressions au sol, coups de genou. « Indéfendable » commenta Jean Trillo. « Tel quel, on a l’équipe la plus conne du monde », compléta un dirigeant anonyme. Serge Simon avait montré de quel bois il se chauffait à un adversaire dans un regroupement. Le malchanceux était, paraît-il, avocat dans le civil et se mit dans la tête de continuer le combat au tribunal…

Tous les témoignages convergent. L’équipe était coupée en deux. Une partie se sentait proche de Daniel Dubroca et de Serge Blanco. Plutôt les anciens, évidemment : Champ, Ondarts, Marocco, Sella. Jean Trillo avait la confiance des Béglais, des Racingmen (Mesnel, Lafond, Cabannes, Blond), de Cadieu, de Gallart et de Saint-André. Deux hommes avaient confié le même jugement au journaliste témoin : « Une semaine de plus et tout allait exploser. » Il s’agissait du pilier Pascal Ondarts et d’un jeune ailier-centre, Philippe Saint-André.

On pouvait aussi lire ces lignes dans Midi Olympique : « La liste des 26 est en grande partie déjà faite. Elle pourrait être remise en cause pour deux raisons que l’on juge capitales. Deux clans se sont dessinés aux USA. Il paraîtrait inconcevable que les hommes de terrain n’en tiennent pas compte et ne se soucient, au moment des choix, que de la valeur intrinsèque des éléments disponibles. L’autre raison, c’est l’éternelle absence d’un leader susceptible de guider le jeu. »

Serge Simon libéré pour partir au Tibet

Ceux qui l’ont oublié peuvent, à travers ces mots, mesurer l’importance tactique et la science du jeu de Pierre Berbizier. Il l’avait encore prouvé durant le Tournoi 1991 et Jean Trillo en était bien conscient, mais ses efforts de persuasion resteraient vains jusqu’au bout. Berbizier ne reviendrait pas. Trente ans après, Trillo se souvient : « Oui, il y avait un problème personnel entre Daniel Dubroca et Pierre Berbizier et j’étais en porte-à-faux. C’est vrai que j’appréciais Berbizier. Il avait la culture du rugby, des qualités humaines et des qualités d’engagement. C’était le rugby tel que je le concevais. »

À quarante-cinq jours de la Coupe du monde, ce XV de France n’avait donc pas de « patron » tactique. Pour combler ce manque, on citait le demi de mêlée de Narbonne Henri Sanz, 10 sélections, très fort pour commander les avants. Mais il n’était pas de cette tournée. Louis Armary, pilier de Lourdes, mais blessé. Certains imaginaient même le débutant Serge Simon prendre les clés du camion. Il avait notamment tapé dans l’œil de Jean Fabre, séduit par son envergure intellectuelle. Il faut quand même se souvenir que le pilier-médecin quitta le groupe avec un jour d’avance, pour participer à une mission humanitaire au Tibet. On aimait le côté baroque et le mélange des genres.

Le plus fascinant, c’est que cette tournée fut tellement électrique, que même le ciel s’en mêla. Le dernier match, à Colorado Springs, fut perturbé par un orage de fin du monde. À tel point que, fait historique, l’arbitre sud-africain arrêta les frais à la 42e minute. Jamais un match du XV de France n’avait été ainsi interrompu avant son terme. « Je n’avais pas envie de mourir. Nous avons tous passé le match à regarder le ciel par peur des éclairs », confia Serge Blanco.

Des éclairs et des orages, il y en avait à la pelle. On avait oublié que Pierre Berbizier et Serge Blanco s’étaient sévèrement expliqués par voie de presse, la télécopie ou fax (modernité de l’époque) avait fait le lien entre l’Europe et l’Amérique. Tu m’attaques dans l’Équipe et dans La Dépêche, je te réponds dans Midi Olympique. « Je n’ai jamais été un jouet. » – « Il a la mémoire courte. » À revivre cette tournée ultra-tendue par procuration, on se rend compte combien il fut délicat d’en rendre compte. Il y eut des communiqués de langue de bois pour dire que tout allait bien. Mais Robert Paparemborde, membre du Comité Directeur, avait délclaré : « Tout ce qu’a dit Midi Olympique est vrai. Je l’ai vérifié. Ceux qui n’ont pas fait de tournées ne peuvent pas comprendre les problèmes qui surgissent. C’était une erreur d’amener 36 joueurs, alors que 23 ou 24 pour la Coupe du monde étaient déjà connus. »

Dès son retour en France, Jacques Verdier publia une lettre ouverte aux joueurs du XV de France. Il y convoquait Jean Daniel, patron du Nouvel Observateur : « Le journalisme ne pourra jamais être populaire fondamentalement. C’est la délation. Nous apprenons, nous répétons, nous traduisons, nous trahissons. Le respect que nous vouons à certains joueurs et le plaisir que nous éprouvons à voir l’équipe réussir, ne saurait nous faire oublier que nous sommes avant tout journalistes. » Les reporters avaient accès à presque, tout à l’époque. Ils voyageaient et logeaient avec les Bleus. « Tu fais partie du groupe. Tu n’avais pas le droit de dévoiler tout cela ou alors tu fais bande à part », lui avait dit, gentiment, Serge Blanco au téléphone. Jean Fabre, que l’on présentait comme porteur d’idées neuves, avait déclaré : « De toute façon, il est anormal que les journalistes voyagent et vivent avec les joueurs… Quand je serai définitivement en place, il ne sera plus question de cela… » Il ne fut jamais président de la FFR, mais la deuxième partie de la prophétie se réalisa.

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