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Les gueules cassées : Tordo, le visage de la France défigurée

  • L'ancien capitaine du XV de France Jean-François Tordo se confie sur sa terrible blessure au visage.
    L'ancien capitaine du XV de France Jean-François Tordo se confie sur sa terrible blessure au visage. Jean-Pierre Pagès - Jean-Pierre Pagès
Publié le Mis à jour
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En 1993, Jean-François Tordo fut victime d’une agression terrible de la part d’un pilier sud-africain. Retour sur ce moment sacrificiel, qui fit de la face labourée de tordo, capitaine du XV de France, le symbole du courage de ceux qui osent enfiler une tunique de rugbyman.
 

Jamais nous n’avions été saisis à ce point par le côté sacrificiel de notre sport. Le 12 juin 1993 au Cap, le XV de France joue le premier match de sa tournée en Afrique du Sud face à la Western Province. Jean-François Tordo, capitaine des Bleus, se retrouve à terre sur un regroupement, son visage exposé à tous les dangers, clairement plus extrêmes à l’époque qu’aujourd’hui. Cette tête si reconnaissable avec ses cheveux blonds frisottés, devint illico une cible. Les Springboks venaient de retrouver le giron international après plus de quinze ans de boycott, ils avaient perdu le contact avec les meilleurs et mettaient les bouchées doubles pour redevenir une nation de référence. Il y avait des places à conquérir pour qui savait être habile, rapide voire très féroce. Gary Pagel, pilier de 27 ans, visait le troisième qualificatif. Tordo, le capitaine français étendu à ses pieds, était une victime expiatoire en puissance. Pagel libéra ses pulsions de « mort », Thanatos prit le dessus sur Eros et Gary Pagel laboura sans pitié la face de Jeff Tordo, geste d’une méchanceté inouïe, rendu plus dangereux encore par la taille de ses crampons.

Un attentat en bonne et due forme qui défigura son adversaire, frôlant l’irréparable ! « Je suis resté au sol et je ne comprenais pas ce qu’il se passait. J’ai ressenti comme une brûlure et je n’ai vu que du rouge. J’étais aveuglé par mon sang. Je me suis dit : « Pourvu que ce ne soit pas l’œil ! »» Jamais, l’expression « rugby de tranchées » n’avait pris tout son sens. C’est un poilu de 14, un rescapé de Verdun qui se releva tant bien que mal après ce regroupement fatal. « En me remettant debout, j’ai récupéré la vision. Ça m’a rassuré. Le kiné est arrivé. Je lui ai dit : « Vas-y, recouds-moi ! Et je reprends le jeu. » Il m’a pris par l’épaule et m’a dit, non, non, Jeff faut que tu sortes. » Les photographes présents s’en donnent à cœur joie. Ils essaient de capter cette face amochée, dans un mélange de sensationnalisme et de dénonciation, ou plutôt de témoignage. Le rugby, même au niveau international, c’était encore ça.


Chirurgien aux mains d’or

 

L’événement jette un froid, les supporters sud-africains sont gênés aux entournures. Dans l’assistance, un homme se dresse. « Le Cap, c’est la ville du Docteur Barnard, le grand chirurgien qui le premier transplanta un cœur humain. Un autre médecin est venu aux vestiaires, il s’est présenté et nous a fait savoir qu’il pourrait s’occuper de moi dès le lendemain. » Le soir même, Gary Pagel passe devant une commission ad hoc, comme ça se faisait à l’époque. Elle ne fait pas de cadeaux. « Il a été lourdement condamné. » Neuf mois et demi de suspension pour un geste qui n’honorait pas le rugby sud-africain, tout juste revenu dans le circuit international. Le lendemain matin, Jeff Tordo subit une anesthésie générale. Son bienfaiteur lui raccommode la face au prix de cinquante points de suture, au prix d’une technique proche de l’orfèvrerie. Ces points de suture sont des « micro-points », progrès de la chirurgie réparatrice. Jeff Tordo se réveillera pour constater que son sort ne serait pas celui d’une vraie gueule cassée. « Aujourd’hui ? La cicatrice c’est plutôt une ride. J’ai eu beaucoup de chance que ça se passe en Afrique du Sud. Ça aurait pu m’arriver en Roumanie et ça aurait été différent. Je me dis même que ce chirurgien, il m’a même peut-être amélioré... » Un praticien qui, hélas, restera anonyme. Un mauvais coup de la mémoire de Jeff a englouti son nom.« Malheureusement ».

Mais le joueur encore groggy n’est pas au bout de ses surprises. « Trois jours après, à l’hôtel, j’ai vu débarquer un huissier avec une convocation. Je devais me rendre devant un tribunal civil. » Incroyable, Gary Pagel tente de réduire sa peine en passant par la justice ordinaire. Il remet en cause le verdict de la commission. « Je me suis retrouvé devant un juge à l’audience, il y avait même la ministre des Sports. » Avec un cynisme stupéfiant, Gary Pagel et ses avocats tentaient le tout pour le tout, projection vidéo à l’appui. « Cette histoire compromettait un peu sa Coupe du monde. Il a essayé de dire qu’il avait pris ma tête pour le ballon. Sur les images, le ballon n’apparaissait pas. Pff, c’était délibéré, même si je pense qu’il ne croyait pas me faire aussi mal. » Excédé par ce juridisme médiocre, Jeff Tordo décide alors de quitter l’audience au bout d’un quart d’heure : « Je suis parti, malgré ceux qui voulaient m’en empêcher. Je leur ai dit : « Vous avez un beau pays, il y a des choses plus importantes, que notre affaire, à Soweto par exemple. Je vais me balader. »»



« Quand on joue comme moi, on passe parfois au garage »

 

Pour Jean-François, la tournée se termina donc là. Le staff avait déjà appelé un remplaçant (le Béglais Laurent Vergé) et Olivier Roumat fut nommé capitaine à sa place. « Cette blessure a eu de lourdes conséquences pour moi. Je n’ai pas fait la Coupe du monde 1995. » Car une fois ses plaies cicatrisées, Jean-François se rompit les ligaments croisés à un genou, la blessure la plus cruelle d’un rugbyman. « Pour moi, les deux blessures sont liées. J’étais pressé de revenir, j’ai repris très vite avec les mêmes crampons que j’avais en Afrique du Sud, du 18 conique. Sur les terrains secs niçois, ils se sont plantés et quand j’ai changé de direction, tout a craqué. » Plus jamais Jean-François Tordo ne porterait le maillot de l’équipe de France, lui, le premier capitaine de l’ère Berbizier, dont Bernard Lapasset avait exprimé son admiration pour sa bravoure. Pour ceux qui aiment les joueurs paradoxaux, il était un cas d’école : dégaine de hippy californien, mais flanker puis talonneur bouillant sur les pelouses. Avant et après, c’était le plus coopératif des interlocuteurs, prêt à discuter de tout avec tout le monde, comme un ami de vacances. Et surtout, le blond frisé avait débuté comme benjamin dans la fameuse phalange de Nice en 1983, avec Jean-Claude Ballatore, aux côtés des Bernard Herrero, Eric Buchet et consorts « Quand tu démarres avec ces gars-là, tu essaies de te mettre au diapason.

À Nice, on n’était pas là pour faire des chisteras. » On se souvient de lui, comme une victime alors qu’il n’était pas un ange. « J’étais un joueur de caractère, je mettais la tête là où les autres ne mettaient pas les mains et quand on est comme ça, on passe parfois au garage. Main cassée, nez cassé et quelques mètres de suture sur tout le corps. C’était mon ADN, mon tempérament, tout le monde ne l’avait pas. Quand je mettais le maillot, c’était à la vie, à la mort. J’ai cogné, mais je n’ai jamais donné un coup de pompe. » Un vrai soldat, issu d’une famille de maçons, d’un milieu rude qui ne l’empêchait pas de réfléchir et d’observer la planète. Dans le civil, on le voyait même comme un intello. « J’ai vécu des lendemains de matchs internationaux sur des chantiers avec des Cap Verdiens ou des Tunisiens qui rigolaient, car ils m’avaient vu à la télé recevoir ou donner des marrons. J’avais besoin de ça pour la fraîcheur mentale. J’ai toujours fonctionné à la passion. Et j’ai toujours voulu m’ouvrir sur l’extérieur, je restais souvent sur place après les tournées des Bleus. Ainsi, après la Nouvelle-Zélande, j’étais descendu à Hawaï. J’ai toujours été dans l’associatif. »



Le silence de Pagel

 


De son côté, le terrible Gary Pagel réussit à faire diminuer sa peine en appel puis il gagna son pari : gratter une place en équipe nationale. Le sélectionneur Kitch Christie l’avait en haute estime car sa férocité n’avait pas de prix. En cinq sélections, il trouva le moyen d’être sacré champion du monde, en jouant la finale en plus. Puis, lors de la tournée des Lions de 1997, après un duel avec Jason Leonard, il tapa dans l’œil de Ian McGeechan qui le fit venir à Northampton. Il devint un des totems de l’équipe championne d’Europe 2000, premier titre des « Saints ». Il apporta sa force et son vice en Angleterre, où l’on se souvient encore de lui, de la terreur qu’il faisait régner dans les rucks à coups de genou, confirmant le principe qu’il n’y ait de la chance que pour la canaille. Jamais, à notre connaissance, il n’est revenu sur le geste horrible de 1993. Un moment qu’un chirurgien aux mains d’or a finalement transformé en glorieux souvenir. « Finalement, je ne regrette qu’une chose : qu’il ne m’ait jamais contacté. Sur un terrain, la bêtise, ça peut arriver. S’il avait pris son téléphone pour me parler d’homme à homme, j’aurais compris. »
 

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