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Les esthètes (2/4) : Denis Charvet et le délit de belle gueule

  • Denis Charvet a porté 23 fois le maillot de l'équipe de France. Ici en 1987. Denis Charvet a porté 23 fois le maillot de l'équipe de France. Ici en 1987.
    Denis Charvet a porté 23 fois le maillot de l'équipe de France. Ici en 1987. ASP / Icon Sport - [[[ASP / Icon Sport ]]]
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Ils ont marqué leur époque par leur allure, le buste droit, le port altier, les gestes plein de grâce. Ils étaint tellement doués qu’ils ont été parfois incompris, moqués et mis à l’écart. Le rugby français a produit quelques esthètes qui, qu’on le veuille ou non, ont été ses étendards. Cette semaine, Denis Charvet, le trois-quarts centre qui, Durant tout son parcours, a dû lutter contre un cliché oppressant, celui de sa « facilité » supposée. à tous ceux qui l’ont envié par admiration, par frustration ou par jalousie, il répond que « non, rien n’était facile ».

La vie lui aura au moins appris ça : réagir à cet éternel procès en « facilité ». Ça lui est tombé dessus au milieu de ces années 80. La renaissance du Stade toulousain tombait pile pour accompagner un certain âge d’or de la Ville rose, sur le plan culturel. Sans l’avoir souhaité bien sûr, Denis Charvet en fut une figure majeure. Il avait marqué trois essais lors de la finale de 1985. On l’apercevait parfois place Saint-Georges, au Fil à la Patte, au Père Bacchus ou au Rembrandt, rue Baour-Lormian, le quartier général des Stadistes. Plus d’un étudiant aurait donné n’importe quoi pour être sa place. Tout semblait si facile pour lui. D’emblée, il fut placé dans la catégorie-reine, celle des centres au port altier et à l’élégance innée.

Trente ans après, il ne cache pas qu’il a beaucoup réfléchi à tout ça. « Je ne vais pas vous dire qu’on ne m’en a pas parlé. J’étais baigné dans ça. On m’a placé tout de suite dans une certaine lignée… Mais de là à en souffrir… Sur le terrain je n’ai pas été insulté, finalement. Quand j’y repense, trente ans après, je me dis que j’ai plutôt été respecté. J’ai peu ressenti d’animosité, de jalousie ou d’aigreur. J’avais à mes côtés des amis comme Philippe Rougé-Thomas, qui n’était pas commode et qui faisait le ménage. Avec lui et Jean-Marie Cadieu ou Daniel Santamans, j’avais de vrais garde-fous qui n’auraient pas supporté qu’on me touche. Je pense que Jean-Pierre Rives, par exemple, a davantage souffert que moi sur ce plan-là. » Rives et sa toison d’or était un besogneux génial, dans les combats rapprochés et les adversaires cherchaient à la faire dégoupiller. Denis Charvet cherchait les grands espaces avec ses jambes de sprinter. Son atout maître, c’était cette vitesse étourdissante. Son fameux essai de la finale 1989, son chef-d’œuvre, en est la démonstration.

Drôle d’accueil chez les Barbarians

Pourtant, à travers ses introspections et livres, Denis Charvet a beaucoup réfléchi à tout ça : « J’avais 10 ans, j’étais à Cahors. Mont-de-Marsan était venu jouer, avec André Boniface en fin de carrière. Tout le monde parlait de lui mais pour moi, ça restait abstrait. J’étais trop jeune. Je connaissais davantage Benoît Dauga, qui jouait toujours en équipe de France. Mais quand j’ai découvert André, si droit, avec son allure seigneuriale, j’ai été impressionné. Il y a eu un rapport à l’esthétisme, oui. Est-ce cela qui m’a poussé à aimer le jeu, à aller plus loin ? Je n’en sais rien. Mais oui, il y a eu un déclic. Une attirance. Même si je n’avais pas eu le courage d’aller l’aborder, un ami de mon père était allé demander un autographe à ma place. »

Lors de ses débuts, la presse a exploité le filon sans se casser la tête. Avec sa dégaine de chanteur à minettes, ce Charvet perpétuait un archétype : André Boniface, d’accord, mais aussi et surtout Jo Maso. « Jo, ce n’était pas pareil. Je l’avais vu jouer consciemment. C’était un archange. J’avais osé aller le voir lors d’un Lavelanet - Narbonne pour un vrai autographe. Il avait la grâce. J’étais attiré par cet esthétisme, par cette beauté du geste que j’ai eu envie de reproduire. » Dès son émergence, en gros l’année 85, on lui servit cet héritage sur tous les tons. En mode laudatif, évidemment, mais aussi dans le registre de la méfiance. « Je vais vous dire une chose : pour mon premier match avec les Barbarians, en 1985, j’arrive dans le groupe. Je vois Jean-Pierre Rives, mon idole. Et Guy Basquet prend la parole pour un discours d’accueil. Je m’étais mis timidement au fond de la salle. Et là, je l’entends dire : « Il est où Charvet ? Il est où ? » J’étais terrorisé et stupéfait. Pourquoi donc ce gars parle de moi ? » Le cacique de la FFR, 64 ans, trouve enfin le débutant du regard. « Et là, il me dit : « Je te préviens. Je ne veux pas que ça se passe comme avec Jo Maso ! » Incroyable, d’entrée de jeu, il me comparait avec lui. » Bienvenue dans l’univers des gros pardessus.

Voilà Charvet plongé dans le bain des polémiques et des querelles de styles, dont le rugby s’était fait une spécialité. Prisonnier d’une mécanique infernale, dans les années 70, Guy Basquet était devenu prisonnier d’une guéguerre avec la presse au sujet de Maso. Le président du comité de sélection, avec ses mots, avec son caractère, voulait se sortir de ce piège. Mais pour le jeune Charvet, le choc est rude : « Je n’avais pas la prétention de me comparer à Jo. Pour moi c’était inaccessible. Et sur ce, Pierre Villepreux, dans un journal, parle de moi comme un nouveau Maso. Sans vraiment me comparer à lui, d’ailleurs, c’était bienveillant. Mais voilà, le processus était lancé. »

Les rapports ambigus avec Fouroux

Voilà le trois-quarts centre toulousain dépassé non seulement par son propre succès mais par celui d’un autre. Charvet serait donc contraint de recracher les pépins des fruits que le destin lui servait : les persiflages, les traits de jalousies perfides. Mais son tourmenteur, à lui, ne s’appellerait pas Guy Basquet mais Jacques Fouroux, sélectionneur surpuissant du XV de France. Il le ferait débuter chez les Bleus en mars 1986 mais il lui en ferait baver, au gré de ses choix. Charvet portera vingt-trois fois la tunique bleue, pour un grand chelem et une finale de Coupe du monde.

Fouroux était ambivalent : il s’appuyait sur des attaquants hyperdoués mais se voulait aussi le chantre d’un rugby de labeur. Même si, avec le recul, on lui offre un statut de visionnaire : il avait compris l’importance de la prise du milieu de terrain, avec des centres XXL. Sur le moment, cela lui valut des attaques au nom du sacro-saint « beau jeu ». Que n’a-t-on pas imaginé sur lui, joueur petit de taille, charismatique et volontaire mais sans grâce ? « Avec le temps, j’ai appris à connaître Jacques. En fait, il adorait Jo Maso. Il aurait aimé être Jo Maso. Quand on faisait les touchers, à l’entraînement, son dada, c’était de faire les cadrages débordements. » L’arrivée de Denis Charvet lui offrit un nouveau Jo, désormais sous sa coupe : « Tout ça a provoqué des rapports biaisés. Il avait des relations d’un père à un fils. Il était dur avec moi comme un père peut l’être avec son fils. Mais je ne lui en ai jamais voulu. Comment en vouloir à un gars qui te fait jouer en équipe de France ? Je n’ai aussi aucun doute sur le fait qu’il m’aimait. »

Charvet a souffert des décisions brusques de son mentor, de promesses non tenues : « Après un stage à la Martinique, début 1989, il m’avait promis que je jouerai le Tournoi. Puis le moment venu, je n’étais plus dans l’équipe. Ce coup, il me l’a fait dix fois mais cette fois-là, je me sentais tellement en forme que je l’ai pris comme une sanction. » Cette année-là, Charvet avait été, en effet, le grand oublié de la sélection : « Peut-être qu’il avait parfois raison. Peut-être que je n’ai pas assez donné à certains moments, pour être au niveau. » S’était-il enfermé dans sa facilité, ivre de ses succès personnels ? « Le nier serait mentir ! »

L’arrivée difficile à Paris

Il eut même droit à une rivalité officielle, avec le Nîmois Marc Andrieu, au style bien plus direct. Fouroux l’avait promu et les journalistes avaient sauté sur l’occasion pour mettre scène cette concurrence entre deux opposés : « Je n’avais rien contre Andrieu, il était délicieux. J’étais même monté au créneau pour le défendre, quand le public de Toulouse l’avait sifflé. » Les polémiques, le conflit avec la presse, Fouroux adorait ça. Denis Charvet n’y pouvait pas grand-chose : « J’étais pris en otage par un truc qui me dépassait. J’ai beaucoup pensé à tout ça par la suite. Je vivais ma vie comme un enfant de la balle qui s’amusait et ça engendrait de la jalousie. J’ai compris que cela provenait de gars qui auraient aimé me ressembler. C’était un processus d’identification. Mais ce serait mentir de dire que je n’en ai pas souffert. J’avais été très marqué par ce journal qui avait titré : « Andrieu sort Charvet ! » Mais je n’avais rien contre lui, j’insiste. Sur le coup, j’avais dit, c’est comme si on me coupait un doigt ! »

Trente ans après, Denis Charvet est devenu consultant dans les médias. Il pose sur son parcours un regard plus apaisé, mais non exempt des frustrations du passé. « Le plus dur, c’est cette idée terrible que parce que tu as une belle gueule et que tu es international, tout est facile, rien ne peut t’arriver. Non ! Non ! Ce n’est pas facile. Quand j’ai quitté Toulouse en 1990 pour le Racing, c’était pour un choix de vie et j’ai vraiment vécu ça. Déjà, je suis tombé dans un groupe où je n’étais pas désiré. On m’a peu aidé. On croyait que tout roulait alors que tout changeait pour moi. Je n’avais plus aucun repère dans la vie de tous les jours, je découvrais l’anonymat de Paris. » Il comprit vite son erreur : « J’ai quitté Toulouse un an trop tôt. Du coup, la Coupe du monde 1991 m’est passée sous le nez. J’avais fait ce choix sans calcul, comme je l’ai souvent fait dans ma vie. Désormais, je réfléchis davantage. » Sa montée à Paris fut une sacrée épreuve : « En plus, je tombais dans un groupe qui venait d’être champion et qui se délitait. Il y avait trop de personnalités. » Il tenta aussi sa chance dans le cinéma, ce qui prêta le flanc aux méchantes railleries. « C’est le cœur du sujet, le rapport à l’esthétisme. L’envie qu’il suscite, le fait de voir ce truc qu’on ne pourra pas avoir. Il y avait de la frustration chez Fouroux, cette idée qu’il ne pourrait jamais faire comme celui auquel il s’était identifié. »

À l’instant de retracer ce parcours plein de pièges, un moment ressurgit. On l’oublie aussi parfois : il était sur le terrain lors du fameux test ultra-rude de Nantes, face aux All Blacks, en novembre 1986. C’est même lui qui marqua le premier essai, pas sur une cavalcade mais à l’arraché. « Je m’étais engagé physiquement ce jour-là comme jamais. J’ai éprouvé une grande fierté par rapport à tout ce qu’on commençait à dire sur moi, le « beau gosse » pour qui tout était facile et tout ça… Fouroux m’a pris à part - c’était rare chez lui - pour me féliciter. Oui, ce jour-là, j’ai été vraiment fier d’avoir répondu à tout ce que j’entendais. »

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