La vérité sur l'affaire Herrero (3/6) : Cantoni, le roman de Jack l'éventreur

Par Jean-Luc Gonzalez
  • Le souvenir marquant de la légendaire finale Toulon - Béziers de 1971 n'est pas celui de Richard Astre soulevant son premier Bouclier. C'est le cliché ci-dessus où l'on voit André Herrero, presque détruit par un sale coup, titubant, épaulé par Pierre Rocheteau, le médecin du RCT (à gauche) et Pierre Carbuccia (à droite). Le souvenir marquant de la légendaire finale Toulon - Béziers de 1971 n'est pas celui de Richard Astre soulevant son premier Bouclier. C'est le cliché ci-dessus où l'on voit André Herrero, presque détruit par un sale coup, titubant, épaulé par Pierre Rocheteau, le médecin du RCT (à gauche) et Pierre Carbuccia (à droite).
    Le souvenir marquant de la légendaire finale Toulon - Béziers de 1971 n'est pas celui de Richard Astre soulevant son premier Bouclier. C'est le cliché ci-dessus où l'on voit André Herrero, presque détruit par un sale coup, titubant, épaulé par Pierre Rocheteau, le médecin du RCT (à gauche) et Pierre Carbuccia (à droite). Photo DR
Publié le Mis à jour
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Si le premier « assassin » de la finale 1971 est celui qui met hors circuit André Herrero, celui qui tue bel et bien le match est Jack Cantoni. Béziers avait ses durs et aussi son dingue : Jack, l’éventreur de la défense toulonnaise. Mais la prouesse de l’arrière biterrois peine à faire oublier la pauvreté et la violence de cette rencontre.  

D’un point de vue esthétique, la relance de Jack Cantoni est le trait de génie majuscule d’un après-midi de loups, le point de bascule d’une sévère empoignade. Alors qu’à 9-6, Toulon se voit déjà champion de France, Cantoni, roi de la fausse nonchalance, change le cours de l’histoire. Le soir du premier visionnage de cette finale 71, la blessure d’André Herrero et la recherche de son « assassin » passent tout à coup au second plan. Les affaires de grandes personnes attendront. Il y a plus délectable, plus joyeux que cette côte cassée par un pied ou un genou inconnu. Il y a Cantoni, un type capable de tout, de tenter l’impossible quand la patrie est sévèrement en danger, à six minutes de la fin.
 

Un génial remaniement

Que Jack reprenne, après rebond, ce curieux coup de pied de « Petit Louis » Irastorza, genèse de l’action du match, n’est pas le fruit du hasard. D’abord le numéro neuf toulonnais, parti pour « monter » une chandelle sous les poteaux, perd ses appuis par la faute d’une mêlée toulonnaise en souffrance et de Christian Pesteil, agrippé à son maillot. Le ballon prend une autre direction, roule le long de la touche vers la ligne d’en-but, dans ce coin perdu et fermé du terrain. Cantoni se saisit alors de la balle. Il est en position d’arrière, poste qu’il occupe depuis moins d’une demi-saison. Henri Cabrol, préalablement arrière, a été bombardé à l’ouverture par Raoul Barrière qui a fait descendre Jack Cantoni à l’arrière défense. Laissant l’aile gauche à René Séguier. Sans ce génial remaniement de la ligne de trois-quarts, jamais Jack n’aurait pu accomplir un petit miracle.


La nouvelle martingale fit le bonheur des Biterrois et le malheur des Toulonnais, si mal organisés en défense au moment de la relance mortelle. Pas pressé par les adversaires, Cantoni a le temps de contempler le désordre sur toute la profondeur du terrain. Presque parti du « point de corner », ballon sous le bras gauche, il prend d’abord Bernard Giabbiconi de vitesse, lequel coupe son effort trop tôt, puis assène un premier crochet, vers la droite, à Gilles Delaigue et un second, vers la gauche, tout aussi destructeur, à Jean-Pierre Carreras. Avant d’atteindre la ligne des quarante mètres, il offre le ballon à René Séguier arrivé à hauteur. Lequel, après une longue chevauchée, mystifie Paul Bos puis Bernard Labouré, à cet instant piètres défenseurs. Sur cette course en diagonale d’un coin à l’autre du terrain, deux Biterrois se jouent de six Toulonnais en l’espace de seize secondes. À 9-9, le match est relancé. On va jouer deux fois un quart d’heure de prolongation.

Après sa passe, Cantoni est stoppé net par une méchante cravate de Roger Fabien, l’ailier droit toulonnais, une veille connaissance. Fabien se souvient des raisons qui l’ont poussé à ce geste dangereux. « Il y avait un contentieux entre nous. Il datait d’un match à Béziers où je l’avais envoyé sur la cendrée. On m’avait fait comprendre que c’était un crime. Protégé par les gros, Cantoni en avait profité pour se moquer de moi. « Je te choperai », lui avais-je promis. J’ai tenu parole… Même si je ne voulais pas lui mettre une cravate de ce genre, j’assume mon geste. Je m’attendais à être expulsé. Mais non. Ce qu’a subi Cantoni de ma part est un guet-apens. Ce que les Biterrois ont fait à André Herrero est un attentat. »

Et si Roger Fabien avait laissé son ego de côté à ce moment-là du match ? Gilles Delaigue, son coéquipier, répond : « Il aurait couru vers Séguier et l’action se serait terminée autrement. Tous les Toulonnais impliqués sur cette phase de jeu, moi compris, ont défendu trop individuellement. Mais la première erreur fut de donner ce ballon de relance à Cantoni. Aucun joueur au monde n’aurait contre-attaqué de cet endroit-là du terrain et à ce moment-là du match, sauf lui. »
Cantoni se remet de ses émotions, dispute la partie jusqu’à la fin, et monte, on ne sait trop pourquoi, chercher le Bouclier avec Richard Astre. Le commentateur du match, Christian Rives, tente bien de l’arrêter pour lui tirer deux-trois phrases. En vain. Roger Fabien s’en serait mieux sorti.

Deux as dans la manche de Béziers

« Canto », se moquant du protocole comme des relances impossibles, aide son capitaine à soulever un bout de bois devenu bien lourd après deux heures de match. Voir Richard Astre et Jack Cantoni côte à côte le jour de leur premier triomphe n’est pas anodin. Les deux ont une histoire en commun avec l’ASB. Ils furent recrutés le même jour à Toulouse, à une heure d’intervalle, au printemps 67, par deux dirigeants biterrois repartis pour leur plus grand bonheur avec un duo de futurs grands.
Venus faire signer Astre, lequel jouait à 17 ans en équipe première au Toec avec Jeannot Salut et Elie Cester, les sergents-recruteurs de l’ASB s’arrêtèrent de bon matin boire un café au bar de Vincent Cantoni, le père de Jack. Le paternel leur proposa alors d’enrôler son fiston en des termes choisis : « Vous ne voulez pas prendre mon fainéant de fils aussi ? » Fainéant, tout de même ! Le fils de Vincent avait été champion de France deux fois, en cadets et en juniors, avec le Stade toulousain.

Il allait intégrer l’équipe première, à l’aile gauche. C’est ainsi que le destin de la paire Astre-Cantoni fut scellé pour le meilleur.
Jack était au moment de cette finale le seul international de l’équipe biterroise. Il avait disputé six matchs dont cinq des Tournois 70 et 71. Il s’apprêtait à partir le lendemain en tournée en Afrique du Sud avec Alain Estève et Christian Carrère. Le journaliste Christian Montaignac fut l’un des premiers à le faire parler dans le vestiaire des champions de France. Il relate cet instant dans un papier paru dans L’Équipe du lendemain, titré « Cantoni comme une fleur ». L’intéressé, à peine revenu à lui, raconte : « J’ai bien cru que c’était fini, je l’ai même dit à Christian Carrère. Et puis, je ne sais pas... Une ouverture qui se présente. Comme une fleur, je la saisis. Pas question de technique. L’instinct, quoi. Je vois le coup à trois contre deux. J’essaye. Le tout pour le tout. Je donne à Séguier et Fabien qui tombe sur moi. Une seconde avant et c’était fini. Après ça, je n’ai rien vu. J’ai appris qu’il avait eu essai quelques minutes plus tard. »

Dans le même papier, Raoul Barrière confie : « Je n’accepterais pas un avant qui aurait le tempérament de Cantoni, mais je reconnais que c’est un cas exceptionnel. Le seul joueur en France capable de gagner un match à lui tout seul. » L’entraîneur biterrois, beau joueur, oublie de rappeler que l’année précédente contre Brive, en huitième, Jack Cantoni, trop sûr de lui, a fait perdre son équipe sur une mauvaise inspiration. « Jack se foutait de tout mais c’était un énorme joueur, grand défenseur, adroit comme un singe », reconnaît avec tendresse Henri Cabrol. Habitué à s’entraîner mollement, Cantoni ne s’était jamais soumis à des heures supplémentaires. « Si Jack avait fait autant d’efforts que Pierre Villepreux, il serait devenu le plus grand arrière de sa génération », regrette Jean-Louis Martin.

 

Tête baissée dans le foutoir

Par sa fulgurance, Cantoni fait oublier un temps tous les coups de tronche que se distribuent les deux premières lignes avec passion, de la première à la dernière mêlée de ce match. Et des mêlées, on en comptabilise trente-deux au total. Ce qui peut paraître beaucoup au regard des statistiques actuelles, mais à l’époque cette phase de jeu n’excédait jamais trente secondes.
Au moment où l’arbitre ordonnait de se mettre en mêlée, piliers et talonneur se liaient plusieurs mètres avant l’endroit de la faute, et dans une forme d’urgence, se ruaient sur la première ligne adverse tête en avant. Ce spectacle peut paraître désuet, voire grotesque au regard des mêlées d’aujourd’hui, décomposées à l’extrême jusqu’à bailler d’ennui.

Et les touches ? Elles donnaient lieu à un incroyable foutoir, où tricheries et mesquineries étaient légion. Les ailiers, étrangers aux choses du pack, se chargeaient du lancer, de leur mieux, sans grande conviction. Ce qui rendait la conquête encore plus approximative.
Dans cette finale, tout est approximatif. L’arbitrage, le jeu au pied, la conservation, les passes, les tirs au but. L’enjeu de ce match, comme la pluie qui s’invite au bout d’une demi-heure, y sont pour quelque chose. Rien d’étonnant que le temps de jeu ait à peine dépassé le quart d’heure, prolongation comprise. Dans un style lapidaire, Daniel Herrero, troisième ligne aile de Toulon, s’est fendu dans un livre d’une analyse toute personnelle : « Toulonnais et Biterrois n’avaient pas su se faire trois passes. En fait, ils savaient, mais n’avaient pas osé. Le jeu fut restrictif, avec l’âprêté comme loi plus que la fantaisie. Il y avait des brigands dans les deux équipes, de culture et de nature guerrière, se plaisant dans la sévérité et parfois dans la méchanceté. »

Avec enthousiasme, Pierre Villepreux accepte d’apporter une analyse technique de cette finale. Je le connais, il va recontextualiser le match et repousser les jugements à l’emporte-pièce. « Cette partie n’est pas significative du rugby pratiqué à ce moment-là, souligne-t-il, notamment au niveau international. Je vois dans cette finale très peu de prises de risques, peu de mouvements. La conservation laisse à désirer. Le ballon, qui était en cuir à l’époque, devient vite insaisissable. Une énorme charge émotionnelle pèse sur les joueurs qui ne prennent aucune initiative majeure. Voilà pourquoi on joue beaucoup au pied pour se débarrasser de la balle comme d’un objet brûlant. Les joueurs donnent l’impression de ne pas savoir faire grand-chose. C’est un gros combat marqué par des plaquages haut. Dans ces années-là, le rugby est une forme de guerre et l’arbitre n’a pas assez d’influence pour changer cela. On perçoit une violence cachée, une recherche d’élimination du joueur adverse par de mauvais coups. Cela faisait partie de la stratégie globale de toute rencontre. Quand une équipe se retrouvait à quatorze après la blessure d’un des siens, le match changeait de physionomie. »


Une effrayante guérilla

Depuis la nuit des temps, et jusqu’à 1974, un match de championnat commençait à quinze et s’arrêtait automatiquement quand une équipe n’avait plus que onze joueurs valides. Cela laissait de la marge et une belle latitude pour éteindre tel ou tel gênant. La finale de 1971 ne fait pas exception à la règle. Elle propose quelques beaux spécimens de coups défendus ressuscités après plusieurs visionnages. Ce qui fit dire ce jour-là à Christian Rives, le commentateur de l’ORTF : « Ce n’est plus un match de rugby, c’est une corrida infernale. »

Amusons-nous à en dresser la liste, qui par manque de caméras ou à cause d’images floues en noir et blanc ne peut être exhaustive. Attention, ça pique. Coup de poing de Daniel Hache (2e minute). Cravate de Daniel Herrero sur Henri Cabrol (3e). Fourchette d’Alain Estève dans les yeux de Michel Sappa (6e). Piétinement par Alain Estève du visage d’André Herrero (8e). Coup de tête d’Alain Estève à Michel Sappa (9e). Coup de tête d’Armand Vaquerin à Daniel Hache (11e). André Lubrano se retrouve deux fois au tapis (18e et 22e). Plaquage à retardement sur Jean-Pierre Carreras (25e). Brutalité sur Aldo Gruarin (33e). Coup de poing de Michel Sappa sur Jean-Pierre Hortoland (35e). Coup dans les côtes d’André Herrero (37e). André Lubrano tombe les bras en croix, d’où échange de coups de pied entre Daniel Hache et Armand Vaquerin (43e). Coup de poing de Daniel Hache (44e). Cravaté par Henri Cabrol, Daniel Herrero tombe, un coup de pied de Georges Senal lui frôle le front (59e). Cravate de Roger Fabien sur Jack Cantoni (73e). Coup de poing d’Estève sur Daniel Hache (80e).

Ce qui passe aujourd’hui pour du folklore ressemblait à une effrayante guérilla, plus sournoise que musclée. Elle nous renvoie par la force des beignes distribuées au sujet central de cette enquête, le coup anonyme sur Herrero à la 37e. La récréation est terminée. Il est temps de revenir aux choses sérieuses et de débusquer le coupable.

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