La vérité sur l'affaire Herrero (5/6) : ni saint ni assassin
L’action sur laquelle fut blessé André Herrero révèle sept innocents et un coupable, lequel est confondu par le ralenti. L’homme est enfin rattrapé par l’histoire.
Que voit-on sur les fameuses images, miraculeusement tirées de l’oubli par l’INA ? On joue la 37e minute. Le ballon dégagé sur un renvoi aux 22 mètres par l’ouvreur de Toulon, Paul Bos, est récupéré par Georges Senal, protégé par Alain Estève et André Lubrano. Les deux deuxième ligne du RCT, André Herrero et Michel Sappa, sont les premiers sur ce maul auquel participent tous les avants de Béziers. Armand Vaquerin s’en extrait, ballon sous le bras gauche. Il file côté ouvert, soutenu par Alain Estève. Très vite, Vaquerin trouve Daniel Herrero sur sa route, qui lui administre une sorte de cravate au sommet du crâne. Vaquerin décide de prendre l’intérieur et, là, tombe sur Christian Carrère. Le capitaine de l’équipe de France l’amène au sol. En chutant, Vaquerin laisse échapper la balle. Un regroupement se forme autour de lui. Carrère, protégé par d’autres Varois, ramasse le ballon, temporise un court instant pour regrouper la défense, et s’échappe côté fermé. Il passe entre Jean-Pierre Hortoland et Richard Astre, donne à Bernard Giabbiconi que Gérard Lavagne pousse en touche. Fin de l’action.
La caméra, qui a balayé le mouvement depuis le départ de Vaquerin, revient vers la droite où un attroupement s’est formé. Un Toulonnais gît au sol, entouré d’Aldo Gruarin, Jean-Claude Ballatore, Daniel Hache et Daniel Herrero. C’est André Herrero, recroquevillé sur lui-même. Il montre le côté droit de sa cage thoracique à Pierre Rocheteau, le médecin du club. Il se tord de douleur. On le sort sur un brancard. Mitraillé par les photographes, le capitaine fait ensuite quelques pas en bord de touche, épaulé par Rocheteau. Il se remet peu à peu et donne en direct des nouvelles rassurantes à sa famille au micro du Christian Rives. Il reprend le jeu à la deuxième mi-temps. "Mais totalement affaibli, à 20 % de mon potentiel. Je me sentais vidé. Sans force ", se souvient André Herrero.
La victime mène au coupable
Revoyons l’action. Encore et encore, pour saisir les moindres détails. Comme le maillot de Vaquerin agrippé par la main gauche de Carrère, comme le parcours d’André Herrero autour du maul, comme ce pas de deux exécuté par Daniel Herrero et Alain Estève, comme la paume droite de ce dernier appuyée au sol.
Se lancer tête baissée à la recherche du coupable fut une belle erreur. Le regroupement final sur lequel Armand Vaquerin, Olivier Saïsset et André Lubrano semblent piétiner plusieurs Toulonnais n’est qu’un leurre, un endroit où ne s’est jamais trouvé André Herrero. En ne le lâchant pas du regard, la lumière jaillit. Et la victime mène enfin au coupable.
On reprend. André Herrero arrive en premier au contact de la deuxième ligne biterroise. Il sent que quelque chose se prépare grand côté. Il contourne la masse de joueurs, se retrouve presque sur la trajectoire d’Armand Vaquerin, chassé par Christian Carrère. Par un croc-en-jambe malencontreux de Vaquerin, Herrero perd ses appuis. Au ralenti, image par image, on voit nettement ses épaules tourner, son bras droit s’élever, annonciateur d’une chute. Herrero pivote sur lui-même et s’en va à toute vitesse vers le coin en bas à gauche de l’écran, dont il sort définitivement.
Quel Biterrois a-t-il rencontré au moment de son atterrissage fatal, invisible à l’écran ? Cette question en induit une autre : quels Biterrois n’a-t-il pas rencontrés ? D’abord Armand Vaquerin, au sol au moment du choc, puis Jean-Pierre Hortoland, Georges Senal, Christian Pesteil, Olivier Saïsset, tous trop éloignés. Une suspicion demeure au sujet d’André Lubrano, Yvan Buonomo et Alain Estève.
Les crampons de Lubrano et Buonomo n’arrivent que tard en bas de l’image. Les deux Sétois de l’équipe auraient pu s’en servir pour blesser le capitaine toulonnais mais leur façon de marcher à petits pas les innocente à 99 %. Souvenons-nous aussi que Lubrano a juré dans l’épisode précédent qu’il n’y était pour rien ("J’aurais pu mais ce n’est pas moi."). Yvan Buonomo, lors d’une rencontre dans sa maison du mont Saint-Clair, à Sète, a développé une version qui absout tout le monde. "Aucun Biterrois n’a touché Herrero. À la longue, tout se sait mais là, franchement, on a passé la cassette du match plusieurs fois, on ne voit rien." Désolé, Yvan, mais les images disent le contraire.
Sept joueurs du pack de l’ASB sont donc innocentés. Le huitième de la liste est Alain Estève. Positionné à gauche d’Armand Vaquerin au tout début de l’action, Estève sort de l’écran debout et y revient dans une position presque accroupie. Quelque chose, ou plutôt quelqu’un, manque de le faire tomber. Cet obstacle, c’est André Herrero. Estève, vraisemblablement, lui enfonce ses genoux dans la cage thoracique. Pour ne pas chuter, "le Grand" pose sa main droite au sol et la gauche sur la hanche de Daniel Herrero. Lequel, pour s’en défaire, lui décoche un coup de pied parti dans le vide.
Tout s’éclaire. Mais je n’en crois pas mes yeux ! André Herrero est-il bien allé se fourrer dans les jambes d’Estève ? Il me faut des regards d’experts pour valider cette révélation. Si j’ai vu juste, alors la défense que "Le Grand" m’a vendue au téléphone est bonne pour la poubelle : "Je ne suis pas sur l’action." Faux. "C’est Daniel Herrero qui blesse son frère." Archifaux. Maintenant que je sais qu’il ne dit pas la vérité, il me faut ses aveux.
"Repens-toi, demande pardon"
J’appelle à nouveau Jean-Louis Martin. "J’ai quelque chose à te montrer." "Viens quand tu veux." Dans sa villa, tout près des arènes de Béziers, il avoue n’avoir jamais revu la finale de 1971. Il regarde la scène une fois, deux fois, trois fois. Je lui montre la chute d’André Herrero dans les pieds d’Alain Estève. "Mais c’est vrai, s’exclame-t-il, ça ne peut être que "Le Grand" ! Il a trébuché sur André. Si une enquête de police avait été menée, avec de telles preuves, Alain aurait été condamné." — "Jean-Louis, ce n’est pas le but du jeu. Je voudrais juste le rencontrer pour parler de ces images avec lui. Mais la dernière fois que nous avons échangé, il m’a raccroché au nez. Et je ne sais même pas où il habite."
— "J’irai le trouver, s’enflamme Martin. Il ne peut pas rester avec un tel secret sur la conscience jusqu’à la fin de sa vie. Je lui dirai : "Alain, repens-toi, demande pardon." Il m’enverra peut-être balader. Je lui répondrai qu’en disant la vérité il se libérera. Peut-être est-il miné par cette histoire depuis cinquante ans ?"
De mon côté, je cherche une autre solution. Je rédige une lettre. "Cher Alain, cinquante ans après la finale remportée par Béziers contre Toulon à Bordeaux, je me dis qu’il est plus que temps de lever le dernier mystère de ce match qui lança l’épopée du Grand Béziers…" Pas terrible. On ne fait pas plier Estève avec cinq grammes de papier.
Comment faire avouer quelqu’un qui ne veut pas parler ? J’appelle ma fille aînée, avocate. Elle me répond en pro : "Dans ce type d’enquête, tu n’as pas les moyens de la police qui ferait témoigner d’autres personnes et mettrait la pression sur le suspect pour le faire avouer. Il faut que tu insistes sur trois points, visant tous à dédramatiser la situation. Premier point, que les faits sont largement prescrits. Deuxième point, que le coup en question n’a pas été donné pour entrer dans l’Histoire, c’est un coup comme il y en avait tant. Troisième point, que la victime a pardonné." Mais cinquante ans après les faits, André Herrero a-t-il bien passé l’éponge ? Un voyage à Toulon s’impose.
Herrero toujours victime
Jean-Claude Ballatore a la bonne idée d’organiser un repas chez lui avec André Herrero et Roger Fabien, l’homme de la cravate sur Jack Cantoni. André, 83 ans, sort d’une opération à un fémur. Il s’aide d’une canne pour marcher mais il a bonne mine. On parle très vite de 1971, je pose mon ordinateur sur la table du salon. Les trois anciens du RCT se replongent dans ce petit bout de match.
André Herrero : "Tous ces photographes autour de moi… Il y avait comme une ambiance de corrida ce jour-là à Bordeaux. Ça plaisait. Les gens étaient au spectacle. J’en veux à celui qui m’a fait ça. Si tu m’avais démontré que c’était Saïsset, j’aurais été déçu. Les images disent a priori que c’est Alain Estève. Je n’avais pas voulu lui serrer la main lors de la réception. Quand je suis revenu à la mi-temps, j’ai dit à l’équipe qu’il fallait rester dans le match, ne pas partir dans une violence absurde. C’était la seule solution pour être champions de France. Nous l’avons été jusqu’à sept minutes de la fin. Je n’ai jamais remporté le Brennus, ce n’est pas un regret. Je regrette surtout le conflit entre joueurs et dirigeants après la finale *. Cette équipe avait cinq, six belles années devant elle. Pour des questions d’ego, nous nous sommes engagés dans une bagarre qui a fait perdre dix ans au club. Le RCT est passé à côté de quelque chose de grand. Cette histoire a changé le cours de ma vie. Sans ça, je serais sans doute parti en Argentine, vivre autre chose avec ma famille. Je pardonne mais je n’oublie pas. Je me sens encore un peu victime dans cette affaire. On l’est tous un peu."
Un expert à la barre
Roger Fabien : "J’ai joué en équipe junior du Languedoc avec Alain Estève. Je le connaissais très bien. Il venait manger et dormir chez mes parents. Sur les marches de la mairie de Bordeaux, juste avant la réception d’après finale, il m’a juré ne pas avoir touché André. Alors, quand je vois ces images, je ne suis pas très content." Jean-Claude Ballatore : "Quelques années plus tard, avec Nice, dans une rencontre éliminatoire contre Béziers, nous avions monté un plan pour descendre Estève. Tout avait été travaillé à l’entraînement : André devait percuter Alain et l’amener au sol. Le reste du pack était censé lui passer dessus. Seulement, André a pris le ballon de renvoi sur la tête (rires)." André Herrero : "J’avais recommandé Estève aux sélectionneurs de l’équipe de France en leur disant que c’était un bon gars. Je crois que c’est un menteur né." Le temps a passé mais la mémoire est encore à vif…
Pour verrouiller l’affaire, il me faut un arbitre vidéo, et un bon. Philippe Bonhoure, celui de la dernière finale du Top 14, est l’un des meilleurs du moment. Cerise sur le gâteau, il a été arrière de l’ASB de 1980 à 1995. Persuadé de connaître le coupable "qui n’est pas Estève car trop éloigné de l’action", Bonhoure n’est pas chaud pour expertiser l’action. J’insiste. Il se laisse convaincre. La confrontation a lieu chez Jean-Louis Martin. Bonhoure et Martin ne se sont pas vus depuis un petit moment. Ils sont heureux de se retrouver. Leur amitié est intacte.
Philippe Bonhoure se cale devant l’ordinateur. Première réaction : "Ce ne sont pas les bonnes images !" — "Je t’assure que sont les seules du match, elles viennent de l’INA, via France 3 Toulouse." Philippe insiste : "Je ne reconnais rien." Il est troublé. Pour le rassurer, nous visionnons ensemble toute la séquence jusqu’à la sortie d’André Herrero.
Je décompose les deux ou trois secondes décisives de l’action. Philippe se colle à l’écran. Ce n’est plus l’ancien joueur de Béziers qui observe ce passage mais le pro de l’arbitrage vidéo. Avant-arrière, avant-arrière, image par image… Il murmure. "Là, tu me montres quelque chose que je ne connaissais pas." Par acquit de conscience, on étudie la course défensive d’Olivier Saïsset, histoire de lever d’ultimes réserves. "Non, Olivier n’est pas sur la trajectoire d’André. Quand j’analyse la scène, je me dis que tu as raison, ce ne peut être qu’Alain Estève. On peut imaginer qu’il est tombé genoux en avant sur Herrero. Ce serait un simple fait de jeu, pas une agression caractérisée."
Alain Estève ne serait donc pas un "assassin", comme le scanda le public du stade. Non, jamais. Le rugby des années 60-70 est rempli de coups de poing, de genou, de pied, de tête, de fourchettes. Des shérifs plus sournois qu’Estève, il y en avait dans chaque équipe de Première Division : à Montchanin, à Tulle, à Prades, à Lavelanet, à Agen, à Brive, à Toulon. Et aussi à Béziers. Mais tous les méchants du championnat n’avaient pas son courage. Doté d’un front plus épais que la moyenne, Estève était un grand spécialiste des coups de tête. Il a beaucoup donné et pas mal reçu. En 2006, le Sunday Times l’a même classé parmi les dix rugbymen français les plus effrayants de l’histoire.
La dernière étape de l’enquête se rapproche. "Le Grand", grâce à la médiation de Jean-Louis Martin, accepte de me recevoir. Sa seule condition est que Jennifer, sa quatrième fille, soit témoin de l’entretien. Le rendez-vous est fixé chez lui, à Maraussan, près de Béziers. S’il avoue, une histoire vieille de cinquante ans trouvera enfin sa conclusion.
Et s’il n’avoue pas ?
*(neuf joueurs, dont André et Daniel Herrero, quittèrent Toulon pour Nice à l’intersaison 1971)
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