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Les esthètes (5/5) - Castaignède ou les lois de la physique

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Ils ont marqué leur époque par leur allure, le buste droit, le port altier, les gestes plein de grâce. ILS étaient tellement doués qu’ils ont été parfois incompris, moqués et mis à l’écart. Le rugby français a produit quelques esthètes qui, qu’on le veuille ou non, ont été ses étendards.

Cette semaine Thomas Castaignède, le talent le plus typiquement français des années 90, quatre fois champion de France à 22 ans. Mais la décennie suivante lui fut moins souriante, l’omniprésence du « tout physique » n’était pas faite pour lui.

Thomas Castaignède est le dernier de notre série consacrée aux esthètes. Il a tiré le fil rouge du « french flair » jusqu’au passage au professionnalisme et de l’irruption d’un nouveau rugby, soumis aux dures lois de la physique. C’est sur le plateau de Stade 2 un dimanche soir de 95 ou 96 qu’on l’a trouvé le plus irrésistible. Était-ce le lendemain du jour où il avait marqué ce drop décisif face à l’Angleterre, célébré en tirant la langue ? On n’en est pas sûr… Mais ce soir-là, Thomas Castaignède avait le rugby français à ses pieds : sourire espiègle, diction parfaite, timbre juvénile et vocabulaire choisi d’un étudiant de « Sciences Po » avec toujours cette ironie et cette distance qui donnait un relief unique à ses propos. Mignon, intelligent, doué, et capable de plaquer Jonah Lomu. Après son coup d’éclat de 1996, il avait même demandé aux journalistes de ne pas l’appeler « Monsieur Drop » arguant que ce geste restait fondamentalement un aveu de faiblesse. À 22 ans, il avait déjà été sacré quatre fois champion avec le Stade toulousain. Plus fort encore, il avait tenu à faire à terminer son cursus d’élève ingénieur à l’INSA.

Et comme par hasard, il avait été formé à Mont-de-Marsan. Un premier surnom lui avait été offert : « Le Petit Boni ». Il n’avait pourtant pas la stature majestueuse d’André Boniface, il avait plutôt le profil d’un Peter Pan au talent insolent : « Je n’ai pas du tout souffert de cette image. Ce n’était pas un souci que d’être associé au jeu ou à des joueurs que j’avais admirés dans la jeunesse. Ce qui était dur à gérer, c’est la pression qui entoure le sportif de haut niveau. »

Toutes ces comparaisons, Thomas Castaignède les vivaient comme le prolongement des récits de son enfance. À vingt ans, il aurait pu jouer les historiens : « Mon père me parlait beaucoup du jeu aéré, des grands attaquants gallois des années 70. Mais il me parlait surtout d’André Boniface. À Mont-de-Marsan, il y avait Jesus et André Boniface. Tu allais au catéchisme, puis tu parlais de rugby, et c’est le premier nom qui sortait. Même si Christian Darrouy n’était pas loin derrière. Mais les Boniface, c’était autre chose à cause de l’histoire du lien fort des deux frères. Et sans forcément s’en rendre compte, j’avais acheté mon premier maillot et mes premiers crampons dans le magasin d’André. Mont-de-Marsan vivait beaucoup dans la nostalgie de cette époque… On parlait aussi des avants, Pascalin, Hillcock… Tous ces gars, je ne les avais jamais vus jouer mais j’avais l’impression d’avoir vécu la finale de 1963. »

Comme tous les joueurs qualifiés d’« esthètes », il fut dépassé par ce qualificatif. Personne ne lui avait demandé d’imiter les attitudes du « Grand Boni ». À l’écouter, il se voit au contraire comme un besogneux : « J’ai vite compris que le basket et le foot n’étaient pas faits pour moi. Mais au rugby, j’avais ce sens de l’évitement. Mais j’ai compris une chose, la nécessité d’avoir l’« indépendance » du haut du corps, je me suis astreint à un travail permanent dans mon jardin : maîtriser les passes du côté droit, du côté gauche, sans réfléchir. Je me souviens que pendant un an je n’ai fait que des passes du côté gauche, mon point faible. J’étais un besogneux. »
Même ses jambes de feu n’étaient pas, selon lui, un don du ciel. « La chance que j’ai eue, c’est d’avoir un temps arrêté totalement le rugby. J’étais exécrable, je gueulais sur les autres. Mon père m’a dit : « Va à l’athlétisme, tu seras face la ligne. Le seul contre qui tu pourras gueuler, c’est toi. » J’ai beaucoup appris, sur les courses notamment. Notamment pour éviter de perdre de la vitesse sur les changements de direction. »
 

Seul don revendiqué : le sens de l’observation

Il avait donc l’adresse et la vitesse mais aussi cette intelligence du jeu qu’on pensait instinctive. À l’entendre, elle n’était pas non plus innée. Il l’avait travaillée avec la seule qualité qu’il se reconnaît spontanément, son sens de l’observation. « J’ai toujours adoré analyser les matchs depuis les en-but pour voir les espaces que l’on pouvait trouver avant d’avoir le ballon. J’ai toujours été habité par cette idée, motivé par le lien familial. » Le Toulouse du duo Codorniou - Charvet fut donc sa grande inspiration : « Mais je me souviens aussi de Patrick Nadal à Mont-de-Marsan. Il me faisait penser à un écarteur landais que la vache n’arrivait pas à attraper. En fin de carrière, il courait tranquillement, les adversaires n’arrivaient même pas à le saisir. Je me revois au bord du terrain, analyser tout ça. »

Mais à la différence de ses prédécesseurs, après 1995, il fut happé par l’impérialisme de l’exigence physique sous toutes ses formes, passive et active. Il se retrouva englué dans les filets de cette nouvelle obsession, les muscles, et sujet à son terrible corollaire : les blessures. Jusqu’à cette image terrible, saisie par l’impudeur des caméras de télévision. Un tendon d’Achille qui lâche alors qu’il est sur le bord du terrain juste avant un France-Australie, en 2000. Le passeport vers une longue galère, la fin de sa première époque dorée. Il venait d’arriver aux Saracens, en Angleterre, destin qui aurait semblé si incongru à Boniface ou Maso. « J’y suis allé en 1999 pour m’évader un peu de la pression médiatique. Mais j’avais toujours eu des envies d’ailleurs. »

Autre différence avec ses ascendants, il changea alors de silhouette, bardant son corps d’une couche de muscles qui alimenta toutes sortes de rumeurs, de prise de produits, forcément. « Les gens qui ont raconté ça sont des gens qui ne me connaissent pas et qui ne connaissent pas mon éducation. Bien sûr que j’ai travaillé physiquement. Mais je l’ai fait tard parce que j’ai longtemps privilégié mes études à l’INSA . Ensuite,  je me suis mis à bosser en musculation. Mais quand je suis allé en Angleterre, je n’étais pas plus costaud que je l’étais en France à part que quand je me suis blessé au tendon d’Achille, j’ai travaillé plus du haut du corps que du bas. Alors oui, je suis devenu plus costaud. Sur ce sujet, j’ai souvent été confronté à des gens qui insinuaient des choses, c’est assez blessant, parce que quand on a travaillé à 100 %, franchement on se sent méprisé par ces raisonnements risibles. À ceux qui m’en parlaient directement, je répondais que je faisais 84 kilos, alors qu’à Toulouse, je devais faire 81 kilos… »

Mais Thomas Castaignède reconnaît une erreur : « À l’époque, on voulait être costaud à tout prix. On se rend compte que ça ne servait à rien. Puisque maintenant, on voit que l’important, c’est de reproduire des efforts. » Comme l’aveu d’être né au mauvais moment.
 

Exilé... à l’arrière

On a souvent défini les esthètes par leurs tourmenteurs. Dans son cas on a toujours ressenti une certaine défiance de Bernard Laporte à son endroit même s’il l’appela 23 fois entre 2000 et 2007, principalement à l’arrière mais ne l’amena pas en Coupe du monde ni en 2003, ni en 2007. « Bernard était capable de dire que j’étais le meilleur arrière du monde, puis que j’étais devenu le plus nul…. Mais notre relation a toujours été difficile. Ça date de l’époque où j’ai quitté Toulouse pour Castres, on me l’a toujours reproché. (c’était en 1997, et Bernard Laporte entraînait alors le Stade français N.D.L.R.) »

Jouer à l’arrière, ce fut aussi le prix à payer quand il signa en Angleterre, il aurait sans doute préféré continuer à l’ouverture ou au centre : « Mais dans ce rugby cadré, ils préféraient utiliser mon style de funambule avec le numéro 15. Si j‘étais resté en France, j’aurais continué à jouer à l’ouverture, mon poste de prédilection. »

La légende de Thomas Castaignède se nourrit aussi de ces années 2000, grisâtres où beaucoup de choses tournaient en sa défaveur. Son talent s’exprimait à vide. Pas au bon poste, pas dans la bonne équipe pour se faire mousser (les Saracens n’étaient pas aussi triomphants que ceux des années 2010). La rupture du tendon d’Achille en fut le nadir évidemment : « Je suis passé en quelques jours des stades pleins à la solitude de la Pitié Salpétrière. J’étais presque en état de dépression. 18 mois sans marcher et un sélectionneur qui ne t’appelle même plus. »

On a souvent regretté pour lui qu’il ne soit pas resté à Toulouse : « J’y ai pensé. J’ai eu des pistes mais la porte s’est refermée. Mais je me sentais investi d’une mission chez les Saracens, le président avait été si bon avec moi. » Un nom revient, Nigel Wray. « Il est venu me voir sur mon lit d’hôpital pour me faire resigner alors que je n’avais plus joué depuis un an. C’est un homme formidable, quand il vous parle, vous vous sentez la personne la plus importante du monde. »

Il a donc vécu son chemin de Damas à Londres, fidèle à la main qui s’était tendue, son expression de l’esprit chevaleresque des grands attaquants français. Avec le recul, il en ressort grandi.

« En 2007, peu après que Bernard Laporte m’ait annoncé que je ne serai pas au Mondial, Guy Novès m’a appelé pour me proposer enfin un retour à Toulouse. Ca m’a fait très plaisir mais j’ai décliné, j’avais 32 ans, je savais que j’étais en bout de course, que j’étais fini. » Sa carrière s’est arrêtée ainsi, loin des feux de la rampe, son talent bridé par les aléas de la vie. Il nous réservait un dernier coup de maître : une nouvelle carrière dans la finance, la Banque d’investissement, au cœur de la City de Londres. Un métier appris à la base, riche de son bagage, et avec des patrons polonais ou autrichiens qui ne connaissaient pas le ballon ovale. L’ancien « Petit Prince » nullement  prisonnier de son passé  assuma un nouveau destin.. « Avec des gens formidables, et cette difficulté : passer du rôle où tout le monde venait me solliciter à une position où c’était moi qui devait demander des choses. Quand on sort d’une psychologie de joueur pro où l’on se croit parfois plus important qu’on est, ou c’est vraiment difficile. »

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