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Bernard Lemaitre : « Quand je m’engage, j’aime voir où je vais... »

Par Emmanuel Massicard
  • "Quand je m’engage, j’aime voir où je vais..."
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Bernard Lemaitre (président du RCT) revient sur le début de saison raté du RCT qui a conduit au départ de Patrice collazo, remplacé la semaine dernière par Franck Azéma. L’homme fort du club toulonnais fait également le tour de ses projets et pose un regard avisé sur le rugby français.

Comment avez-vous vécu le début de saison sportivement raté du RCT ?

Pas bien. Parce que l’on pensait avoir fait un recrutement intelligent et que la base de l’équipe était restée à peu près identique. C’était sans compter un certain nombre de grains de sable qui sont venus se mettre dans les rouages : la reprise de l’entraînement s’est faite en juillet pratiquement qu’avec des jeunes du centre de formation, ce qui nous a valu une préparation contrariée ; ensuite, on a constaté que des dysfonctionnements internes au groupe et au vestiaire perduraient.

Parlez-vous de clivages entre les hommes, et d’oppositions entre Patrice Collazo et une partie de l’effectif ?

Oui, tout à fait. Nous les avions déjà identifiés et analysés en fin de saison dernière. Tout cela avait amené Patrice Collazo à modifier beaucoup de choses dans son comportement, sa façon de s’adresser aux joueurs et sa communication de manière générale. Il avait aussi tenu compte de certains éléments qui n’étaient pas très bien acceptés par les joueurs au niveau des entraînements. Ces changements survenus à l’intersaison ont été reconnus par les joueurs comme étant des éléments positifs. Pour autant, cela n’a pas empêché une poignée d’entre eux, je dirai cinq ou six, de cristalliser une opposition à l’égard de Patrice Collazo.

Ces joueurs sont les "mutins" que vous avez rappelés publiquement à l’ordre, en affirmant votre soutien à l’entraîneur. Cela n’a pas suffi…

Et ce sont ces mêmes joueurs qui venaient de signer, les uns après les autres, la charte des valeurs du club qui prône l’abandon des petits intérêts particuliers au profit de l’intérêt du club, puis du collectif, puis du coéquipier avant de penser à soi-même. Cette graduation qui me paraît fondamentale n’était plus respectée et c’est pour cela que j’ai pris la parole.

Tout ceci a cristallisé les positions, et l’incompréhension de Patrice qui a eu l’impression de lutter contre une espèce d’inertie qui s’était installée et qui nous a projetés dans des résultats très mauvais. Tout n’était pas à jeter dans ce que produisait le RCT sur le terrain mais, globalement, on se retrouve en fin de classement. Le juge de paix, c’est ça.

Et donc Toulon a changé d’entraîneur… Mais qu’en est-il de la responsabilité des joueurs ?

Les fauteurs de troubles savent parfaitement que je les ai ciblés. Pas moi seulement, mais deux ou trois personnes dans mon entourage qui défendent les intérêts du club.

Que risquent-ils ?

Quels qu’ils soient, internationaux ou jeunes du centre de formation, j’ai clairement indiqué que j’irai jusqu’à m’en séparer si leurs comportements n’étaient pas conformes aux attendus. S’ils ne défendent pas avant toute chose les intérêts du club en match comme à l’entraînement, ils n’ont rien à faire au RCT.

Ce n’est pas la peine de parler des fondamentaux techniques si on ne respecte pas les comportements fondamentaux qui doivent présider au sein d’un groupe. Sans les notions d’engagement collectif, de respect et d’adhésion à un objectif commun, le rugby n’est plus le même sport.

Même si le changement d’entraîneur est très récent, le vestiaire vous semble-t-il plus apaisé ?

Je pense. Cela date d’une semaine, mais étant proche de l’équipe et du staff, j’observe beaucoup de choses. Il y a une amélioration très nette qui se traduit par des attitudes différentes, des sourires, et par la manière dont les gens s’entraînent. Ce qui me laisse à penser que le changement est en train d’opérer.

Quelle est la part de responsabilité de Collazo ?

Je ne sais pas vous répondre de manière très directe. Cela reste pour moi un mystère… On parle d’un entraîneur qui n’est pas né d’hier, qui a une certaine expérience en Top 14 - principalement à La Rochelle - et qui se défonce 18 heures sur 24 pour préparer les entraînements, les matchs, dialoguer avec son staff, mener des entretiens individuels et collectifs avec les joueurs… Dans un contexte, il est normal d’attendre une réussite quand on est dans le monde de l’entreprise où le travail paie. En club, et particulièrement au rugby, ça ne paie pas pendant une période assez longue… Alors, on attend, on patiente. Voilà pourquoi j’ai conforté mon coach, parce que je pensais que ça ne pouvait que payer. Je me suis trompé et j’ai compris que ça ne marcherait pas.

Pourquoi ?

Les évolutions apportées par Patrice ont peut-être été un peu tardives face à une situation qui s’était encroûtée.

Parlez-vous des changements mais le coach lui-même avait-il changé ?

Oui, et je ne suis pas le seul à l’avoir constaté. J’ai vu Patrice changer mais, en même temps, il s’était mis dans une nouvelle peau qu’il avait certainement du mal à habiter. Voilà tout ce qui m’a conduit à prendre cette décision très difficile…

Au-delà de l’échec considérable pour Patrice, je considère que c’est un échec humain. Tout le monde au club ou dans son entourage reconnaît son énorme investissement et peut mesurer la confiance que je lui accordais ; et l’échec est à cette hauteur. C’est enfin un échec pour moi, puisque ça veut dire que je n’ai peut-être pas pu mesurer tous les paramètres de la réussite sportive d’un club comme Toulon.

Parlez-vous des supporters et de la passion parfois excessive qui entoure le club ?

Cela n’a pas été un élément de décision mais ce n’est pas non plus quelque chose que l’on peut ignorer. On a besoin d’avoir l’adhésion de l’opinion publique rugbystique toulonnaise, voilà. J’ai parlé avec des anciens, qui étaient solidaires mais qui n’étaient pas convaincus à 100 % parce que le jeu de l’équipe n’était pas flamboyant. Rappelez-vous : on a eu des victoires spectaculaires l’an passé mais également des défaites aussi spectaculaires. Comment passe-t-on d’un sommet à un abyme aussi vite ? Pour moi, cela traduit des facteurs d’instabilité dans l’équipe. On avait aussi des problèmes au niveau du staff, avec des luttes intestines qui ont influé sur les joueurs qui s’en sont parfois nourris… On a nettoyé tout ça.

Un slogan veut qu’à Toulon tout soit différent. Vrai ?

Même si j’échange beaucoup avec d’autres présidents, je n’ai pas de point de comparaison. Pour autant, je mesure qu’il y a ici un caractère un peu excessif, parfois démesuré par rapport à d’autres clubs. Cette différence s’exerce positivement dans le succès et négativement dans l’échec.

Quelle est l’action d’un président quand son club tangue et que les résultats ne sont pas au rendez-vous ?

(il rigole) Je vais avoir 83 ans dans quelques courtes semaines et c’est peut-être pour ça que des gens se posent la question de mon rôle au sein du club… J’ai la passion du rugby et de ce club depuis que je suis à sa tête et même avant puisque j’ai cohabité avec Mourad Boudjellal pendant un an et demi. Au-delà, je suis un entrepreneur et j’aime construire ou reconstruire pour ce qui est du RCT. Je suis incapable de faire autre chose que de bâtir, projeter et essayer de réussir. Donc, même si le sportif m’a beaucoup occupé, je n’ai pas lâché les projets d’investissements au niveau des ressources, humaines et matérielles, qui doteront le club de ce qu’il doit avoir pour réussir dans 5, 10 ou 20 ans. On a fait un "Campus" qui est un modèle, on attaquera les travaux du futur centre de vie du club dès l’obtention du permis de construire. Il y aura aussi certaines modifications au stade Mayol. Je veux laisser derrière moi des choses qui permettront à mes successeurs de faire vivre à haut niveau le Rugby Club Toulonnais.

Quelle sera la mission de Franck Azéma ?

La même que celle de Patrice Collazo : porter le projet toulonnais dans sa totalité. Je parle de l’équipe première qui porte notre ambition même si actuellement il n’est pas possible d’envisager autre chose que remonter la pente. Et de tout le projet sportif du club qui doit unir les pros et le secteur amateur dans un effort qui ne fait que débuter. L’idée est de rassembler les clubs du Var et de la Région autour de la dynamique "RCT". Nous voulons valoriser la formation régionale et faire en sorte que le recrutement se fasse naturellement.

Vous parlez de remonter la pente mais, concrètement, quel est l’objectif : le maintien ou la qualification ?

L’objectif de terminer dans les six premiers est toujours valable. On est au 9e match et on voit l’écart qui nous sépare des derniers qualifiables. Même s’il est possible que l’on glisse un peu plus bas ce week-end avec le déplacement à Clermont, l’objectif est inchangé. Mais pour cela l’équipe doit disposer de tous ses atouts. Or, en plus de nos grands blessés, nous comptons dix internationaux absents. Cela fait très mal. Et si c’est toujours ennuyeux de se réfugier derrière ces explications, c’est une telle réalité qu’on ne peut l’ignorer… C’est un handicap.

Comment abordez-vous le match face à Clermont, l’ancien club de Franck Azéma… Il y a mieux pour débuter, non ?

C’est un rendez-vous curieux comme la vie nous en réserve parfois. Je sens Franck très cool face au contexte. Nous avons juste l’objectif de faire le meilleur match possible. L’essentiel est de trouver des certitudes par rapport aux progrès que nous devons faire. Il faut absolument que l’on évite de perdre à l’extérieur de façon un peu dramatique, comme ça nous est arrivé.

Comprenez-vous la position des dirigeants clermontois, qui se réservent la possibilité d’attaquer Franck Azéma suite à son engagement au RCT ?

Non. Avant de recruter Franck, je me suis assuré que sa situation était saine au plan juridique ; il était autorisé par la Ligue à trouver un nouveau club et j’ai eu en main son extrait de solde de tout compte de la part de Clermont. Ce document veut bien dire que les deux parties s’estiment satisfaites… Mais cela regarde Franck, qui est très serein, et son ancien employeur.

Vous insistez sur la politique de formation du club et pourtant vous recrutez un ovni : Cheslin Kolbe…

On nous a proposé ce joueur, je ne suis pas allé le chercher. Face à l’opportunité et après que le président de Toulouse m’a confirmé qu’il ne pouvait pas le garder, Toulon a été candidat. Ceci dit, pour durer de façon saine un club doit avoir sa politique de formation sur le long terme. Ce qui implique d’avoir un effectif renouvelable, avec un plan de succession solide qui comprends des joueurs du niveau de Top 14 et les fameux grands joueurs font gagner les grands matchs. Il en faut deux ou trois, qui sont d’un très bon niveau sportif avec un super état d’esprit et qui adoptent le club autant qu’ils peuvent être adoptés par le club. Ces recrues doivent être des locomotives pour l’équipe. Une équipe qui gagne c’est un amalgame entre ces trois dominantes : formation, soldats expérimentés du Top 14 et deux ou trois joueurs qui sortent de l’ordinaire.

Serez-vous obligé de "dégraisser" l’an prochain pour garder Cheslin Kolbe puisque vous assumerez alors seul son salaire ?

Non. Nous ne l’assumerons pas encore à 100 % encore et je ne pense pas que nous serons obligés de dégraisser pour respecter le salary cap. Pour autant, difficile de s’attendre à d’autres arrivées aussi prestigieuses surtout si le mot prestige est associé à un certain tarif… C’est là où je regrette que l’idée du Marquee Player (modèle anglais qui permet à un club d’avoir un joueur dont le salaire est hors salary cap) n’a pas été retenue par les présidents. On ne peut pas vouloir faire du Top 14 le meilleur championnat du monde et, en même temps, ne se donner les moyens d’attirer les meilleurs joueurs. Avec le salary cap, ça ne fonctionne pas. Si certains trouvent des échappatoires, je ne citerai personne mais j’en ai un connu ici, je dois faire avec les moyens du bord.

Le rugby français vit-il au-dessus de ses moyens ?

Je constate que tous les clubs perdent de l’argent ; même en période favorable, ils arrivent très difficilement à l’équilibre. Un exemple : Toulon a été champion d’Europe en 2013, 2014 et 2015, champion de France en 2014. Mais dès 2015 le RCT a perdu de l’argent et cela s’est répété les années suivantes. Je suis arrivé en 2018 et j’ai été obligé de mettre de l’argent dans le club ; j’en ai mis encore plus en 2019. C’est un gouffre et les salaires représentent 75 % des charges. De fait, le niveau salarial moyen est déraisonnable. Tant que vous aurez des gens qui sont prêts à dépenser des fortunes — et j’en fais partie, je ne m’en cache pas — la tendance n’est pas près de s’inverser.

Combien d’argent avez-vous mis d’argent dans le RCT ?

Depuis le début, j’ai dépensé plus de 40 millions d’euros. Mon exemple n’est pas unique et d’autres clubs ont des propriétaires qui dépensent 10 millions par an… Je peux continuer mais j’estime que ce n’est pas un modèle. Quand je m’engage, j’aime voir où je vais, ce qui est impossible aujourd’hui dans le contexte du rugby français car il n’y a pas assez de création de richesses qui viendraient contrebalancer l’inflation des charges.

Quelles solutions pour sortir du triptyque : billetterie, droits télé, partenariats ? Faut-il en venir aux transferts de joueurs, par exemple ?

Les transferts vont s’installer, à mon avis. Mais c’est trop aléatoire pour que ce soit le fondement d’un budget. Je crois que le rugby doit sortir de son environnement traditionnel, et que l’on popularise très largement la discipline. Pour cela et accéder à un public plus jeune, il faut faire évoluer le produit, c’est-à-dire le jeu. Je suis impressionné par le Seven, qui porte les éléments d’un spectacle moderne.

Et puis, il faut savoir exporter son image. Nous avons ici un grand défi pour exporter la notoriété encore résiduelle du RCT en France et à l’étranger. Le digital est la clé et la télévision n’a pas d’avenir même si nous sommes très satisfaits de notre collaboration avec Canal +, il faut ambitionner une diffusion infiniment plus large, qui dépasse la télé. Il faut travailler sur ces éléments de recette et utiliser les moyens modernes qui sont à disposition. Je pense aux fonds d’investissement, même si personnellement je ne m’en suis jamais servi.

Enfin, de manière plus générale, peut-être faudra-t-il envisager une réforme du rugby français.

Que voulez-vous dire ?

Le rugby pro français est un des rares à avoir deux gouvernances, qui n’ont pas les mêmes intérêts et ne s’entendent pas toujours. Sans oublier World Rugby, qui n’est pas toujours très considérant par rapport aux clubs fournisseurs d’internationaux. Cette double gouvernance, avec l’une qui utilise les moyens de l’autre, reste un facteur de conflit même si nous sommes aujourd’hui parvenus à une certaine harmonie. Tant mieux pour l’équipe de France mais n’occultons pas le fait que les clubs souffrent de ça. C’est encore pire avec les joueurs étrangers qui sont sélectionnés à gogo par leur propre pays sans aucune indemnité pour les clubs qui assument leur salaire… Ici, c’est carrément un problème de droit….

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