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Le jour où le championnat de France de rugby a failli disparaître

Par Jérôme Prévôt
  • Le championnat a bien failli ne plus voir le jour en 1952.
    Le championnat a bien failli ne plus voir le jour en 1952. Midi Olympique
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En 1952, le rugby français fut secoué par la terrible crise des 465, un vrai bras de fer entre les clubs et la FFR et, par ricochet, l’international Board. Les tricolores gagnèrent la partie démontrant la puissance populaire et sportive de l’ovale à la française.

En 1952, le rugby français fut frappé par l’une des crises plus terribles de son histoire. L’épisode est aujourd’hui largement oublié pourtant, cette année-là, le championnat de France faillit bien être supprimé. C’était, en tout cas, l’intention de la FFR, alors présidée par Alfred Eluère, promoteur immobilier et maire d’Hossegor. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Pour bien comprendre cette situation, il faut avoir à l’esprit que le rugby était dominé par les nations britanniques, tenantes d’un amateurisme pur et dur. Elles n’appréciaient pas trop ce qu’il se passait dans les clubs français. Ils les soupçonnaient de rétribuer leurs joueurs en douce. Dans certaines cités industrieuses prospères (Castres, Lourdes, Romans, Lavelanet…) ou pourvues de mécènes, on ne se gênait pas pour recruter des talents formés ailleurs. En échange de quoi ?

Le président convoqué par l’IRB

Fin novembre 1951, le président de la FFR avait été invité à une réunion de l’International Board, programmée le 8 février à Dublin. Tout le monde avait compris que le pauvre Eluère allait subir une sévère admonestation. Et l’enjeu n’était pas mince car la FFR craignait comme la peste de voir les relations avec les Britanniques et les sudistes se dégrader, jusqu’à la rupture. Être privé de matchs contre les grandes nations, c’était une mort civile : adieu la recette des matchs du Tournoi, adieu l’exposition médiatique. Il y avait en plus un autre paramètre avec la montée en puissance du Treize. Il était fort dans ses années 50. Il était ouvertement professionnel. Un XV privé de contacts internationaux aurait été mangé par le XIII.

On sentait, en cet hiver 52, que le climat était très pesant. Le comité directeur de la FFR s’était réuni le 22 décembre 1951 pendant quatre heures, sans que l’on sache ce qu’il avait décidé. Après la réunion de février 1952, les Britanniques, avec un zeste de vice, annonçaient qu’ils étudieront le cas français le 14 mars à Edimbourg. Le jour dit, le secrétaire de l’IRB, M. Thrift choisit de ne rien dire, comme pour instiller le poison : "Nous communiquerons nos décisions à la FFR par La Poste. Nous ne ferons pas de déclaration avant lundi, afin que les dirigeants français n’apprennent pas nos décisions dans la presse." Eluère sue à grosses gouttes.

Les patrons du rugby hexagonal revoient le spectre des années 30, quand la France avait été virée du Tournoi purement et simplement. Personne ne voulait revivre ce cauchemar. Eluère révéla plus tard qu’à Dublin, l’IRB lui avait adressé un réquisitoire terrible sur le professionnalisme marron mais aussi la violence et le non-respect des arbitres. Il en était ressorti sonné.

Le lundi, on découvre enfin le communiqué. "L’IRB a pris note que le Comité Directeur de la FFR a décidé à l’unanimité d’abolir le championnat des clubs français... Il attend la notification effective qui doit être définie par l’Assemblée Générale de la FFR d’avril prochain avant de prendre une décision pour savoir si les relations entre les Unions et la France peuvent être maintenues pendant la saison 1952-1953." Pour les Britanniques, une compétition d’élite de clubs était diabolique dans son essence. C’était la porte ouverte au professionnalisme. Voilà pourquoi les Anglais n’eurent pas de championnat jusqu’en 1988.

En 1952, ce communiqué fut une bombe. On apprenait donc, après coup, que la FFR avait proposé aux British la suppression du championnat pour calmer leur colère froide. C’était ça, l’objet du CD du 22 décembre.

Les clubs français sont furieux. Se retrouver privés des phases finales, des exploits du FC Lourdes des frères Prat et de Roger Martine ? Et puis quoi encore ? Du coup, la pression redouble sur le pauvre Alfred Eluère. Après l’avoir subie d’en haut, il la subit d’en bas. Il est pris en étau. "Les Britanniques méprisaient Eluère, ils lui reprochaient de ne pas être capable de faire la police chez lui", se souvient Henri Garcia, alors reporter à L’équipe.

 

Georges Aybram prend la tête de la fronde

Émerge alors un personnage clé, Georges Aybram, 37 ans, président du TOEC, ingénieur civil très influent à la mairie de Toulouse, lié au puissant syndicat FO. Il allait prendre la tête de la fronde des clubs en les conviant au Jardin des Plantes de Toulouse, dans le Museum d’Histoire Naturelle. C’est dans ce lieu charmant qu’ils se comptent. Ils sont 465. Le chiffre restera pour qualifier cette crise. Tous proclament leur désir de maintenir le championnat.

"Eluère n’a pas fait le bon choix, c’est clair. Il aurait dû tenir bon aux côtés de ses clubs. La réunion des 465 était une démonstration de force extraordinaire", poursuit Henri Gatineau, ex-rédacteur en chef de Midi Olympique, alors jeune reporter. Les 465 disposent d’une autre arme, l’hebdomadaire que vous tenez entre les mains : "Midi Olympique a été l’instrument de la mutinerie des 465. Aybram s’en est servi d’autant plus que le rédacteur en chef, Raymond Sautet, était favorable au mouvement. Il était polémiste dans l’âme, il aimait la bagarre et le championnat servait nos ventes, évidemment." Les Unes tranchantes des Midol de 1952 en font foi. Elles tirent à boulets rouges. Avec des références historiques pointues : "Nous ne voulons pas revivre Fachoda !" ou sur huit colonnes "La Cité d’Antin capitule !"

 

Crabos, Saulnier, Chaban-Delmas : le cessez-le-feu en douceur

Henri Gatineau poursuit : "Georges Aybram avait une autorité naturelle, alliée à une vraie compétence. Ce n’était pas une grande gueule mais il pesait énormément dans les débats. C’était un ponte de la Mairie, il était aussi président des Hôpitaux de Toulouse." Il est mort en 2012, à 96 ans, lui aussi un peu oublié. Il fut le porte-parole d’une vraie révolution. L’affirmation de la puissance des clubs français, riches de leur popularité, de leur formation.

45 ans avant la création de la LNR, ils étaient le cœur du rugby français. Confiance prise, ils demandent que l’Assemblée Générale de la FFR vote l’ordre du jour de leur mouvement : "Nous affirmons que le maintien du championnat et la sauvegarde des relations franco-britanniques ne sont pas incompatibles." Mais les clubs acceptent aussi de signer une déclaration sur l’honneur "de respect des règles de l’amateurisme." Concession bien légère et très hypocrite mais le plus incroyable est que les Anglo-Saxons, si sourcilleux, acceptèrent cet augure sans garantie. "Ils furent plus intelligents que les dirigeants français. Je crois qu’ils avaient compris que les clubs français avaient la dynamique et l’avenir de leur côté," poursuit Gatineau.

Le pauvre Eluère s’était fourvoyé dans le rôle de l’homme de compromis, celui qui s’affaiblit à force de vouloir négocier avec ses tourmenteurs. "J’ai menti pour vous sauver" déclara-t-il aux clubs qui se rebellaient contre lui. Entre le 10 mai, assemblée générale et le 28 juin, congrès annuel, il perd son pouvoir jusqu’à jeter l’éponge. Les clubs avaient eu sa peau. Pour le remplacer, ils élisent René Crabos, ancien trois-quarts centre international, premier chantre du jeu offensif à la française..

Avec le recul, on trouve des cironstances atténuantes à Eluère. Peu, à sa place, auraient fait différemment. Peut-être que son sacrifice était nécessaire à l’émancipation du rugby français. Après tout, René Crabos aussi était un homme de la FFR, mais les Britanniques l’adoraient au nom de son passé glorieux.

Ce choix s’avéra décisif. L’aura de Crabos lui permit d’aplanir les relations avec l’International Board après la crise de 1952 et de rendre acceptable notre championnat un peu "olé olé". Il fut secondé par un autre personnage-clé, Serge Saulnier. On se souvient surtout de lui comme le directeur de la tournée mythique des Bleus en Afrique du Sud de 1958. Cet homme très aisé, héritier de la société aéronautique Morane-Saulnier, habitait un appartement magnifique au Pont de l’Alma avec ascenseur-particulier. Il présidait le Comité d’Île-de-France et le Stade français, il organisait aussi les tournées de l’université d’Oxford en France et le traditionnel match Paris-Londres.

Ses connexions avec les Britanniques étaient donc précieuses. Pour finir de mettre de l’huile dans les rouages, le rugby français pouvait compter sur un autre ex-international, mais pas élu à la FFR. Henri Garcia se souvient : "Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux et président de l’Assemblée Nationale, jouait aussi un rôle diplomatique important. à chaque match international, il recevait les états-majors français et visiteurs à l’Hôtel de Lassay, ainsi que la presse. Tout le monde pouvait se parler." Vaille que vaille, la France conserva donc son modèle au nez et à la barbe des Britanniques, conscients que leurs voisins un peu voyous servaient le rugby avec tous ces joueurs des plus brillants (Prat, Mias, Crauste, Gachassin, Boniface). Le culot de Georges Aybram et ses amis avait payé, le sacrifice involontaire de Eluère aussi. Ils fermèrent les yeux sur notre "championnite" encore loin de l’élitisme du Top 14 actuel, avec 64 clubs en première division et 96 en deuxième.

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