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Dans la tête des buteurs, épisode 1 : et le cauchemar devient réalité

  • Jérôme Porical
    Jérôme Porical Romain Perrocheau / Icon Sport - Romain Perrocheau / Icon Sport
Publié le Mis à jour
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On pourrait appeler ça la rançon de la gloire : joueurs phares de leur équipe, les buteurs sont inévitablement confrontés un jour ou l'autre à l'échec. Comment le vivent-ils ? Plusieurs artilleurs de renoms nous parlent de cette hantise.

« À partir du moment où le jeu s’arrête et où l’équipe décide de prendre les points, pendant un instant, le rugby devient un sport individuel. C’est excitant dans le sens où vous êtes momentanément le seul acteur du match. Mais c’est à double tranchant. » Du haut de ses 2126 points en carrière, Jérôme Porical parle en connaissance de cause de l'extrême dualité de ce rendez-vous face à soi-même, quand le buteur se retrouve seul face aux perches. À l’instar de tous ses illustres confrères, le Catalan a connu l’ivresse du coup de pied décisif comme la désillusion de la balle de match manquée. « C’est marrant car j’avais justement cette conversation le week-end dernier avec des amis. Il y en a qui disaient qu’un buteur pouvait faire gagner son équipe mais qu’il ne pouvait pas la faire perdre. Je ne suis pas d’accord : un buteur peut faire perdre son équipe. » « Je dirais plutôt qu’il ne la fait pas gagner s'il se rate », tempère Jérémy Valls, entraîneur du jeu au pied de Melvyn Jaminet et de l’Usap.

Qu’importent la définition et le choix des mots, le constat d’échec touche les buteurs au plus profond de leur chair. Et peut venir hanter leur mémoire des années durant. Diego Dominguez, l’homme aux 1010 points en sélection et aux quatre Brennus gagnés en autant de finales, n’a rien oublié, près de trente ans après : « Est-ce que j’ai déjà eu un jour sans ? Oui, une seule fois. Mais quel mauvais souvenir. C’était avec Milan contre le Leinster, en 1996. J’avais foiré six coups de pied, c’est la première fois que ça m’arrivait. » Les caprices de la météo avaient eu raison du talent du maestro : « Sincèrement, l’équipe avait perdu le match à cause de moi. Il avait plu beaucoup, le terrain était  gras. Ça m’avait cassé les jambes. Je n’arrivais pas à prendre mes appuis, je ne trouvais pas la clé. J’avais essayé de changer mes postures mais rien n’y avait fait. Comme je suis perfectionniste, ça m’avait fait mal à la tête un long moment. » Le jour sans. La crainte ultime des artilleurs. Parfois, il survient au plus mauvais moment. Romain Teulet, 3 000 pions en carrière, l’a vécu à ses dépens lors du barrage contre Montpellier, en 2011 : « Je n’avais pas bien buté et j’avais manqué la dernière. Je l’avais très mal vécu. C’est une plaie qui reste ouverte, même encore maintenant. » Ce jour-là, le robot s’était détraqué : « Je ne vais pas mentir ni me chercher des excuses avec le vent ou je ne sais quoi. Je n’étais pas au mieux mentalement. J’avais des préoccupations d’ordre privé, des difficultés de vie de couple. Les entraîneurs le savaient. J’avais ce poids en plus. » Le buteur reste avant tout un homme. Qui peut perdre le contrôle face à ses émotions. « Les aléas de la vie ou les contrariétés peuvent être des éléments perturbateurs qui vous rendent fébriles, reprend le Castrais. Sur de tels gestes de précision, il ne faut pas être préoccupé ou perturbé sinon… Surtout pour moi qui avais une routine très saccadée, très marquée. » Les raisons d’un échec peuvent être multiples et variées : « À l’époque de Montpellier, je me rappelle être passé au travers une fois car j’avais eu du mal avec un ballon neuf, sourit Jérémy Valls. Et, ce n’est plus le cas désormais, mais il y avait des terrains un peu penchés qui pouvaient vous dérégler. »

« Le pire souvenir de ma carrière »

Parfois, il n’existe pas d’explication logique ni rationnelle. Un an après avoir été le héros du titre de l’Usap, en 2009, Jérôme Porical avait connu une imprévisible défaillance au Stade de France pour son retour en finale : « En 2010, je réalise ma meilleure saison dans le champ mais j’ai le pourcentage le plus faible dans les tirs de ma carrière car je tentais énormément de loin. En demi-finale, contre Toulouse, j’avais fait 7/8 et marqué 21 points. Pour la finale, j’étais donc bien mentalement. » Que s’est-il donc passé ? « Nous avions voulu que tout soit identique à l’année d’avant : c’était le même adversaire, on avait choisi le même hôtel, le même camp, le même terrain, quitte à avoir le vent contre en seconde période… Et puis, c’était le même scénario : Clermont avait pris de l’avance au score et, juste avant la mi-temps, comme l’année d’avant, j’ai eu une pénalité à 30 mètres, un peu décalée, pour revenir à portée. Mais elle n’est pas passée. Je n’avais pas dû bien traverser le ballon, je suppose. Ça m’a mis un sacré coup derrière la tête. Ça m’a déstabilisé car ce n’était plus le même scénario. J’ai eu une perte de confiance et, en deuxième période, j’ai eu deux autres échecs. Et voilà, c’était fini. Il peut y avoir une part d’irrationnelle. » L’incompréhension nourrit alors la déception : « J’avais beaucoup culpabilisé. Ça reste le pire souvenir de ma carrière. L’ironie de l’histoire, c’est qu’à la reprise, on avait retrouvé Clermont et j’avais tout mis au pied. » 

La pression se pose sans doute en ennemi numéro 1 du buteur. « Le contexte peut te faire sortir de ta bulle alors qu’il est crucial d’être le plus relâché possible, mentalement et physiquement », résume le champion de France 2009. Les finales fournissent des exemples criants : le 2/8 de David Skrela face à Montpellier en 2011, le 3/7 de sa sainteté Wilkinson en 2013 contre Castres, le zéro pointé de Morgan Parra devant le Stade français en 2015… Jérémy Valls confirme l’évidence : « Je prends toujours l’exemple du mec qui tape une pénalité 22 mètres en face. À l’entraînement, il fera 10/10 et, en match, 9/10. Mais si c’est à la dernière seconde d’une compétition, la réussite va baisser. Pour éviter ça, il est crucial de renforcer un maximum sa routine, la finalité étant de ne penser qu’au geste, pas aux conséquences éventuelles et à tout ce qu’il y a autour. »

« Je ne voulais pas de première pénalité facile »

S’armer mentalement pour garder le contrôle techniquement : voilà l’obsession de tous. Le temps qui passe devient généralement un allié. Face à la peur de l'échec, rien ne remplace l’expérience et la maturité à en croire Ronan O'Gara : « À mes débuts, si l’on perdait 21-15 par exemple, je me disais : « Jésus, s’il te plaît, fais que l’on ne marque pas », sinon j’aurais la transformation de la gagne à passer, racontait, en 2010, l'Irlandais. Ou bien s’il y avait 14-12 et qu’il y avait une pénalité, j’espérais à moitié qu’elle soit contre nous. Je suppose que je n’avais pas assez confiance en moi. C'est venu par la suite. » Jérémy Valls a éprouvé une crainte similaire : « Quand j’étais jeune, je ne voulais pas que l’arbitre me donne une première pénalité facile, confie l’ancien Montpelliérain. Je préférais qu’elle soit lointaine et en coin, comme ça, j’avais moins de pression. À force de m’entraîner, j’ai changé d’approche : après, j'espérais avoir une pénalité facile pour pouvoir bien entrer dans mon match. J’avais inversé la réflexion. Au fil des ans, j’ai gagné en maîtrise et chassé les pensées négatives. » Ce qui vaut pour l’un ne vaut pas pour l’autre. La jeunesse n'est pas un souci en tant que tel : « Sur mes cinq premières saisons à l’Usap, j’ai marqué 1000 points », rappelle Jérôme Porical. Melvyn Jaminet, à son tour, défie la logique : « C’est un joueur doué techniquement mais là où il m’a le plus surpris, c’est dans sa capacité à encaisser la pression, reprend Jérémy Valls. Lors de la tournée en Australie, l'été dernier, c’était la première fois qu’il jouait véritablement devant du public. Ça n’a fait que le rendre plus fort. Plus c’est dur, plus il maîtrise ses émotions. »

Qu’importe le motif, les circonstances atténuantes ou les raisons profondes d'un échec, tous les buteurs se rejoignent sur une même finalité : la nécessité de rebondir, au plus vite. Romain Teulet raconte l’après : « Le barrage de 2011, je m’en suis beaucoup servi lors de l’année qui a suivi. Je me suis appuyé sur ce souvenir, j’ai gardé tous les articles, j’ai travaillé encore plus. J’en ai fait une force, une motivation. Quand on a retrouvé Montpellier en barrage, un an plus tard, j’avais été performant. Le coup d’éponge était passé. » « Il faut faire en sorte que les périodes de doute soient les plus courtes possibles, reprend Jérôme Porical. Et pour ça, il n’y a pas de secret : il n’y a que le travail, la répétition, l’entraînement. » Si le perfectionnisme permet d'approcher l'excellence, la glorieuse incertitude du sport peut toujours surgir. Nul n’est à l’abri. « Regardez, Stephen Curry, le meilleur tireur à 3 points de l’histoire du basket, évoque Romain Teulet. L’autre jour, en finale NBA, il a sorti une performance incroyable, et la fois d’après, il a tout raté. » Ça arrive même aux meilleurs.

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