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Nantes 1986, le récit d'une sauvagerie - Épisode 6 : Trente ans après, deux pavés dans la mare

  • Philippe Sella n’avait pas apprécié certains commentaires écrits sur la préparation des Français avant le match. Il a porté l’affaire devant les tribunaux qui lui ont donné raison.
    Philippe Sella n’avait pas apprécié certains commentaires écrits sur la préparation des Français avant le match. Il a porté l’affaire devant les tribunaux qui lui ont donné raison. Archive Midi Olympique
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Si ce match n’est pas comme les autres, c’est parce que son écho s’est propagé longtemps après son coup de sifflet final. Vingt-neuf ans après, il a même connu un énorme rebondissement avec de stupéfiantes accusations. Les joueurs ont dû se défendre d’accusations de prise de produits dopants. La justice leur a donné raison.

Votre saga de l'été

Chaque semaine, jusqu’à fin août, Midi Olympique vous donne rendez-vous, dans son édition du vendredi et du lundi, pour vous conter en six épisodes le France - Nouvelle-Zélande du 15 novembre 1986, l’un des matchs les plus mythiques de l‘histoire des Bleus.

L’un des plus évoqués, des plus célébrés. Jamais les Français n’avaient à ce point surpassé les maîtres des antipodes, par l’ampleur du score (16-3) mais aussi par la manière. On a souvent parlé de « sauvagerie » à propos de ces quatre-vingts minutes. L’engagement des Bleus y fut total, c’est vrai.

Le halo légendaire qui entoure cette partie s’est ensuite trouvé enrichi par toute une série de récits épars, complémentaires, parfois contradictoires : les témoignages des All Blacks sidérés, bien sûr ; et des Français hallucinés de ce qu’ils avaient été capables de faire, de vivre. Cette rencontre fut plus qu’un simple test-match.

Ce fut aussi un contexte, avec un premier test à Toulouse vécu comme une humiliation, suivi d’un stage terrible. Puis un avant-match incandescent, dans la moiteur des vestiaires de Nantes.Ce match a aussi basculé dans une autre dimension par la personnalité hors norme d’un sélectionneur inoubliable : Jacques Fouroux. Pourrait-on aujourd’hui préparer une équipe comme le faisait le « Petit Caporal » ?

Le match de Nantes s’est finalement poursuivi bien après son coup de sifflet final, entre des déclarations tapageuses et contestables, des allusions sulfureuses à de la violence, à du dopage. Le retour du bâton. En cette période estivale, Midi Olympique vous invite dans les secrets de cet instant de légende du rugby français. Nous avons revu cette débauche d’énergie tricolore, nous avons interrogé la quasi-totalité des protagonistes et retracé les lignes du mythe, pour en démêler le vrai du faux. Aujourd’hui, l’épisode 6 !

C’est ce qui fait sa spécificité. Le France-Nouvelle-Zélande de 1986 fut une canonnade dont l’écho s’est propagé de vallée en vallée. Les suites de la bataille, on les a constatées dans les huit mois qui ont suivi (lire nos pages suivantes, N.D.L.R.). La troisième mi-temps sur une péniche, le grand chelem 1987, le parcours en Coupe du monde, la demie d’anthologie et la finale perdue.

Mais si l’on veut prendre la mesure de la trace qu’a laissée le test dans les mémoires, il faut sauter les années et se replacer 29 ans plus tard, en 2015. Quand ce match refit la Une des médias. Preuve que cet affrontement était destiné à rouler dans les mémoires et les récits.

Le premier bâtisseur de la légende à double face reste Wayne Shelford, auto proclamé mauvaise conscience du XV de France. Après ses premiers propos incendiaires sur ses blessures, il en remit une couche en 2015, jetant un nouveau voile de soufre sur ce mémorable après-midi de l’automne 1986. « Quand je suis sorti du tunnel et que je les ai vus, j’ai regardé les yeux des joueurs et leurs yeux ne disaient pas qu’ils allaient disputer un match contre les All Blacks, estime vingt-neuf ans plus tard celui qui avait été sérieusement blessé, ce jour-là. Leurs yeux disaient qu’ils avaient pris quelque chose et je ne pouvais pas le prouver », déclara-t-il à la radio néo-zélandaise.

Selon l’ancien numéro 8, les Français n’étaient pas ce jour-là dans leur état normal. En clair, ils avaient pris des substances interdites. Nous l’avons recontacté voici quelques semaines. Il a légèrement amendé ses propos toutefois : « Oui, j’avais déclaré que je pensais que les joueurs Français avaient pris quelque chose. Dans le couloir menant à la pelouse, on voyait que le blanc de leurs yeux était rouge, injecté de sang. C’est un truc qui ne trompe pas car j’avais l’habitude de regarder l’opposition dans les yeux. Mais je ne peux rien prouver sauf que, après avoir joué deux saisons en France (au TOEC, NDLR), je peux vous dire que les joueurs prenaient tout un tas de trucs avant les matchs, même si ce n’était pas toujours des produits dopants… »

Je peux vous dire qu’on a regardé les All Blacks les yeux dans les yeux. Mais quelque part, nous avons gagné leur respect, je l’ai constaté quand je les ai côtoyés en 1989 avec une sélection mondiale. J’ai vu le respect et la sympathie dans l’attitude de Sean Fitzpatrick.

La deuxième répercussion fut une déflagration toute aussi puissante : un livre, sorti en 2015, « Rugby à Charges » (éditions La Martinière), écrit par Pierre Ballester, ancien journaliste spécialisé dans le cyclisme. Il y décrivait un rugby sous influence de divers produits, principalement des amphétamines. Le match de Nantes faisait figure de morceau de bravoure de l’ouvrage et de la démonstration.

L’auteur y faisait parler Jacques Mombet, médecin de la FFR, ancien président de la Commission médicale qui avançait que les joueurs français avaient pris des amphétamines. Nous avons relu le livre en question. Au-delà de ses considérations sur le dopage en général, le médecin suggère que le match de Nantes a fait l’objet d’une opération spéciale, en comparant le premier et le second test. La « rouste » et sa revanche.

Un médecin qui en charge un autre

Dans ce passage hypersulfureux, il « charge » ouvertement un autre médecin de la FFR, Jean Pène, dit Didou, médecin attitré du XV de France dans les années 80, décédé en 2003. un homme très proche d’Albert Ferrasse. Sur le moment, ces déclarations ne firent non pas du bruit, mais un boucan d’enfer.

Dans sa diatribe, Jacques Mombet cite même Alain Lorieux sur un ton assez ironique. « Lorieux le pompier courrait toujours alors que le match était fini. » Le principal intéressé réagit : « Oui, j’ai mal pris ces propos car c’étaient des mensonges. Jacques Mombet a dit qu’il était avec nous alors qu’il était médecin de France B et France B ne jouait jamais au même endroit que le XV de France. Moi ce que j’ai dit à tout le monde, c’est que nous, amateurs, nous n’avons pas touché un centime. Mais ce qui nous reste, c’est notre mémoire, c’est ce qu’on écrit sur nous. On n’a pas le droit de le ternir pour faire du buzz, trente ans après… Pour faire des grands matchs on n’a pas besoin de ça. À Nantes, on a dit que Lorieux courait de partout. Mais j’ai toujours fait ça, à Grenoble j’étais connu pour ça. Et on a pu le voir ensuite lors de la demi-finale contre l’Australie. Mais dans la première partie de ma carrière, je n’avais pas le droit de le faire. En 1984, contre l’Irlande si Blanco me sert, je peux marquer deux essais, je suis à son intérieur, mais à cette époque, on me disait : « Un deuxième ligne n’a rien à foutre là. » »

On a dit qu’on était chargés comme des bourrins, vu nos comportements. Je répète que quand on voit ce qu’on fait les All Blacks lors du second test du XV de France en 1994 (il en était le sélectionneur, N.D.L.R.), pff ! Quand ils peuvent te marcher dessus, ils le font aussi !

Jean-Claude Gavoux, chargé du matériel du XV de France et donc au contact direct des Bleus confirme que « Jacques Mombet n’était pas avec nous au cours de cette fameuse semaine. Il n’avait pas d’accès à l’équipe. J’étais au contact des joueurs, je mangeais avec eux. Alors quand on raconte qu’il y avait des pastilles sur la table. C’est n’importe quoi. »

Jean-Pierre Garuet aussi est catégorique : « On ne le voyait pas lors de nos préparations. Il était avec France A prime ou France B. C’était un brave homme, je pense qu’il était un peu affaibli quand on l’a fait parler. »

L’ancien pilier droit du FC Lourdes reconnaît que sur le coup, il avait mal pris ces allégations. « Oui, oui, nous avions été vexés. Nous avons été au tribunal. Il s’agit quand même de l’un des plus beaux souvenirs de ma carrière. Ne salissez pas ça. Je suis très agressif sur ce sujet. C’est une victoire sur les All Blacks quand même. »

Avec le recul, non seulement sur le match, mais aussi sur les réflexions de Shelford et sur le livre qui a renforcé les soupçons, il ajoute : « Ça fait finalement partie d’un phénomène classique avec les All Blacks. c’est comme avec la blessure de Wayne Shelford. On les a mis sur le cul sportivement et à partir de là, on a voulu que ce ne soit pas normal. Mais moi, je peux vous dire qu’on a regardé les All Blacks les yeux dans les yeux. Mais quelque part, nous avons gagné leur respect, je l’ai constaté quand je les ai côtoyés en 1989 avec une sélection mondiale. J’ai vu le respect et la sympathie dans l’attitude de Sean Fitzpatrick. »

Dans le discours du pilier s’exprime aussi l’idée que les All Blacks sont souvent « protégés » des arbitres et des instances, par leur réputation, leur prestance, un certain complexe de supériorité aussi.

Sella attaque en justice

Au cours de nos discussions avec les Bleus, l’idée d’un Shelford mauvais perdant affleurait dans la plupart des discours comme le constat d’une fraternité d’armes trahie. Éric Champ l’a bien verbalisé : « On a beaucoup de respect pour les All Blacks et c’est vrai, j’ai trouvé déplacé que leur numéro 8 ait dit à qui voulait l’entendre qu’on était drogués. Je vais vous dire : on était drogué à la connerie, oui ! Je ne me suis jamais drogué dans ma vie et encore moins pour jouer au rugby. Moi quand j’ai perdu, je ne suis jamais allé dire que l’adversaire avait pris des trucs. »

Il faut aussi le reconnaître, la justice a donné raison par deux fois aux joueurs vexés. Philippe Sella avait porté l’affaire devant la justice. Il avait affirmé s’être « senti sali par ce qui a été écrit » promettant n’avoir « jamais eu besoin de quoi que ce soit pour atteindre le haut niveau ».

En juin 2016, la cour d’appel condamna l’auteur à verser 20 000 € de dommages-intérêts et 3 000 € de frais de justice. En première instance, une lettre d’excuses de Jacques Mombet avait été produite. « Mes propos ne sont pas ceux qui ont été rapportés. J’ai été piégé. »

En 2016, Jean-Pierre Garuet et Pascal Ondarts avaient obtenu la condamnation par la cour d’appel de Pau d’un quotidien et de son site qui avaient publié leurs photos pour illustrer les "bonnes feuilles" du fameux ouvrage. Pascal Ondarts reste sobre : « On a foutu les All Blacks sur le cul, alors ils ont dit, on est drogués. Tu rigoles ? Avec Jean-Pierre on buvait deux verres de rouge et ce jour-là, on en a pris qu’un. Oui, à ceux qui ont écrit ça, on leur a pris un petit billet. »

D’autres joueurs ont préféré jouer l’indifférence. « Oui, j’ai été vexé par ces déclarations. Mais je crois qu’il faut rester au-dessus de tout ça. Le père Mombet, s’il nous a vus nous doper, c’est avec du sucre dans le vin rouge. Après comme dans tout sport, il peut y avoir des initiatives individuelles, mais jamais de la vie, je n’ai connu cette situation de prise de médicaments », explique Daniel Dubroca. Condom : « Oui, c’était ch… d’entendre ça, on a bu deux cafés au lieu d’un et voilà tout. »

Franck Mesnel poursuit : « C’est toujours vexant d’entendre ça. Je l’avais aussi entendu en 1995 pour la Coupe du monde alors qu’on avait juste fait une préparation physique énorme. On l’avait dit avant notre génération aussi. À ce moment-là, dès qu’un joueur s’engageait et jouait au ras du sol, on disait qu’il prenait des trucs ? À ce moment-là, tous les Britanniques prenaient des trucs. »

Pierre Berbizier évoque ce tohu-bohu avec une distance fataliste et sans aucune acrimonie. C’est même lui qui évoque le sujet tout seul dans son propos, sans être sollicité : « Je vous l’ai dit, quand nous avons parlé de la blessure de Shelford. Ce match a été survendu, on l’a rendu sulfureux, avec évidemment, ces suspicions de dopage. On a dit qu’on était chargés comme des bourrins, vu nos comportements. Je répète que quand on voit ce qu’on fait les All Blacks lors du second test du XV de France en 1994 (il en était le sélectionneur, N.D.L.R.), pff ! Quand ils peuvent te marcher dessus, ils le font aussi ! »

Rodriguez : « Je n’en ai rien à foutre, je sais ce qu’il s’est passé avant le match »

Les déclarations incendiaires de Jacques Mombet ne s’arrêtaient pas là, puisqu’il expliquait aussi que les All Blacks s’étaient discrètement plaints auprès de l’International Board et que les choses avaient commencé à évoluer. « Je crois que c’est ensuite que l’interdiction des amphétamines a été activée dans le rugby. »

Cette thèse rehausse paradoxalement les performances suivantes du XV de France, le grand chelem et la magnifique demi-finale face à l’Australie, le meilleur match d’Alain Lorieux, présent sur les quatre essais. Si on suit bien ce que dit le médecin, la performance a donc été clairement réalisée sans produit.

Pierre Berbizier réagit par une forme de dédain aux accusations diverses. Pour lui, l’engagement des Français a toujours été le fruit de leur préparation et de leur motivation hors normes.
Pierre Berbizier réagit par une forme de dédain aux accusations diverses. Pour lui, l’engagement des Français a toujours été le fruit de leur préparation et de leur motivation hors normes. Archive Midi Olympique

Accusé nommément douze ans après son décès, Jean Pène n’a pas eu le loisir de répondre évidemment. Mais dans les colonnes de l’Équipe, il s’était exprimé sur le sujet en 1989, trois ans après l’exploit de Nantes alors que des rumeurs circulaient déjà : « Je ne comprends pas comment on peut affirmer qu’il y a eu dopage en 1979 et en 1986. J’étais présent dans les vestiaires avant ces deux rencontres. L’agressivité, la vaillance, ce n’est pas une affaire d’amphétamines mais de motivation. Tout est dans la manière d’aborder la rencontre. »

Il poursuivait : « Lorsque l’on parle d’amphétamines, il faut savoir que pour un match de quatre-vingts minutes, ça ne sert à rien. On va hyper-exciter les joueurs et les rendre fébriles. Et puis, avec les contrôles, je ne vois pas comment ils pourraient passer au travers. Depuis 1982 que les contrôles sont effectués, pas un joueur n’a été positif. Que les responsables des contrôles antidopage aillent sur les stades. Nous leur ouvrons grandes les portes de l’entraînement du quinze de France avant les matchs internationaux. »

Sans les lier au match de Nantes, il citait quelques produits qu’on pouvait trouver dans la pharmacie des joueurs de l’époque. « Qui n’a rien à voir avec la valise d’un dopé. » Il évoquait : L’acti 5 (ampoules vitaminées, anti asténique), le Surelen (anti-asténique), Vitascorbol (vitamine C, N.D.L.R.) et le Guronsan (célèbre médicament en vente libre qui contient de la caféine, dont la consommation n’était que répréhensible par seuil, N.D.L.R.). « Ça ne va pas plus loin. »

Ces produits, on le précise, ne sont pas des amphétamines. Il expliquait à titre d’exemple pour bien montrer que la question était amplifiée, « qu’il faudrait qu’un joueur avale l’équivalent d’un tube et demi de Guronsan avant le match pour qu’il y ait des traces de caféine dans ses urines. Tout ça n’a rien à voir avec du dopage ».

Le fameux livre de 2015 fut un pavé dans la mare bien sûr. Mais sur un plan clairement subjectif, nous n’avons jamais eu l’impression que ces polémiques râpeuses aient vraiment terni la mémoire du France - Nouvelle-Zélande de 1986 auprès du grand public. Elles ont au contraire renforcé son mythe comme une sorte de cicatrice sur la face d’un valeureux guerrier. La bataille des Bleus fut si homérique qu’elle ne pouvait éviter quelques vagues scélérates capables de se propager très longtemps et très loin.

Sur la question, Laurent Rodriguez se veut lapidaire : « Je m’en fous complètement, je sais que certains ont été vexés comme Pascal Ondarts par exemple. Mais moi je savais je sais ce qui s’était passé dans la semaine et ce qui s’était passé dans les vestiaires. Jacques Fouroux était capable de déclencher des telles furies. »

* Aujourd’hui, le Guronsan ne figure pas dans la liste des produits interdits et la caféine n’est plus recherchée par la lutte antidopage.

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