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200 ans de légendes (6/52) - Énorme recette pour le match des borgnes

Par Jérôme Prevot
  • 200 ans de légendes (6/52) - Énorme recette pour le match des borgnes
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Le 1er janvier 1920, le Tournoi reprend après le terrible intermède de la guerre de 14-18. La France reçoit l’Écosse dans un match qui compte cinq joueurs qui n’ont plus qu’un seul œil. Pour pleurer, ou sourire.

Certains matchs passent à la postérité pour leur beauté, leur dramaturgie, leur enjeu. D’autres sont magnifiés par leur contexte qui, parfois, dépasse largement le cadre du sport. Le match France-Écosse de 1920 fêtait un premier anniversaire dérisoire, les 10 ans de l’entrée de la France dans le Tournoi des 5 Nations. Il en marquait un second : les retrouvailles entre Français et Écossais. Ils ne s’étaient plus affrontés depuis la triste édition de 1913 qui avait tourné à l’émeute. Il en célébrait un troisième, grandiose et tragique : la reprise du Tournoi interrompu par le premier conflit d’ampleur mondiale. La fraternité d’armes avait fluidifié la réconciliation entre les turbulents Français et les sourcilleux Écossais, ulcérés par les incidents de 1913.

En ce 1er janvier 1920, quatre Français avaient déjà été internationaux avant-guerre : Philippe Struxiano, Félix Lasserre, Jean Sebedio, Marcel-Frédéric Lubin-Lebrère. Côté écossais, ils étaient trois : Charlie Usher, Alex Angus et Jock Wemyss qui deviendrait plus tard un célèbre commentateur radio. On ne se lasse pas de s’en étonner, mais dès cette époque, le rugby avait acquis toute sa popularité. Entre 25 000 et 30 000 personnes s’étaient entassées dans les tribunes du vieux Parc des Princes. Les journalistes n’avaient pas manqué de mettre en exergue la recette inattendue, 60 000 francs. Mais ce match est resté dans l’Histoire comme "le match des Borgnes", sobriquet trivial et effrayant, témoin d’une époque où les grands blessés de guerre couraient les rues ou les coursives des hôpitaux. Les corps amochés s’imposaient à la vue de tous. Cinq joueurs sur les trente avaient perdu un œil à la guerre. Trois Écossais : Jenny Hume, Podger Laing, et Jock Wemyss ; deux Français, le troisième ligne Robert Thierry et le célèbre Marcel Frédéric Lubin-Lebrère, une vraie statue du commandeur que ce Stadiste capable de jouer deuxième ligne ou pilier. Il fut l’une des premières "grandes gueules" du rugby français.

Lubin-Lebrère, première grande gueule du rugby français

Des années après, dans Lyon Républicain, un de ses coéquipiers expliquait : "Comme tous les boute-en-train méridionaux, il racontait beaucoup d’histoires. Elles étaient souvent invraisemblables, une surtout, celle qui expliquait comment il avait perdu un œil à la guerre. Eh bien ! Le comble c’est que cette histoire-là, au moins, était rigoureusement vraie." Lubin Lebrère était tombé à la bataille de la Somme entre les lignes, frappé de quatorze balles dans le corps et son œil crevé en plus. Le plus étonnant et le plus émouvant finalement, c’est que ce sont les ennemis allemands qui le relevèrent et le soignèrent. On l’avait cru disparu pendant trois ans et il était revenu après l’armistice, un beau jour, à la surprise générale à l’entraînement du Stade toulousain. Devant ses coéquipiers éberlués. Imagine-t-on un entraîneur d’aujourd’hui aligner autant de joueurs handicapés ? Quand on se souvient des difficultés de Florian Cazenave, cent ans après, pour être accepté avec des lunettes spéciales…

C’était une histoire d’assurances. En 1920, on ne s’empêchait pas pour si peu. On se demande même si ce n’était pas une fierté pour les Écossais et les Français que d’aligner des gars qui s’étaient sacrifiés sur les champs de bataille. La vie au Grand Air, hebdomadaire, écrivit : "Cette infirmité ne semble en rien limiter l’ardeur et la valeur de ces joueurs. Il faut admirer l’énergie dont ils ne cessent de faire preuve à cette occasion en continuant à pratiquer le rugby malgré le danger que leur fait courir la dureté fréquente de ce sport." Le troisième ligne du Racing Robert Thierry, lui, était un cultivateur de la Brie. Il avait été blessé à trois reprises dans le conflit. Ironie du sort, il sera plus tard maire de Noisy-le-Roi, vraiment maire, alors que c’est l’ineffable Lubin-Lebrère qu’on surnommait "Monsieur le Maire", parce qu’il avait du charisme et qu’il était employé municipal à Toulouse. Lors d’un banquet d’après-match à Édimbourg, le maire de cette ville crut vraiment qu’il avait affaire au premier magistrat de la Ville rose.

Quant au match lui-même, ce France-Écosse joué sous une pluie glacée, il déboucha sur une partie très restrictive dominée par des avants écossais durs au mal et concentrés sur les dribblings (passes au pied à ras de terre). Victoire 5 à 0 face à des Tricolores vilipendés par la presse pour une vision du rugby trop portée vers l’offensive. En fait, c’est gênant à dire, mais cette partie de reprise fut un vrai match de tranchées.

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