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Portrait – Sexton, l’insubmersible guide de l’Irlande

Par Paul Arnould.
  • Jonathan Sexton - Ouvreur de l’Irlande. Jonathan Sexton - Ouvreur de l’Irlande.
    Jonathan Sexton - Ouvreur de l’Irlande. Sportsfile / Icon Sport
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Le maître à jouer des Irlandais a décroché le grand chelem pour conclure son histoire avec le Tournoi des 6 Nations, devenant à cette même occasion le meilleur réalisateur de l’histoire de la compétition, devant un certain Ronan O’Gara. Un ultime défi se présente à lui : le trophée Webb Ellis.

Commandez un "black pudding", lancez un bon Bono et chauffez-vous les cervicales, l’heure est aux adieux. Oui, Johnny Sexton ou plutôt Jonathan - pourquoi bon Dieu tout le monde l’appelle Johnny ? - a tiré sa révérence au Tournoi des 6 Nations. Celui qui provoque encore les cauchemars des 80 000 supporters du Stade de France à jamais médusés par son drop de 45 mètres en 2018, a attendu sa dernière partition pour battre le record de points de son ancien rival Ronan O’Gara (557 unités) et devenir le meilleur réalisateur de l’histoire du 6 Nations. "Les records sont faits pour être battus, relatait cette semaine l’actuel manager de La Rochelle, bon joueur. Johnny le mérite amplement, il s’est amélioré d’année en année."

Casse-pied

Rendre hommage à Jonathan, c’est d’abord souligner le besogneux : un mioche de Dublin, né d’une famille d’internationaux (son père Jerry et son oncle Willy ont connu une poignée de sélections), tapant des milliers de fois le ballon au milieu du pub de son parrain Billy Keane à Listowel dans la province du Munster, et habité par le rêve de reproduire un jour pareille prestation devant des milliers de compatriotes. Un travailleur hors pair qui a lâché les seconds couteaux pour prendre la toque de chef ; un compétiteur à l’extrême devenu leader vénéré d’une Irlande et d’un Leinster cyclopéens. "C’est magnifique que le meilleur joueur de l’histoire de l’Irlande ait conclu un grand chelem le jour de la Saint-Patrick, devant son public", lui faisait honneur son sélectionneur Andy Farrell.

Rendre hommage à "Jonno" - qui est son seul surnom, le joueur détestait qu’on l’appelle Johnny avant que les gourous du marketing le fassent changer d’avis - c’est évoquer sa longévité au plus haut niveau. Dix-sept années professionnelles, et plus du double de commotions cérébrales à en croire le neurologue Jean-François Chermann qui eut l’Irlandais comme patient. "Du bruit pour rien, clamait une autre légende irlandaise Brian O’Driscoll dans nos colonnes en février. Johnny est mon ami et s’il y avait un doute ou un risque, il se retirerait de lui-même. Il a trois enfants vous savez…"

Rendre hommage au Dublinois, c’est évoquer un palmarès unique, sublimé par quatre Coupes d’Europes, six championnats, quatre Tournois pour deux grands chelems et un titre honorifique de meilleur joueur du monde en 2018. À en perdre la tête… Lui la garde précieusement accrochée, du moins en dehors du terrain ou de toutes ses interviews, portraits, présentations émanent une personnalité lisse, calme, posée. Un homme bien élevé en somme, respectueux, presque gêné d’évoquer sa réussite ou de raconter ses proches. Longtemps icelle fut écorchée au gré de ses colères sur des coéquipiers, comme le confessait O’Driscoll dans son autobiographie : "On a passé quelques matchs à se crier dessus. C’était dur de percer la muraille de certitudes qu’il avait construite autour de lui, cette conviction d’avoir tout le temps raison."

Une aventure française contrastée

Cette assurance, il ne l’a pas toujours eue. À l’âge où d’autres intégraient un centre de formation, le jeune Jonathan curait les toilettes d’un bar et vendait des assurances dans le quartier de Rathgar. Le rugby, c’était uniquement le week-end avec le collège St Mary jusqu’à ce qu’un drop en finale régionale ne change son destin. Repéré par le Leinster, il s’imposa sur le tard jusqu’à tout rafler avant de tenter l’aventure française en 2013. Une signature au Racing 92 pour gagner des titres ou écumer les mers pour ceux considérant son salaire mirobolant jamais amorti. L’affaire dura deux années, vierges de titre et son comportement distant voire infecte avec ses coéquipiers ne lui attira pas que des amis.

"Dès que ça ne fonctionnait pas, il était à fleur de peau, narrait dans nos colonnes en 2015 Laurent Labit, son ancien entraîneur au Racing, devenu aujourd’hui entraîneur du XV de France. Plusieurs fois, je lui ai rappelé qu’il avait certaines façons de dire les choses. Il avait tendance à plutôt employer la manière forte et un langage très fleuri dans le feu de l’action. C’était parfois à la limite de l’insulte. Il en avait conscience."

Comme le jour de son premier entraînement où ses coéquipiers restèrent de marbre devant son attitude. "Il ne s’était pas battu pour rattraper une passe assez basse et s’en était pris directement au numéro 9, se souvient son ancien coéquipier et concurrent Jonathan Wisniewski. Sa carrière est exceptionnelle mais sur le plan humain, il était à la limite du respect. Quand je prenais sa place, les demis de mêlées venaient me voir et me demandaient de me rapprocher d’eux, de communiquer. Ils avaient besoin de se rassurer car l’autre les avait tétanisés."

"Sa carrière est exceptionnelle mais sur le plan humain, il était à la limite du respect." Jonathan WISNIEWSKI, ancien coéquipier au Racing 92

En Vert et contre tous

Le rugby irlandais a appris à tolérer ses vices et honore aujourd’hui l’histoire d’un mec à qui on prédisait la fin de carrière il y a presque dix ans. Il paraît loin le temps où Sexton était raillé, accusé de ne plus savoir plaquer, accélérer, et de n’être plus un grand, mais un grand blessé. "Il devrait arrêter avant qu’il ne soit trop tard", écrivait même George Hook, célèbre journaliste irlandais il y a sept ans. Deux grands chelems plus tard, "Jonno" est bien là, un peu fissuré certes, mais toujours indispensable. À bientôt 38 printemps, le futur jeune vieux retraité fend l’armure et reconnaît lui-même être "de plus en plus émotif". "Ça a été sa façon de gérer et de tenir la dureté du haut niveau, tel un acteur restant dans son rôle, analyse Wisniewski. Peut-être que quand il raccrochera, il ne s’énervera plus jamais contre personne."

"On a passé quelques matchs à se crier dessus. C’était dur de percer la muraille de certitudes qu’il avait construite autour de lui, cette conviction d’avoir tout le temps raison." Brian O’DRISCOLL, Ancien centre de l’Irlande

Le rugby se souviendra de sa maestria, de son pied droit magique, d’un certain courage en défense mais aussi de son incroyable adaptation aux standards du rugby international moderne pour résister à la flèche du temps. En soulevant le trophée des 6 Nations samedi, Jonathan Sexton pensait-il à son premier maillot du Trèfle accroché dans le pub de son parrain comme il l’avait promis à 15 ans ? Se remémorait-il ses échecs en quarts de finale de Coupe du monde - remplaçant en 2011, blessé quatre ans plus tard, humilié par les Blacks en 2019 - ou se projetait-il déjà avec appétit sur la phase finale en Champions Cup d’un Leinster programmé pour tout dévorer ? A-t-il eu envie, ne serait-ce qu’une seconde, de tout bazarder après un énième K.-O., une nouvelle blessure, au point d’être assez revanchard samedi pour crier haut et fort à tous ceux qui rêvaient de l’envoyer à la piaule depuis tant de saisons : "Je suis là maintenant !", comme il le fit à trente centimètres du visage de Ronan O’Gara lors d’une demi-finale de H-Cup 2009 restée dans toutes les mémoires ?

Casse-tête

Le conte vert de Jonathan Sexton glisse irréductiblement vers sa dernière page. Avec le Trèfle, il reste la coupe Webb Ellis évidemment où à l’inverse du Tournoi, le compte n’y est pas. Fichu Mondial. Détestable plafond de verre du quart de finale incassable depuis 1987. Les portes du panthéon des ouvreurs lui sont grandes ouvertes en cas de glorieux parcours avec l’Irlande. Mais après tout, même en cas d’échec retentissant lors du sommet planétaire, Sexton a déjà fait sa légende. Sur son île d’ici deux décennies, les mômes irlandais tenteront toujours de copier ses célèbres passes cachées, un casque en plus sur la guibole ! "Je veux tout donner jusqu’à la dernière goutte et n’avoir aucun regret, confiait-il dernièrement, presque nostalgique. Je veux être en mesure de me dire que j’ai fini (mon travail) et fait tout ce que je pouvais et, alors, je pourrai soutenir les gars." Assis confortablement au comptoir du John B Keane pub du comté de Kerry face à son vieux maillot daté par exemple, le sourire en coin, une mousse à la main, servie juste à temps.

Digest

Né le : 11 janvier 1987 à Dublin (Irlande)

Mensurations : 1,89 m ; 90 kg

Surnom : Jonno

Poste : Demi d’ouverture

Clubs successifs : Leinster (2006-2013), Racing 92 (2013-2015), Leinster (depuis 2015)

Sélections nationales : 113, en équipe d’Irlande depuis 2009

1er match en sélection : à Dublin, le 21 novembre 2009, Irlande - Fidji (41-6)

Points en sélection : 1050 dont 566 dans le Tournoi des 6 Nations

Palmarès : champion d’Europe (2009, 2011, 2012, 2018), vainqueur du United Rugby Championship (2008, 2013, 2018, 2019, 2020, 2021), vainqueur du Tournoi des 6 Nations (2014, 2015, 2018, 2023).

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