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200 ans de légendes (18/52) : on a tiré sur un joueur du XV de France

Par Jérôme Prévôt
  • Ci-contre, Jean Carrère est alors entraîneur de Narbonne, à la mi-temps du seizième de finale du 24 février 1974, Narbonne-Lourdes (9-6) .
    Ci-contre, Jean Carrère est alors entraîneur de Narbonne, à la mi-temps du seizième de finale du 24 février 1974, Narbonne-Lourdes (9-6) .
Publié le Mis à jour
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En 1960, la tournée en Argentine du XV de France fut marquée par un incident rarissime. Le troisième ligne Jean Carrère reçut un coup de révolver dans une boîte de nuit.

Pan ! Ce coup de feu résonne dans la bande-son des tournées à l’ancienne, quand le XV de France partait par-delà les océans pour se frotter aux nations de l’hémisphère Sud. La détonation a retenti très tard dans la nuit de Buenos Aires. Jean Carrère, troisième ligne international de Toulon, s’est effondré soutenu tant bien que mal par ses camarades. En février 2022, il nous avait raconté la scène : "Après le premier test à Buenos Aires nous sommes partis en boîte de nuit. Nous sommes arrivés au moins à 20 à 4 heures du matin. Le patron nous a dit : "On va fermer, mais il reste deux filles ici, des prostituées, il faut les faire danser". On n’a pas voulu s’en occuper. Mais on voulait rester. Le patron nous a dit : "Fuera, Fuera !*" Mais on a continué à avancer vers l’intérieur de la boîte. Le gars a pris peur, il a sorti un pistolet et il a tiré. La balle a traversé mon pied. Je me suis retrouvé plâtré à l’hôpital en Argentine et j’ai manqué le reste de la tournée. Finalement ce n’était qu’une éraflure, même si la balle est restée coincée dans ma chaussure, la police l’a saisie d’ailleurs pour les besoins de l’enquête."

Cet incident qui frôla le tragique concentre l’ambiance de ces moments si particuliers, les voyages au long cours des équipes nationales avec des tests, des matchs de semaine, des déplacements à répétition de joueurs plein de testostérone, éloignés de leurs familles ou carrément célibataires. Les journalistes qui suivaient la délégation avaient mission de passer leurs comptes rendus au tamis de la solidarité d’un commando en mission. Et puis, certains pouvaient s’ébrouer en compagnie des joueurs. Quelques récits nous sont parvenus par la bande, c’est-à-dire sans passer l’imprimerie des journaux ou les bandes des radios et des télévisions : un joueur qui joue un test sans avoir dormi la nuit précédente, un autre poursuivi à son retour en France par une conquête d’un autre continent, au point de mettre en péril son mariage. L’incident qui a touché Jean Carrère fut le plus spectaculaire, mais pas le plus grave (un joueur, Dominique Bouet, a perdu la vie en 1990 au retour d’Australie mais sans agression).

Entraîneur, maire : un destin hors du commun

Qu’est donc devenu l’auteur de ce coup de feu ? En France, personne n’en a jamais rien su. Ni Jean Carrère, ni la FFR n’ont été mis au courant. Les médias français n’en ont plus parlé. « On ne cherchait pas le sensationnalisme sur ce genre de sujet », se souvient Henri Gatineau, ancien rédacteur en chef, et contemporain de cette affaire. Aujourd’hui, cette histoire ferait scandale. À l’époque, on la jugeait folklorique. L’affaire s’est évaporée dans les limbes et Jean Carrère a continué son chemin. Enfin, pas avec l’équipe de France, puisqu’au retour de Tournée, il prit une décision assez incongrue. De sa plus belle plume, il écrivit une lettre à la FFR, en expliquant qu’il ne voulait plus jouer pour l’équipe nationale. Soixante ans après, il se le reprochait encore : "J’ai fait une bêtise. Je ne sais pas… J’avais peur de ne pas pouvoir continuer avec mon pied blessé, j’étais aussi déçu de ne pas avoir été sélectionné pour le premier test. Je le regrette évidemment. Sans ça, je pense que j’aurais par exemple pu jouer le « match des matchs » France-Afrique du Sud en 1961."

Un pilier ne doit pas jouer les papillons

Voilà une autre situation qu’on n’imagine plus vivre à notre époque. Qu’on nous montre l’international qui renoncerait au maillot bleu de lui-même à 30 ans. Mais à l’époque, l’orgueil, parfois mal placé, des joueurs n’était pas contrebalancé par les considérations financières. Jean Carrère a poursuivi sa carrière à Perpignan. Et si l’on se souvient de lui pour cet incident de tournée, on ne doit pas oublier sa destinée exceptionnelle : il fut l’entraîneur de Narbonne dans les années 70, le mentor de Jo Maso puis, maire d’Argelès-sur-Mer (Pyrénées-Orientales) où il vécut sa dernière aventure rugbystique : la plus paradoxale et quelque part la plus douloureuse. En 1996, il fut contraint d’empêcher le club de sa ville d’accéder à l’élite du rugby français. "Je suivais tous les matchs, même à l’extérieur. Oui, j’ai dit qu’il ne fallait pas monter. Je savais que ça aurait coûté. Je me suis fait des ennemis, mais mon statut d’international me donnait du poids. Il faut comprendre que le Argelès de l’époque n’était pas aussi riche que maintenant. Nous n’aurions pas pu donner aux joueurs ce qu’ils demandaient, sous la table. J’avais vu tous les problèmes que ça posait à Toulon et à Perpignan car j’étais ami avec les présidents. Pierre Aylagas n’était pas très content, c’est sûr. Mais avec le recul, je pense que c’était la bonne décision. D’ailleurs la population d’Argelès l’a très bien compris."

*Dehors, dehors !

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