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200 ans d'histoire (20/52) : la tournée la plus romanesque

Par Jérôme Prévot
  • Denis Lalanne.
    Denis Lalanne. Fabien Agran-Védille - Fabien Agran-Védille
Publié le Mis à jour
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La tournée du XV de France en Afrique du Sud, en 1958, fut un grand moment de bonheur tricolore sur le plan sportif et historique. Mais aussi sur le plan littéraire...

On a choisi le côté littéraire pour évoquer cette extraordinaire tournée de 1958 en Afrique du Sud. Événement historique par excellence. Ce fut la première virée du XV de France chez une nation majeure, ce fut un succès retentissant sur le plan sportif et ce fut la révélation d’un capitaine incomparable, Lucien Mias. Elle proposait dix matchs, dont deux tests et impliqua vingt-sept joueurs (vingt-six en fait puisque le centre Louis Casaux se blessa d’entrée et ne fit aucun match). Il fallut ensuite assumer toute une série de blessures au fil de rencontres pleines de rudesses.

Pour les Français, cette tournée prit aussi le visage d’une odyssée homérique, car le confort des voyages et des hébergements n’était pas celui d’aujourd’hui. Les communications non plus n’étaient pas aisées et jamais des joueurs français n’avaient fait un déplacement aussi long (un mois et demi). Mais le plus extraordinaire, c’est que cette tournée marqua encore la rencontre du rugby et de la littérature. L’événement en soi fut doublé par la parution d’un ouvrage aux éditions de La Table Ronde, une sorte d’ovni éditorial : « Le grand combat du XV de France », signé par Denis Lalanne, journaliste à L’Équipe puis chroniqueur à Midi Olympique dans les années 2000. Il fut le seul journaliste à suivre l’intégralité de cette tournée, qui se solda par un match nul (3-3), puis une victoire (9-5) sur les Springboks lors des deux tests ; exploit terrible, aussi fort que celui des footballeurs, troisièmes du Mondial en Suède cette année-là. Ce XV de France était parti à l’aventure sans médecin et sans entraîneur, avec juste deux dirigeants, Serge Saulnier et Marcel Laurent.

« Le grand Combat du XV de France », livre de chevet

À son retour, depuis sa résidence de Saint-Jean-de-Luz, Denis Lalanne écrivit l’ouvrage qui fonda un nouveau genre, à mi chemin de la littérature et du reportage journalistique : « J’ai trois kilos de notes inutilisées et j’en fais un bouquin, le grand combat, en trois semaines, comme une éjaculation. Dans Paris-Presse, (Kléber) Haedens me dresse des louanges sur huit cols, j’ai l’éditorial de Paris-Match par Gaston Bonheur. C’est de la folie », confia-t-il peu de temps avant son décès en 2019. Il faut bien comprendre que cet ouvrage fondateur n’est pas la compilation améliorée de ses comptes rendus écrits sur le moment car il n’avait envoyé que des câbles assez succincts développés par Robert Roy resté à Paris. Le résultat est magnifique, « Le grand combat du XV de France » devint le livre de chevet de milliers de fans de rugby qui n’étaient pas gavés d’images par la télévision balbutiante. Son pouvoir d’évocation hors pairs fit le reste : « Le grand combat du XV de France » se mue en un succès de librairie, vite traduit en anglais. On a parfois reproché à Denis Lalanne d’avoir romancé le périple de Lucien Mias et des siens. « Oui, j’ai sublimé. À mon insu. Depuis ma jeunesse sous l’Occupation, j’éprouvais le besoin d’inventer, d’enjoliver les choses. Les événements étaient tellement terribles et décevants. »

De la Rhodésie au Cap, on suit, captivé, toutes les étapes à coup de formules, de métaphores et de descriptions propres à faire voyager les lecteurs des années 50 comme Jules Vernes le faisait pour leurs grands-pères au XIXe siècle. La grave blessure de Michel Vannier à Springs, le plaquage décisif de Jean Barthe à Johannesbourg. On est passé de « Cinq semaines en ballon » à « Sept semaines avec ballon ». Dans le sac de lettres qu’il a reçu à son retour en France, Denis Lalanne a aussi essuyé des critiques, un lecteur d’Alger l’accusa d’avoir « dépassé les bornes de l’imbécillité par son enthousiasme. » Il répondit : « C’est toujours une preuve de médiocrité que d’aimer modérément. »

Il concluait son avant-propos par ces mots : « J’avertis donc que ce livre, ce reportage, s’adresse aux passionnés. » Quittons nous avec cet instantané du coup de sifflet final du deuxième test : « Je n’oublierai jamais le retour au vestiaire de l’équipe de France. En rugby, ce n’est pas l’usage de s’embrasser follement et de faire un tour d’honneur. On ne se donne pas en spectacle d’abord à cent mille personnes qui souffrent. Mais Barthe et Haget, au coup de sifflet final, ont fait un bond prodigieux comme des gens fous de bonheur. Et Mommejat a pris Roques par le cou comme un frèreet, sans rien dire,ils ont fait route vers le vestiaire. Vigier, Carrère, Quaglio les y avaient précédé, ils offraient des visages chavirés, tragiques. Ils ne se parlaient pas, car parler demande une force dont ils ne se sentaient plus. »

La lettre la plus émouvante

L’un des moments les plus impressionnants de l’ouvrage, c’est la retranscription de la lettre adressée le 16 juin par Serge Saulnier aux vingt-sept sélectionnés. En voici des passages : « C’est la première fois que l’équipe de France est invitée dans un ancien dominion britannique. De la tenue de cette équipe sur le terrain et en dehors découleront sans doute d’autres invitations dont profiteront vos successeurs… Vous aurez le pouvoir de démontrer que la France est toujours une grande puissance. Je n’exagère pas, croyez moi ! Vous allez découvrir ce qu’est là-bas, le rugby. C’est une religion avec ces temples, ses grands prêtres, ses fidèles. Vous allez jouer contre des sélections beaucoup plus fortes que celles qu’ont rencontrées les Lions Britanniques. L’honneur qui vous échoit n’est pas une récompense pour vieux joueurs méritants, ce sera une bataille de tous les instants, que pour notre rugby, notre pays, vous vous devez de remporter. »

Une équipe autogérée

Les Français sont revenus d’Afrique du sud auréolés d’un titre virtuel et un peu exagéré de « champions du monde ». Les Springboks à ce moment-là étaient considérés comme supérieurs aux All Blacks qu’ils avaient battus 4 à 0 en 1949. Ils avaient fait 2 à 2 contre les Lions en 1955 et ils n’avaient plus perdu une série de tests à domicile depuis 1896. Le nul du Cap (3-3) et la victoire de Johannesburg (9-5) ont clairement placé la France dans le club des nations majeures. Un vrai séisme. Cette performance dut beaucoup à la science d’un homme exceptionnel : Lucien Mias, le deuxième lignede Mazamet. Il n’était pas capitaine en début de tournée, mais la blessure précoce de Michel Celaya lui offrit cette fonction. Comme il n’y avait pas d’entraîneur, il put appliquer ses préceptes : le sens aigu du collectif en match comme aux entraînements et le principe du « demi-tour contact ». Une façon pour les avants d’impulser des mouvements par eux-mêmes avant de servir leurs trois-quarts. C’était une révolution. Le troisième ligne Jean Carrère nous l’avait résumé récemment : « Je crois que le rugby français a commencé à changer après cette tournée. Nous avons beaucoup travaillé entre nous, et nous sommes revenus riches de toutes ces réflexions. »

Pour le jeu des trois-quarts, Lucien Mias faisait confiance au centre lourdais, Roger Martine, dépositaire du jeu le plus ambitieux de France. Quant à la condition physique, elle était confiée aux profs de gym de l’équipe : Jean Carrère donc et Raoul Barrière, pilier de Béziers et futur entraîneur mythique de l’ASB. Ça nous paraît fou aujourd’hui, mais l’équipe de France partait en tournée dans une sorte d’autogestion qui ne disait pas son nom. Ça paraissait normal.

Une vidéo en 2007

Cette tourné de 1958 resta très longtemps comme un événement sans image : jusqu’au miracle de 2007. Cette année-là sortit un documentaire avec de vraies images pour compléter le récit de Denis Lalanne. Elles avaient été tournées par l’un des joueurs français, André Frémaux, deuxième ligne du Puc, qui s’était muni d’une caméra seize millimètres. L’existence de ce film est évoqué par Denis Lalanne en deux lignes, mais il tomba vite dans l’oubli sans donner lieu à la moindre exploitation. Les bobines sommeillaient dans son garage quand, en 2002, Serge Tignères et Étienne Bellan-Huchery, deux réalisateurs, vinrent lui rendre visite. Ils découvrirent deux heures et demie d’images extraordinaires. Ils savaient aussi que des films des deux tests existaient, captés par une compagnie pétrolière. Ils trouvèrent un producteur pour mettre sur pied un vrai documentaire diffusé par Canal + en juin 2007. Quarante-neuf ans après, le rugby français pouvait enfin visualiser les exploits narrés par la plume.

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