Abonnés

Béziers - Toulouse : la passation de pouvoir

Par Jérôme Prévot
  • Béziers - Toulouse : la passation de pouvoir Béziers - Toulouse : la passation de pouvoir
    Béziers - Toulouse : la passation de pouvoir
Publié le Mis à jour
Partager :

Le 11 mai 1985, à Perpignan, devant des tribunes vides, les jeunes loups toulousains ont littéralement dévoré les grognards biterrois et le rugby français a changé d’ère. Le match fut dénué de tout suspense.

Par Jérôme PRÉVÔT

Certains matchs sont riches d’une extraordinaire force symbolique. Ce Toulouse - Béziers de 1985 illustre une passation de pouvoir en bonne et due forme, un vrai changement d’époque entre le rugby des années 1970 et des années 1980 physiquement perceptible. Les cheveux se raccourcissaient, les visages devenaient glabres. On aurait juré que ce moment charnière avait suscité un engouement de folie. Pensez donc, le champion sortant nanti de dix titres en quatorze ans (Lacans, Vaquerin, Palmié) contre une troupe de jeunes loups ambitieux (Janik, Bonneval, Charvet), porteurs, paraît-il, d’une nouvelle vision du rugby théorisée par Pierre Villepreux et Jean-Claude Skrela. « Ils nous disaient de nous faire plaisir avant tout, c’étaient ça les consignes… », détaille Charvet. « On attaquait beaucoup en profitant du désordre du fond du terrain. On se disait que, comme les All Blacks, c’était en jouant un maximum de ballons qu’on allait gagner. Maintenant, tout le monde le pense mais, à l’époque, ce n’était pas le cas… En plus, nous avions un pack coureur et à ce moment-là, il y avait peu de remplacements. En fin de match, ça comptait beaucoup », précise Skrela. Karl Janik évoque une autre clé : « Nous avions surtout un ouvreur hors-norme, Philippe Rougé-Thomas. Il se tenait près de la ligne et il agressait les défenses comme personne ne le faisait à ce moment-là. Même aujourd’hui, il y a peu d’ouvreurs de cette dimension. C’est grâce à lui que nous, la troisième ligne, et Denis Charvet et Érik Bonneval pouvaient briller. »

Un stade presque vide

Et pourtant, il ne s’était trouvé que 3 365 spectateurs pour assister à ce quart de finale magnifique, quelle désolation… Le stade Gilbert-Brutus de Perpignan n’avait pourtant rien d’une destination inaccessible pour les supporters des deux camps. Mais le match était télévisé en direct par Antenne 2 et les places étaient chères pour l’époque (100 francs soit environ 28 euros aujourd’hui, compte tenu de l’inflation, pour une tribune). Les Catalans ombrageux avaient superbement ignoré l’événement. Mais Karl Janik, le troisième ligne stadiste, ne s’attarde pas sur ce détail : « Plus que les finales, ça reste LE match de ma carrière. Après ça, le peuple toulousain nous a regardés d’un autre œil. »

Toulouse n’avait plus été champion depuis… 1947, on sentait bien que le projet de Villepreux-Skrela avait tout l’avenir devant lui. Et le contexte immédiat de ce match faisait des Biterrois les favoris car Toulouse venait de perdre deux fois (finale de la Coupe de France face à Narbonne, demie du Du-Manoir face à Nice). Au nom de l’expérience des phases finales, on faisait encore des Biterrois les favoris de ce choc : « Mais nous nous étions déjà rencontrés trois fois dans la saison en poule et en Du-Manoir et nous les avions chaque fois bousculés. Nous avions même failli gagner chez eux (12-15, N.D.L.R.). Nous sentions que nous étions dans le bon tempo, surtout devant », poursuit Janik. À Toulouse, les Stadistes leur avaient même infligé un sévère 24-0, et un 23-15 en Du-Manoir à Carcassonne. On sentait confusément que la « new wave » toulousaine prenait le pas sur le rock progressif biterrois. On s’était même délecté d’un sévère accrochage entre le légendaire Armand Vaquerin - l’homme aux dix Brennus - et le prometteur Karl Janik (neuf ans de différence) : paroles déplacées, doigt d’honneur, ça donnait un côté sulfureux à ces retrouvailles. Les plus conservateurs disaient que les avants toulousains allaient s’échapper. « Oui, avec Armand Vaquerin, on s’était frité bien comme il faut, à part de tout le monde sur le bord de la pelouse… Mais pour le quart, il n’y avait pas d’atmosphère de règlement de comptes… », poursuit Janik. Il soufflait sur ce match une autre forme de modernité car il avait trouvé sa place sur la grille du Loto sportif, une des grandes innovations de l’époque. Il avait donc été précédé d’un déluge de pronostics et de statistiques : à la rédaction de Midi Olympique, il y avait 53 % d’opinions favorables pour Toulouse. Le rugby commençait à être cerné par les chiffres.

Mais si le match a autant marqué les esprits, c’est en fait parce qu’il n’y a pas eu de match. « Personnellement, nous l’avons compris dès la première seconde quand les avants de Béziers, qui devaient tout casser, vinrent se poser doucement sur le bloc toulousain, et oui, déjà soudé. Claude Portolan nous confia qu’il l’avait compris lui aussi, la révolte biterroise n’aurait pas lieu… Béziers mort par étouffement. Déconcentré par une position de favori dont il n’a pas les moyens et par un environnement indigne d’un quart de finale », écrivit Henri Nayrou dans Midi Olympique.

Ce Béziers-là, cruellement lâché par ses supporters, n’avait pas les moyens d’inverser la roue de l’histoire. Denis Charvet : « La fraîcheur mentale était de notre côté. On sentait bien qu’on commençait une aventure et que la leur finissait… Je crois que, ce jour-là, nous étions imbattables, il n’y avait pas de doutes en nous… » Mais de là à gagner 21-0 ? « À la fin, nous avons manqué une occasion en lâchant un ballon dans l’en-but. J’en ai presque été soulagé, je me suis dit : « On ne va pas leur mettre 27-0 quand même ! » J’admirais tant cette équipe quand j’étais enfant et adolescent… Me trouver face à eux me donnait des sentiments si curieux… J’avais tellement admiré leur puissance et tout d’un coup, je les voyais si impuissants devant moi… »

Deux essais au près de Portolan

Les millions de téléspectateurs devaient rester stupéfaits par l’apparente résignation biterroise. Mais à revivre ce match à travers les récits et les témoignages, on se rend compte qu’il ne correspond pas à l’image qu’on voudrait s’en faire. Le nouveau jeu toulousain basé sur l’improvisation « dans le désordre » n’y fut pas spécialement mis à l’honneur. « Nous, les Toulousains, avions tellement souffert contre Béziers depuis des années… Sur ce match, je me souviens d’une partie énorme de notre arrière Serge Gabernet qui, par un jeu au pied très long, avait fait constamment reculer nos adversaires », reconnaît Jean-Claude Skrela. Et puis, le héros de ce match, ce fut un pilier droit rubicon de 110 kg, Claude Portolan, auteur des deux essais (61e, 78e) au près. « Les deux fois sur fond de touche, on m’en parle encore souvent, pas plus tard que ce matin… On a ensuite beaucoup parlé de nos trois-quarts mais, sur ce match, nous avions plutôt brillé par nos avants, même si j’aimais bien galoper et toucher le ballon. Oui, nous avions eu le sentiment d’enterrer Béziers ce jour-là. J’étais face à Armand Vaquerin, mais il m’avait pris en sympathie, il ne m’avait pas trop embêté.»

Quand M. Lamoulie siffla la fin, il n’y avait plus de doute, le rugby français venait de basculer dans une autre galaxie. Les seigneurs de Toulouse étaient devenus les suzerains des vassaux du Languedoc. « Je me souviens d’être allé dans le vestiaire biterrois pour échanger mon maillot. Je les ai vus tous assis, silencieux, hagards, absolument seuls. C’était très frappant. Pour moi, ils avaient été des idoles, je ne savais plus où me mettre », témoigne Charvet. Côté biterrois, il fallait bien se résoudre à ce changement copernicien. Sans trop le clamer sur les toits, Michel Palmié, (33 ans) le taulier du pack de l’ASB, s’y était préparé : « C’était la fin d’un livre, on l’a refermé. Je voulais arrêter un an avant mais mes dirigeants avaient fait pression. J’étais cassé de partout, en plus, je souffrais d’un zona au torse et au cou… En fait, j’en avais plein le cul. Quant à Armand Vaquerin, il avait une cheville pourrie. Il se déplaçait comme s’il marchait sur des œufs. » Le dernier coup d’esbroufe des vieux guerriers biterrois n’avait pas marché, l’insolence de la jeunesse toulousaine venait de les balayer comme des fétus de paille. Et ils n’ont toujours pas remonté le courant. Depuis trente ans, Toulouse a été sacré treize fois, Béziers n’a plus joué une seule finale.

Vous êtes hors-jeu !

Cet article est réservé aux abonnés.

Profitez de notre offre pour lire la suite.

Abonnement SANS ENGAGEMENT à partir de

0,99€ le premier mois

Je m'abonne
Voir les commentaires
Réagir
Vous avez droit à 3 commentaires par jour. Pour contribuer en illimité, abonnez vous. S'abonner

Souhaitez-vous recevoir une notification lors de la réponse d’un(e) internaute à votre commentaire ?