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La fraternité «N’a qu’un œil»

Par benoit_jeantet
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    La fraternité «N’a qu’un œil»
Publié le Mis à jour
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Un homme échoue dans un bistrot de quartier et découvre que l’endroit abrite, aussi et surtout, le siège social d’un club plutôt haut en couleurs. Bien plus qu’une équipe de rugby, une fraternité rieuse et cosmopolite.

Et alors d’un revers de la main, j’ai essuyé ma bouche. Le café était mauvais. Un goût de sel. J’en ai conclu qu’ils avaient dû détartrer la machine et qu’ils l’avaient encore fait au moment de la fermeture, quand les dernières tournées devaient se succéder à un rythme frénétique et qu’il traînait, comme toujours à pareille heure, un parfum de fin du monde. Que ça cafouillait un peu à la direction, selon la jolie formule de Thibault, l’un des gérants de l’endroit. J’aimais venir dans ce bar de quartier le samedi matin, à l’heure du marché. J’y consultais la presse sportive en piochant un croissant par-ci par-là. L’ambiance cadrait parfaitement avec l’air que l’on pouvait humer dans ce coin des Batignolles, « toujours dans son jus », malgré la progression, lente mais inexorable, de ce que certains riverains nommaient, avec un brin d’aigreur coincée dans la gorge, les « bobos ». Au début, Thibault a fait une ou deux réflexions indirectes à ce sujet et, bien sûr, c’est moi qu’il visait. Je venais tout juste d’emménager dans la rue et la méfiance semblait de mise. Quand j’ai cru utile de préciser que « j’étais dans le cinéma », il m’a semblé le voir peu à peu disparaître derrière son journal.

Thibault mesurait pourtant plus de deux mètres. Derrière le comptoir, on aurait dit un géant coincé dans une boite d’allumettes. J’ai songé que tant que je serais là, il pouvait rester ainsi des heures, figé dans cette espèce d’immobilité puérile et craintive. Mais déjà un type, à la voix aussi nette qu’une canne d’aveugle tâtonnant sur une patinoire, poussait la porte du bar et Thibault a bien été contraint d’abandonner sa position. Le type, par surcroit affublé d’une paire de lunettes noires avec des montures rose fluo de meneuse de revue post-moderne, ne devait pas dépasser le mètre cinquante et le contraste ajoutait encore au côté presque improbable du lieu. « Salut la jeunesse » ma lança-t-il avec un clin d’œil appuyé vers Thibault. « ‘Jour M’ssieur « N’a qu’un œil ». Comment ça va ce matin ? » Et l’autre de répondre « mieux que toi hier soir, « Le Thib », en tout cas » avant de rejoindre le géant et de se faire couler un double express, sans pour autant me quitter du regard.

Thibault et « N’a qu’un œil » étaient donc les gérants du bistrot. Pour être tout à fait exact, j’ai vite compris que Thibault s’occupait « seulement » du service tandis que « N’a qu’un œil » encaissait, gérait les comptes et le reste. Assurait « toute la partie commerciale » comme il disait. « Thibault c’est plus qu’un ami, c’est mieux qu’un petit frère. On a toujours tout fait ensemble. Tout. Et puis on se complète. Un peu comme ces deux gaziers dans « Des souris et des hommes », vous avez compris le coup ?» C’était vrai. Ces deux là formaient une association parfaitement complémentaire. Ils se connaissaient depuis l’enfance. Avaient atterri dans le même foyer. Même parcours cabossé sur lequel ils préféraient d’ailleurs jeter un voile pudique. « Il est un peu « différent »…les autres mômes l’appelaient « l’autiste » ou le « mongol »…Tandis que moi, j’avais droit à « sale nain », et compagnie… La vie nous a rapproché et puis, en cas de coup dur, Thibault rappliquait toujours pour me défendre. Il est doux comme un agneau, « Le Thib », mais quand il s’énerve, gare... Aujourd’hui encore, sur le terrain, je sais qu’avec lui rien ne peut m’arriver. Et aux autres non plus, d’ailleurs, y peut rien leur arriver. »

Le terrain ? Un terrain de rugby où le géant occupait le poste de seconde ligne réservé d’ordinaire aux colosses de son acabit, pendant que « N’a qu’un œil » veillait au bon déroulement des manœuvres au poste de numéro 9. « Bah, comme tout le monde, j’aurais aimé pousser une ou deux mêlées en passant pour vérifier si ça pique autant qu’on le dit. Mais vu ma taille, j’ai préféré me placer juste derrière. Au moins, j’ai une belle vue. » Les autres ? Je n’ai pas tardé à les voir tous débouler. Pratiquement un par un. D’abord « La Rougne », un type tout maigre, la trentaine rousse comme une carotte nouvelle, un être mystérieux mais pas trop, aussi peu loquace qu’une carpe de cent ans. Lui, alors c’était juste « ‘lut » quand il arrivait et un « ‘voir » lâché dans un curieux soupir mélancolique, les lèvres à peine entrouvertes, quand il retournait à sa vie dont on ne savait dans le fond pas grand-chose, en dehors du fait qu’il n’aimait pas trop les pigeons et guère plus son chien qu’une «ex» lui avait laissé en souvenir, parce que son nouveau mec souffrait d’allergies.

« La Rougne » était arrière, un poste où il se métamorphosait complètement. Une fois en tenue, on n’avait plus à faire au grand échalas mou à ne pas croire mais à une sorte d’oiseleur qui se jouait, avec une adresse inouïe et une vivacité de rapace, de la moindre chandelle. Il était aussi capable de faire d’une miette de touche, jouée sans trop de conviction au bord de son en but, toute une symphonie de relance. Parfois, « La Rougne » oubliait de servir un partenaire. En général, ses deux ailiers, deux frangins -l’un chauve surnommé « Kojac », l’autre « Clemenceau » parce qu’il portait une moustache- ne lui en voulaient pas trop. Lorsqu’il savait avoir manqué tant soit peu d’altruisme, alors « La Rougne » se fendait d’un « s’cusez-moi », en trottinant un air penaud autour des deux, comme ça, tout roussement.

Les trois de la première ligne se suivaient en général de peu. Les deux piliers: «Palmito » et « Bubu » qui arrivaient en side-car. Parfois, « Bubu » conduisait la moto. «Et au milieu sé coulait Javier », chantonnaient les deux cubes -«Plus de 250kg à nous deux. Tout en zone érogène. »- en laissant rouler le r, à l’approche de leur talonneur préféré. Javier, un maçon catalan, le seul de l’équipe à ne pas avoir de surnom, parce qu’il détestait ça. Venait ensuite le tour du « Beau Denis », toujours habillé à la dernière mode, la mèche auburn qui rebiquait pleine d’orgueil comme un soleil sans égal. Denis était coiffeur au Royal Monceau, un palace Parisien où les stars se battaient pour avoir droit à ses coups de ciseau « de paysagiste du cheveu, mes petits chats. » Sa carrure de mannequin- des faux airs de voyou Renoma, pour peu qu’il noue un foulard de soie rose pour trancher avec le cuir d’un blouson- faisait fureur auprès des dames, toutes catégories d’âge confondues. Mais « Le Beau Denis » avait d’autres préférences. Il est arrivé que quelques adversaires, assez mal dégrossis, se moquent ouvertement de sa voix flûtée et de ses manières qu’il voulait sciemment précieuses « juste histoire de taquiner », en faisant assaut du genre de finesses qu’on peut supposer, et alors il suffisait pour le grand demi d’ouverture qu’il avait été- Denis était le seul de l’équipe à avoir joué à un niveau plus qu’honorable « du temps de mes vingt ans quand j’ écartais les défense comme des pétales de rose »- oui il lui suffisait d’un crochet ou d’une feinte de passe et les imbéciles n’avaient plus qu’à le regarder sans rien comprendre… « filer à dame…avouez que c’est un comble !»

Et les autres, tous les autres, je ne me souviens plus aussi exactement de leur surnom, finissaient par arriver. Le géant Thibault et « N’a qu’un œil » prenaient alors un air martial pour décréter que le bar allait rester immobile et dormir jusqu’à nouvel ordre. On tirait le rideau de fer. On dressait une table pour quinze et le déjeuner, « Rumsteack-frites-vin rouge- fromages. Que des sucres lents », pouvait commencer. Et c’était comme ça, tous les samedis, vers midi moins le quart. Je finissais mon troisième café crème et je filais en douce, en rêvant quelquefois d’appartenir, moi aussi, à cette curieuse fraternité.

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