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France - Irlande 1986 : un essai fou, fou, fou

Par Jérôme Prévot
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    France - Irlande 1986 : un essai fou, fou, fou
Publié le Mis à jour
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La France surclassa l’Irlande en marquant un essai sur une séquence de plus d’une minute : de la science-fiction pour le rugby de l’époque. Trente ans après, elle a plutôt bien vieilli.

Francis Cabrel chantait « Et ça continue encore et encore… » et le Midi Olympique avait d’ailleurs mis cette citation dans une légende photo qui illustrait le chef-d’œuvre du XV de France : « L’arbitre ne sifflait jamais, on était bien obligé de marquer », commentait l’ailier Patrick Estève qui sur le cliché figurait au premier plan, quasiment « découpé » en deux par un plaquage à retardement du numéro 8 Spillane, « à tout hasard » commentait ironiquement le texte. Derrière eux, Pierre Berbizier renversait grand côté, sur l’une des cinq phases de ce mouvement pendulaire qui marqua tant les esprits en cette année 1986.

Sella au bout de la farandole

Soixante-cinq secondes, vingt-trois passes, douze joueurs concernés, dont certains à quatre reprises. Voilà les chiffres clés qui résument cet essai salué en direct par la voix chaude de Pierre Albaladejo, clairvoyant sur le temps, plus imprécis sur le contenu : « Magistral essai sur une phase de jeu qui a dû durer une minute ou une minute et demie. Avec dix, quinze, vingt passes, on ne sait plus. »

La réalité était encore plus impressionnante que l’estimation à chaud du commentateur. « Il m’a semblé que cet essai avait duré un siècle, avec une balle qui revenait toujours vers toi. C’était fabuleux. Tous les joueurs ont touché la balle, je me demande même si l’arbitre ne l’a pas effleuré, » expliquait Jean-Baptiste Lafond, le trois-quarts aile du Racing. Au bout de la farandole, il y avait Philippe Sella sur l’aile droite avec encore un joueur disponible à son extérieur, Serge Blanco. « Celui qui arrive sans magnétoscope à me citer dans l’ordre tous les noms des joueurs qui ont touché le ballon a gagné une montre en or », expliqua triomphalement Daniel Dubroca dans les vestiaires.

Quand on revoit cette action inoubliable, on est bien sûr saisi par l’effet de relativité. Des essais à plus de vingt-cinq passes et dix ou quinze phases de jeu, on en a vu des wagons depuis, surtout après la professionnalisation du jeu en 1995. Mais à ce moment-là, c’était une denrée rare : « Oui le phénomène était exceptionnel parce qu’on trouvait des brèches plus rapidement dans la défense, ou parce qu’il y avait une faute qui interrompait l’action, témoigne Philippe Sella. Ce qui est sûr c’est qu’on ne parlait pas encore de conservation du ballon. Certains entraîneurs commençaient à peine à programmer plusieurs temps de jeu, les Australiens je crois mais ce n’était pas notre cas. Après le premier temps, nous étions dans la lecture du jeu avec un numéro 10 qui devait garder la tête haute et voir les espaces libres. Mais en cours d’action, il arrivait que l’ouvreur fasse une nouvelle annonce. Moi, je n’avais que 24 ans, je n’usais pas beaucoup de la parole, j’étais dans l’expression technique du jeu. »

Laporte au cœur du trafic

Le numéro 10 en 1986, c’était Guy Laporte. Il était souvent célébré comme un énorme buteur, mais ce jour-là, il fit le match de sa vie sur le plan offensif. Quand on revoit l’action, son rôle central saute aux yeux avec quatre transmissions impériales : « Je crois que tout est parti d’une touche prise par Champ sur lancer adverse. Et Dubroca m’a servi, j’ai accéléré et j’ai vu que mes centres étaient verrouillés par la défense et j’ai fait une « sautée » pour Estève sur la gauche. Tout est parti de là, ça a donné une vitesse à l’action qui ne s’est plus estompée. » Lui aussi ne réfléchissait pas à la conservation du ballon : « Nous ne pratiquions pas le même rugby. Les avants ne se replaçaient pas horizontalement comme à treize. On les retrouvait sur les points de rencontre. Après, les trois quarts et les troisième ligne chassaient. Tiens, voilà un terme qu’on n’emploie plus beaucoup. Je crois qu’on dit glisser, non ? Mais quand nous attaquions, nous jouions à l’extérieur de notre vis à vis. Je visais l’épaule intérieure du premier centre et j’avais mes troisième ligne en couverture. Mais parfois, le jeu commandait de jouer à hauteur. Mais il faut le reconnaître, à cette époque, nous jouions par à-coups. »

Oui, la continuité du jeu n’en était qu’à ses balbutiements, Toulouse avait ouvert la voie, et l’équipe de France était encore à la remorque. D’ailleurs, à relire la presse de 1986, on se rend compte que cet essai n’est intervenu qu’à la 75e minute après un interminable et austère préambule. « Dix minutes de bonheur intégral après 70 minutes de préparation à la britannique, » inscrivait Midi Olympique en première page. « J’assume notre longue prudence », clamait Daniel Dubroca.

Pas de passage au sol

Sur un plan purement visuel, si l’essai aux 23 passes n’a pas tellement souffert des outrages du temps, c’est sûrement parce que les Français jouent constamment debout. Aucun joueur (et surtout pas Erbani, Champ ou Marocco) ne cherche à passer par le sol avant de libérer son ballon, il en résulte une impression de fluidité finalement plus esthétique que les séquences de rugby « boum-boum » des années 2000-2010. Les attaquants n’avaient pas encore un mur de briques face à aux. Évidemment, les esprits vinaigres diront que cette Irlande de 1986 était plutôt faiblarde. Elle entamait sans le savoir une série de seize de défaites consécutives contre la France. De toute façon, en termes de rugby pur, la génération Sella-Blanco-Dubroca dominait largement le Tournoi des années quatre-vingt, les Bleus étaient plus rapides, plus physiques, plus techniques que les Britanniques. Ces derniers semblaient dévorés de complexes quand ils affrontaient la France, au point de s’en remettre à la facilité des chandelles et des petits coups de vice pour faire disjoncter des Bleus trop sanguins, avec parfois la bénédiction des arbitres. L’Irlande du talonneur Ciaran Fitzgerald excellait dans cet exercice.

Mais justement, à bien revoir ces 65 secondes d’euphorie, on repense à ce que dit Philippe Sella sur les brèches qui s’ouvraient si vite. Cette longue séquence témoigne autant du génie français que de la superbe résistance irlandaise. Ces joueurs celtes en plein déclin ont quand même su se sacrifier comme des fous face aux rafales de l’armée des Coqs. Leur demi de mêlée Bradley intercepta même le ballon durant une fraction de seconde.

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