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Boris Cyrulnik : « Le rugby est en danger »

Par Jacques Verdier
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    Boris Cyrulnik : « Le rugby est en danger »
Publié le Mis à jour
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En France pour avoir vulgarisé le concept de résilience, neuropsychiatre, auteur de plusieurs livres à succès, Boris Cyrulnik est aussi un passionné de rugby. Il tire aujourd’hui la sonnette d’alarme à propos de la violence des chocs dans notre sport.

Dans sa villa du quartier des Tamaris à La Seyne-sur-Mer, Boris Cyrulnik aime voir passer les joggeuses courir sur le front de mer. « Les femmes savent préserver l’essence du sport, qui est plaisir, bien-être et s’aventurent moins que les hommes dans ce qui est le sport de compétition », prévient-il. On verra que cette pensée n’a rien d’innocent dans la bouche de ce neurologue, psychanalyste, neuropsychiatre, directeur d’enseignement à l’université de Toulon, qui vilipende dans ces colonnes les excès où nous conduit le sport de compétition en général et l’évolution du rugby en particulier. Ancien joueur, fervent supporter du RC Toulon, l’auteur de « Sauve-toi, la vie t’appelle », connu pour avoir vulgarisé le concept de « résilience » (renaître de ses souffrances), publie aujourd’hui « Ivres paradis, bonheurs héroïques » chez Odile Jacob, dans lequel il défend, entre autres choses, un autre concept, celui de tempérance. «La tempérance désigne la modération, la retenue, la maîtrise de soi, et a pour corollaires la sobriété, la modestie, qui sont les fondements même de la morale du bonheur. »

Chemin faisant, pour Midi Olympique, il sonne la charge contre le rugby actuel qu’il estime en grand danger. Musique.

Peut-on commencer par une citation de votre dernier livre : « Chacun de nous a besoin de héros pour vivre, l’enfant pour se construire, l’adulte pour se réparer. » Le rugby, selon vous, produit-il toujours des héros ?

Les enfants héroïsent surtout les footballeurs dans la société actuelle. Mais il doit être possible, bien sûr, de faire de Mermoz, de Clerc ou de Trinh-Duc des héros du quotidien comme c’était mon cas il y a déjà de très nombreuses années avec André Boniface. Il est permis de s’enthousiasmer devant le comportement d’un joueur qui sauve un match, le transcende à sa façon. Cet exploit sera probablement oublié dans les semaines à venir, mais peu importe. En temps de paix, les héros familiaux suffisent. En temps de guerre, en revanche, on a besoin de héros tragiques qui sauvent les peuples. C’est évidemment différent. Mais ce qui est vrai c’est que l’on a tous besoin d’une étoile de berger et les rugbymen peuvent encore, du moins je l’espère, participer de cette quête.

L’argent, le professionnalisme, la langue de bois, les comportements codés, les jeux uniformes, ne seraient donc pas des freins à l’héroïsme ?

Chacun a le choix de ses héros. Ils nous parlent généralement de nos rêves et procèdent d’un sentiment d’identification. Mais pour répondre plus justement à votre question, la chose reste possible parce que l’on ignore en général la nature profonde de l’homme auquel on s’identifie. En sport, l’identification vient du talent, du courage, de la beauté d’un joueur et l’on se moque de savoir si c’est un mauvais père, un mauvais mari, s’il sacrifie aux usages en vogue ou s’il gagne plus d’argent qu’il ne devrait en gagner. On ne garde que l’image et non pas la réalité du personnage.

Autre sujet et non des moindres : la violence dans le jeu. Comment le neuropsychiatre que vous êtes vit-il le nombre croissant de commotions cérébrales dans le rugby actuel ?

On se trompe de démarche. On est dans la culture de l’excès. Et le rugby n’échappe pas à cette règle de la société. Prenons quelques exemples : quand on a découvert les antibiotiques, on est allé tout de suite beaucoup trop loin dans la consommation. Quand on a construit des voitures rapides, les hommes ont pareillement sacrifié à une forme d’excès dans les comportements, la vitesse, qui a rapidement conduit à avoir 12 000 morts par an, sans parler des mutilés à vie. L’homme, dans une même perspective de pensée, a besoin d’activités physiques et le sport participe grandement du bien-être des populations. Mais notre culture de l’excès nous amène à aller trop loin. Quand je jouais au rugby, à un tout petit niveau, les accidents étaient extrêmement rares. Les K.-O. existaient, bien sûr, mais on pouvait les compter sur les doigts d’une main tout au long d’une carrière. Aujourd’hui, le règlement et l’évolution de ce sport que nous aimons, imposent que des hommes de plus de cent kilos, courant le 100 mètres en 11 secondes, se rentrent dedans à pleine vitesse et accélèrent même au moment de la confrontation. L’impact cérébral est à chaque fois très intense et conduit naturellement à des maladies que l’on ne soupçonne même pas.

Vous pensez à la maladie de Charcot qui gagne désormais de nombreux sportifs, à la maladie de Parkinson ?

Les études sont encore insuffisantes à ce sujet mais les soupçons sont possibles. Il ne faut pas limiter en effet les dangers aux seules commotions cérébrales. Sur chaque impact, on perçoit assez clairement la nuque de l’attaquant ou du défenseur flotter. Cela ne se traduit pas toujours par une perte de conscience, mais quand la tête fouette en arrière, le tronc cérébral cogne la lame plate et provoque ce que l’on appelle des pétéchies. Les pétéchies sont des petites taches consécutives à une microhémorragie. Il s’agit donc de petites hémorragies que l’on ne perçoit pas mais qui s’accumulent et provoquent à terme des accidents neurologiques. La base du tronc cérébral est atrophiée et c’est extrêmement grave. Pour vous donner la mesure de ces dangers, j’ai vu quand j’étais neurologue des joueurs de foot mourir d’hématomes liés à la multiplication de « têtes » réalisées avec le ballon. La diffusion hémorragique se faisait entre l’os et la méninge, la poche de sang gonflait lentement. Le joueur, sans être K.-O., était confus, troublé, son cerveau était ébranlé. La diffusion hémorragique se faisait lentement jusqu’au moment où le cerveau était écrasé par la poche de sang.

Tout ça pour des « têtes » ?

Oui et c’est assez dire combien l’affrontement des tanks au rugby est autrement plus dangereux. Alors, je sais bien : la pression des enjeux, le fait de gagner sa vie, l’intérêt d’être le plus fort… Mais rien ne justifie de mettre les joueurs en danger comme c’est le cas actuellement.

Avec les risques de dopage que l’on devine…

La drogue, les hormones protègent contre les pétéchies, mais cela n’empêche pas le cortex cérébral de saigner. Et quand le tronc cérébral est touché à longueur de matchs, à longueur d’années, les accidents sont inévitables. On ne les mesure pas encore très bien dans le rugby, parce que jusqu’ici, quoi qu’on en dise, l’engagement était moindre. Mais depuis dix ans, on est rattrapé par cette culture de l’excès, du toujours plus qui va nous conduire vers des drames.

Question bien naïve sans doute : comment remédier à cela ?

Je crains que toute marche arrière soit impossible.

On peut changer les règles. Interdire, par exemple, le plaquage au-dessus de la ceinture.

Cela améliorerait sans doute les choses, même si les cuisses aujourd’hui sont aussi en béton armé… Mais de manière beaucoup plus générale, c’est hélas le symptôme de notre culture. On le voit au travers de la préparation universitaire notamment. On est dans la culture du sprint. Du toujours plus. Ce sont les industriels et les hommes d’affaires qui travaillent de plus en plus. Ce sont les sportifs galvanisés par les drogues, l’hypnotisation. Le marqueur de notre culture c’est le sprint.

D’où votre souhait de prêcher la tempérance ?

Il ne saurait y avoir de force d’âme sans maîtrise de soi, de sagesse sans aspiration à la paix. Cela nous renvoie à la philosophie, à Platon, à Marc Aurèle. Vous connaissez cette prière de Thomas d’Aquin : « O Dieu qui pouvez tout, qui savez tout, qui n’avez ni commencement ni fin (…) donnez-moi par la justice de Vous être soumis, par la prudence d’éviter les pièges du diable, par la tempérance de garder un juste milieu ! »

C’est le juste milieu qui nous manque ?

Bien sûr. Je lisais récemment l’interview d’une athlète qui disait : « Je ne conseillerai jamais à ma fille de faire du sport de haut niveau. » Les femmes me semblent plus lucides que les hommes en la matière. Elles commencent à prendre conscience des dangers.

Je connais beaucoup de mères de famille qui disent de même à propos du rugby…

Elles ont sûrement raison.

Sincèrement, le rugby plus que tout autre sport vous semble aujourd’hui en réel danger ?

Il est en grand danger pour toutes les raisons que j’ai dites. On ne joue pas impunément avec la santé des joueurs. Arrive un moment où il faut payer les pots cassés.

Vous avez la nostalgie du rugby de naguère qui ne se prenait pas trop au sérieux, qui se résumait à une sorte de fraternité, de joie de vivre, de chansons à boire ?

J’ai beaucoup aimé ce rugby-là, mais il ne sert à rien d’être nostalgique. Parce que tout le paradoxe vient de là : je me régale d’aller voir jouer Toulon aujourd’hui encore. On peut s’inquiéter pour la survie de ce jeu, pour le dépassement des limites physiologiques, pour la santé des joueurs et prendre du plaisir à cette petite guerre à laquelle nous convoque chaque rencontre. Mais si l’on est sérieux deux secondes, on ne peut pas rester les bras croisés et ne rien dire.

Le rugby peut-il mourir de ses excès ?

D’autres sports très courus à leur époque sont morts. Les siècles précédents sont pleins d’exemples de cette nature. Le rugby est à un tournant et des décisions qui seront prises dans un proche avenir dépendra pour partie son avenir.

Et la solution face à cette lente déliquescence ?

On est allés beaucoup trop loin. On est dans une perversion diabolique. Les fortunes de certains sportifs sont inutiles. C’est un non-sens d’être riche comme le sont aujourd’hui certains footballeurs. Et cette soif de richesse, de reconnaissance, participe d’une forme de déliquescence de notre société. Je vous rejoins sur ce mot de déliquescence…

Je me fais l’avocat du Diable. Les dirigeants du rugby vous diront que d’une certaine manière ce sport ne s’est jamais aussi bien porté…

Si l’évolution c’est la masse des spectateurs, l’embellie publicitaire, financière, les droits télés toujours à la hausse, ils ont raison.

Pour autant vous continuez à vous rendre à Mayol ?

J’aime beaucoup ce sport et je vais voir jouer Toulon et l’équipe de France. Dans les tribunes, il nous arrive encore de rire avec quelques amis… On joue à la guerre en sachant bien que ce n’en n’est pas une. On prend des airs compassés et infiniment tristes lorsque l’équipe perd. C’est un jeu et c’est très agréable. Parce que deux heures après, tout le monde a oublié. Mais je voudrais que l’on réhabilite le sport modéré, le rugby des villages. Les Italiens font ça. Mais il faudrait un mouvement social pour aller vers cela. Que des livres, des films dénoncent l’absurde où le sport de haute compétition nous conduit.

Vous êtes très ami avec Marcel Rufo. C’est une chance pour un club d’avoir deux supporters comme vous…

Détrompez-vous, nous sommes loin d’être les seuls. De très nombreux écrivains et philosophes sont des fous de sport. Sans remonter à Montherlant ou à Camus, passionnés de football, je connais beaucoup d’auteurs dingues de rugby. Le sport a une fonction psychosociale nécessaire. Cessons simplement de le pervertir.

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