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Après la bataille

Par benoit_jeantet
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Lorsqu’une équipe de rugby victorieuse et un soldat usé par la campagne de trop se croisent, le mot « bataille » ne revêt pas forcément la même signification pour tous…

Supposons une départementale. Ses nids de poule. Ses plaques de goudron fondu. Jusqu’ici tout est en ordre. Les nids de poule couvent l’avenir d’un tas de crevaisons sans importance. Les plaques de goudron semblent assez bien parties pour atteindre leur quota estival d’accidents de la route. Et là-dessus le soleil ne donne pas encore sa pleine mesure. Supposons un pays sec et dur aux hommes. Et ne vous y trompez pas,  ni les moustiques, ni les taons qui partout pullulent ne sont responsables de ce bourdonnement qui sans discontinuer nous déchiquettent les tympans.  Comment ça vous n’entendez rien? Tendez un peu l’oreille. Et là, ça y est, vous les entendez  les turbines de la vengeance qui, par ici, sont à ronfler  nuit et jour ?  Et sinon, saviez-vous seulement que dans ce pays,  rude et perdu à ne pas croire, même au soleil ça lui arrive de douter de ses propres moyens. Et figurez-vous l’air de vieille ampoule qu’alors ça lui donne…
Trois jours qu’il était rentré de là-bas. Qu’il avait bu, pour commencer. Dansé tout seul- seul comme un con- au coin d’un bar en formica jaune, enlacé le vide entre le distributeur à cacahuètes et le sucrier boule. Pourquoi avait-il choisi cette brasserie située juste en face de la gare, au lieu de prendre la navette, comme il en avait l’habitude ? Sans doute ne voulait-il pas rentrer avant d’avoir vomi toute cette bile qui lui étranglait le ventre. La navette l’aurait ramené directement au village et c’était encore trop tôt  pour lui. Il y avait aussi que l’endroit était tenu par un ancien légionnaire et qu’il espérait seulement un peu de compréhension et du silence. Oui. Surtout du silence…  
Mais rassurez-vous ça ne dure jamais. Sur le coup de midi les apparences finissent par reprendre leurs droits.  Et le soleil retrouve très vite confiance en ses capacités. Et il grille. Assèche. Ruine. Saccage. Et tout- pas traînants, bruits de bicyclette, outillage agricole à l’allure Rocinante- se voit impitoyablement repoussé vers les rares abris d’ombre. Et voyez d’ailleurs comme elle ne tarde pas à s’aplatir comme une bête. L’ombre. Mais nous n’en sommes pas là. Puisque nous sommes au début d’une histoire qui prend sa source au pied d’une chaude matinée, au mois de juin et c’est maintenant que ça commence.  Pas le genre d’histoire qui pisse très loin, vous savez. Non pas exactement ce genre là. Supposons donc un pays sec et dur aux hommes. Même qu’au plus fort de la soif,  limonade sans bulle voilà la vie. Sauf que ce jour-là, pour une quinzaine de jeunes gens, la boisson officielle c’était, encore et toujours, la bière. Depuis la veille, ils avaient un titre-leur titre à fêter…
Trois nuits qu’il était rentré de là-bas. La Yougoslavie qui ne s’appelait même  plus comme ça. Entre eux, ils avaient pris l’habitude de dire «  la Yougo », comme on use d’un  diminutif avec le secret espoir d’abréger les souffrances endurées et sans doute à venir. Ou pour apprivoiser un animal féroce, tacher  de faire ami-ami avec la peur en faisant bonne figure devant le groupe. « La Yougo. » Une région même plus un pays avec des bouts de territoires arrachés les uns aux autres, des terres à la dérive conquises à coup d’exterminations de masse, de personnes déplacées, de viols collectifs, de charniers à ciel ouvert «  et c’était là, tout près putain, aux portes de  chez nous », de familles rongées par la haine de soi et de l’autre, où le sang et les larmes étaient devenues l’unique monnaie d’échange. Là-bas, il avait vu- ses camarades et lui avaient payé, et parfois de leur propre vie, pour voir- à quel point des communautés en apparence paisibles, étaient capables de s’entredéchirer en quelques heures avec une sauvagerie effroyable. Et pour quoi au juste ? L’appartenance à une langue ? Une culture ? Une religion ? Le besoin inscrit en l’homme de dominer son prochain ? L’esprit de revanche attisé par des discours populistes ? Les vieilles humiliations subies qui réclamaient tout à coup vengeance ? Un peu tout ça réuni. Mais lui, «  y faisait pas de politique. N’y entendait absolument rien. Ces choses dépassaient déjà le commandement, alors moi, tu penses bien » avait-il fini par lâcher à cette fille dans le cou de laquelle, trois heures avant, il avait bien failli vomir…
Et la route, vous la voyez mieux à présent, la route ? C’est là-dessus, tête basse et pouce levé comme pour dire, la bouche en cœur, « au secours ! Sauvez-moi », que cette quinzaine de jeunes gens – ils chantent des refrains de corps de garde, gueulent des trucs de carabins, des trucs qui vous rappellent  qu’on a eu tellement soif qu’on a oublié d’avoir faim- oui, c’est là-dessus que ces jeune gens titubent comme des culbutos humains en faisant de l’auto-stop. Un matin habituel de bord de rivière ordinaire que les pêcheurs de truites connaissent bien.  Et le vent par là-bas croyez bien que c’est le seul facteur qui passe. Le vent et cette petite troupe de gros nuages gonflés d’alcool. Mais puisqu’il s’agit en l’occurrence d’un avis de tempête champion de France de promotion d’honneur, alors, au moins l’honneur est sauf… 
Elle avait eu un peu pitié de lui quand le proprio de la brasserie- cet ancien de la légion qui pouvait certes tout comprendre mais pas qu’il s’en prenne, comme ça,  à ses clients et juste parce qu’ils chantaient un peu trop fort- l’avait sorti à coup de matraque et qu’il avait presque échoué sous sa roue. Une fille qui elle-même sortait à peine d’une « histoire assez compliquée. » Une histoire pleine d’amour vache. Un truc où les coups avaient du pas mal pleuvoir, toujours à l’improviste puisque ça aussi il le savait mieux que quiconque, la violence c’est toujours par surprise qu’elle vous arrive dessus- « ces films de guerre à la con, certains pas tous, font croire un tas de conneries aux gens »-, et jusqu’à très récemment à en juger par la marque violette qui lui ombrait le bas de la joue. « Qui c’est le salaud qui vous a fait ça, Madame ? » Faisant celle qui n’a rien entendu,  déjà elle lui donnait le bras, l’aidait à se remette debout…
Sur cette route de montagne, ils n’avaient pas fière allure ces jeunes gens. Ah ça non. Hier soir, accoudés au comptoir de cette boite de nuit où leurs dirigeants avaient décrété pour eux l’open bar de 4h du matin, il s’étaient promis d’étirer ces moments jusqu’au bout du bout de la ligne. Et qu’ils iraient, après ça, partager une bière ou deux, ensemble, au petit matin. Et puis, le bus de l’équipe ayant ramené depuis belle lurette président et entraîneurs, qu’ils rentreraient même à pied, oui, en longeant la départementale, comme une armée victorieuse de retour de campagne… 
Trois jours et trois nuits qu’il ressassait tout seul. « La Yougo. » «  Les fous que Milosevic  avait envoyé » , tout près du poste de l’ONU, de la zone qu’ils devaient sécuriser, embusqués dans les arbres, les immeubles en ruine, partout,  « des snipers qui se sont amusés à faire des cartons. Quelques copains y sont restés, tu sais» pour les tirer comme des lapins. «  Et c’était facile de nous flinguer. Oh c’était facile. Interdiction de riposter, tu vois. »  Tout ça il le lui avait dit, expliqué longuement, répété à plusieurs reprises. Elle avait fini par s’endormir.  Mais pas lui. Il était sorti sur le balcon fumer une cigarette en repensant à ses camarades. Ceux restés là-bas. Ceux qui n’en reviendraient jamais. Leurs visages défilaient mentalement. Et nos yeux ternis ? se dit-il. Nos traits tirés ?  Et tous nos pores même resserrés par le froid du matin qui rendaient sueur et sang ?  Sueur et sang. Mais non on n’a rien inventé. Comme si de telles choses. Comme si pareil déchaînement de violence et de haine,  l’esprit d’un homme pouvait seulement le concevoir.  Et ce murmure cardiaque qui peinait à le convaincre qu’il s’en était sorti ? Sorti, à peu près indemne, de toute cette merde à laquelle il n’avait rien compris. 
Ce genre de mésaventure, allons donc, on n’en mourrait pas. Et puis ce qu’on ne peut dire, mieux vaut le taire, pas vrai ? Endurer sa douleur en silence.  Le refrain est connu. Qui sait si un jour, mais oui en plus, un surcroît de douceur, comme cette fille -les moments furtifs passés avec elle mais étalés sur plusieurs longues séquences, tout un pan de l’existence- ne finirait pas rejeter le tout aux oubliettes. Alors ce bourdonnement qui sans discontinuer lui déchiquettent les tympans, non toujours pas ? Ni même ces turbines de la vengeance qui auraient pourtant toutes les raisons de cesser leur vacarme à présent qu’il est sur et certain que jamais plaisir il ne prendra à enfoncer ses pouces  dans la graisse de l’ennemi, ses veines bleues de haine et ses yeux de crapaud, à l’ouvrir comme une carpe, à lui arracher la peau jusqu’aux genoux? Oui, à présent il en est sur et certain. Hier soir, il n’aurait jamais levé la main- le proprio de la brasserie n’avait rien compris au tir. Vraiment rien compris- sur ces gosses. Tout ce qu’il voulait c’est qu’ils arrêtent un peu de beugler «  on est champion » et tous leurs hymne à la noix. Et puis lorsque l’un d’eux s’est approché tout près- trop près pour lui souffler au visage «  Si vous aviez vu comme on leur a fait la guerre, monsieur. Si vous aviez vu la bataille que c’était, ce match…», c’est vrai qu’il avait été au bord de craquer, de s’emporter. Mais c’était des gosses. Et ils avaient raison d’être heureux, d’en profiter. Après on ne sait jamais ce qu’elle vous réservera, la vie.  En poussant la porte de ce bar, il espérait sinon un peu de compréhension, au moins du silence. Oui, du silence…
Supposons une départementale. Ses nids de poule. Ses plaques de goudron fondu. Et là-dessus, l’air de vieux rossignols roulants, une quinzaine de jeunes gens qui n’en finissent plus de fêter leur titre de champion de France de promotion honneur. Jusqu’ici tout est en ordre… 

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