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La zone grise

Par benoit_jeantet
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Alors qu’il roule sur une départementale,  un homme voit ressurgir des souvenirs d’adolescence.  Les débuts prometteurs. L’ennui à cet âge, toujours entre deux âges, toujours entre deux corps. Le bonheur des départs. Le rugby comme une révélation. Les imprévus de la route, aussi.

« Au premier rond- point, tourner à droite, puis, au rond-point suivant, aller tout droit… » J’ai toujours trouvé un peu étrange cette voix de machine serviable que les enfants ont sélectionnée dans le menu du GPS.  Une voix sournoise qui me rappelle celle de Hal, l’ordinateur meurtrier dans le film de Kubrick « 2001 l’Odyssée de l’espace. »
« A  1  Km, prendre la 1ére à droite… » Il y a deux heures que j’ai quitté la maison. Encore plus nerveux que d’habitude. Les jours de match, de toute façon, j’ai toujours eu les nerfs à vif.  Et puis, cette fois, je tenais à arriver avec un peu d’avance sur l’horaire habituel de notre rendez-vous. 11h. La nuit dernière a été courte. Qu’est-ce qui m’a pris de t’entrainer sur les bords de la rivière, près du petit abri de pécheur où, un soir du mois d’aout, la veille de tes quinze ans, on s’était juré de faire « quelque chose dans la vie. » Parce que l’adolescence, tu disais,  on avait fait un peu le tour de la question. L’adolescence…
… l’été, dans cette petite ville de province,  et les copains « plus chanceux » quasiment tous exilés en bord de mer…L’entrainement ne reprenait qu’en septembre…L’ adolescence… rien qu’une saison morte où deux gamins pas très causants s’amusaient, en attendant que ça passe, à dévaler la grand rue de nuit, sans frein et sans phare. L’adolescence…et sous les tilleuls du boulodrome, avant que nos grands-mères ne décrètent  le couvre feu- c’était presque toujours avant minuit, à l’exception des dimanches soirs, quand sous la promesse arrachée par la ruse de leur servir de cavalier, le temps de trois ou quatre valses,  elles finissaient par accepter de nous conduire à la fête – la tienne roulait dans une 4l hors d’ âge et toujours son vieux chat noir roulé en boule sur les genoux-  où, neuf fois sur dix, elles devraient une fois de plus s’en remettre à la bonne volonté des  veufs de fraiche date…tous ces bals populaires  servaient aussi d’ultime refuge pour les esseulés. - …et sous les tilleuls du boulodrome, alors,  tu clamais, l’ivresse au bord des lèvres, ton envie d’arracher la fille du docteur Siffre- ah cette chipie de poche qui nous faisait battre le cœur- des bras du fils de l’épicier, ce sale petit maigrichon chialard qui sentait la soupe, tu disais…Mais comme ni toi ni moi n’avions de mobylette…L’adolescence…et l’ennui nous tourmentait tellement que, vers la fin, on s’était même remis à faire fumer les crapauds…Qu’est-ce qui m’a pris, hier soir, de t’entrainer à nouveau sur les bords de la rivière…
« Roulez vers l’Est pendant sept kilomètres… »  En remontant la grand rue,  soudain j’ai eu l’impression de marcher dans une ville où je n’avais plus rien à faire. Des maisons délabrées promises sous peu à l’indivision. Des commerces fermés pour toujours derrière d’épaisses portes. Des portes lourdes et lentes. Juste avant d’arriver au Palace, j’ai aperçu une forme animale, là-bas,  au milieu des champs. Oui, un chat  noir, au loin. Il était à des distances incroyables des premières habitations. Le proprio du Palace  achevait de balayer sa terrasse et, alors que j’allais franchir le seuil - j’avais déjà la main sur la porte. Une main moite.- j’ai eu envie d’en avoir le cœur…Je me suis retourné comme un perdu, mais plus rien. Juste une perspective uniforme qui se déroulait devant vous, celle d’un paysage désolé. Des champs déserts,  figés sous le givre. Et là-dessus le vent soulevait des poussières froides. Le chat avait disparu. Peut-être qu’en me retournant j’avais espéré  qu’un autre souvenir  ait pu se superposer  entre temps à la vision du chat noir de ta grand-mère…oui, j’espérais sans doute que la vieille 4l déboucherait à nouveau  aux quatre chemins. Et que nous serions dimanche…Mais il y a bien longtemps que les bals du dimanches soirs n’attirent plus les gamins en mal d’adolescence…
« Au troisième rond-point… » La nuit a été plutôt courte mais lorsque tu m’as dit, c’était au moment où je t’aidais à sortir de la voiture, « mon vieux, laisse tomber, la vie ne sauve pas les perdants », oui, j’aurais pu me douter que…J’ai quand même fini par entrer au Palace. Besoin urgent d’un café. Envie  pressante de parcourir les pages sportives. De lire ce qui se racontait à propos de la rencontre où je me faisais une joie de t’emmener.  J’y ai croisé le soigneur de l’équipe, furieux et en retard, parce que sa femme avait oublié de remettre sa patte de lapin porte bonheur dans sa sacoche « Elle trouvait que ça commençait à sentir la bête, alors tu penses, l’a du se mettre en tête de la laver ou je sais pas…Va-t-en y comprendre quelque chose… »,  sa patte de lapin «qu’il faisait toujours suivre » les jours de match.  « L’ennui, tu vois, c’est qu’elle est  partie chez sa mère avec les petites…»
Nous avions rendez-vous  pour 11h, mais cette fois, je voulais arriver avec un peu d’avance. Nous avons toujours rendez-vous pour 11h et à chaque fois,  je t’attends sans t’attendre. C’est presque comme si la même séquence se rejouait à l’infini. « Y viendra pas. Te fatigue pas. Il te fait le coup tous les samedis soirs et toi tu fonces…. » Le proprio du Palace me faisait encore la leçon. « Enfin, après ce qui lui est arrivé, mets-toi un peu à sa place ! T’aurais envie d’aller voir un match, toi ?! Avec un pote de jeunesse. Un mec avec qui t’as joué, en plus… » Oui, j’avais l’impression de revivre la même scène…
« Dans deux km, tournez à gauche, puis prenez la sortie, puis… »  Je ne sais pas pourquoi- ça c’est fait comme ça-, en sortant du Palace, il était presque midi passé, et quand je suis monté dans ma voiture, machinalement j’ai enclenché le GPS. Un réflexe ? Oui, voilà. Un réflexe.  La route du stade, bien sur, je la connais par cœur.  Bien sur. Au milieu de cette campagne ensevelie sous une épaisse brume, j’avais sans doute besoin d’une présence. Le sentiment que quelqu’un est là, assis sur le siège passager, oui, que quelqu’un est là, quelqu’un qui vous comprend…
« Sortez puis tourner à droite. Sortez puis tournez à droite… » Mais bon dieu, qu’est-ce qui m’a pris, la nuit dernière,  de t’entrainer à nouveau sur les bords de cette rivière maudite. Et quelle mouche peut bien me piquer, tous ces samedis soirs de trop,  quand j’espère encore te convaincre de m’accompagner au match. Il arrive dans la vie, dans ces moments fatidiques, que quelque chose vous repousse dans la zone grise et rien ni personne ne peut vous aider à en sortir…
J’ai roulé longtemps. Je suis même passé devant le stade, ce stade champêtre où les deux gamins pas du genre causant que nous étions, ont enfin trouvé à qui parler et c’est aussi pour ça que, toi et moi, on a tant aimé ce jeu, n’est-ce pas... Parce qu’il nous a permis de grandir à notre main. J’ai roulé longtemps et la voix du GPS s’est vraiment mise à ressembler à celle de l’ordinateur meurtrier de « 2001 l’Odyssée de l’espace ».  Une voix en apparence paisible. Une voix sournoise qui devenait presque menaçante à présent que je me foutais éperdument  de ses instructions. J’ai roulé jusqu’à  ce virage de malheur  où ils ont  fini par découvrir  la carcasse broyée de la 4L -tu rentrais d’une troisième mi-temps pas plus arrosée qu’une autre- , et , un peu plus loin, ton corps en charpie- la voiture a du déraper sur une plaque de verglas. A du faire plusieurs tonneaux avant d’aller s’écraser plus bas-, la jambe droite sectionnée au niveau du genou…

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