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le pouvoir des fleurs

Par Jérôme Prévot
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Publié le Mis à jour
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Le pilier ecossais a non seulement conduit son équipe au grand chelem, mais il a imposé un hymne devenu mythique flowers of scotland. Difficile de laisser meilleur héritage.

Au moment, où sa silhouette râblée et son visage impassible ceint d’un large bandeau blanc sont apparus, un tumulte inédit s’empara de Murrayfield. Ses petits yeux disparaissaient presque entièrement sous son imposante coiffe d’élastoplast, mais son regard fut cette semaine-là d’une sidérante clairvoyance. Le pilier gauche David Sole, récent capitaine écossais, avait le génie du contre-pied. Lui-même était porteur d’une identité ambiguë, né en Angleterre d’un père anglais mais éduqué en Écosse avant d’aller découvrir le haut niveau à Bath, le club phare des années 80. Mais en ce 17 mars 1990, il devint une icône du nationalisme écossais. Alors que l’usage voulait que les équipes pénètrent par une cavalcade énervée sur les pelouses, comme des chiens enragés libérés d’une cage, il avait choisi d’entrer d’un pas lent et solennel. Un rythme de procession pour marquer la grandeur de l’événement. À chaque pas, le murmure de la foule alla crescendo jusqu’à former un bourdonnement assourdissant, jamais encore entendu à Murrayfield. « Je me suis dit, p... c’est énorme », explique le centre Sean Lineen. « C’était si fort, incroyable, phénoménal. À chaque pas, nous sentions notre moral grandir », poursuit Damian Cronin, deuxième ligne. Rarement un match aura été à ce point mis en scène, et rarement un joueur aura fait preuve d’un tel génie de la communication. « Je voulais montrer que nous contrôlions tout. Que tout était organisé, discipliné et que nous jetions le gant à l’Angleterre pour ce qui serait le plus grand défi de notre vie », expliqua ensuite David Sole.

Les hasards du Tournoi avaient proposé un scénario parfait en cette année 1990 : une vraie finale entre deux équipes à trois victoires. Les Anglais de Will Carling étaient en pleine découverte de leur énorme potentiel après des années de léthargie. Les Écossais étaient coachés par Ian McGeechan et Jim Telfer, un intellectuel chercheur et un très rude meneur d’hommes. Ils passaient à l’époque pour les champions du monde de la maximisation, ils visaient le grand chelem avec un réservoir de joueurs inférieur à celui de Midi-Pyrénées. En 1984, déjà, ils avaient arraché un grand chelem à la France dans les mêmes conditions. Six ans après, ils allaient récidiver avec une équipe totalement renouvelée. On les disait presque professionnels avant l’heure, quoique sans argent, et sans talent absolument exceptionnel. Ils étaient en tout cas parfaitement organisés et disciplinés en dépit de la pluritactivité. Le talonneur Ken Milne était boulanger, John Jeffrey, vrai fermier dans les Borders. Le deuxième ligne Damian Cronin jouait à ce niveau en portant le maillot de… Bourges en… deuxième division (troisième niveau français de l’époque).

Deux jours auparavant, David Sole avait réuni ses trois lieutenants, Gavin Hastings, Finlay Calder et John Jeffrey pour préparer cette entrée en scène iconoclaste. Se doutait-il que le public réagirait ainsi au quart de tour ? « Nous avons senti les Anglais interloqués. Cette sortie en marchant très lentement nous a donné un avantage psychologique, avant même que le match ne démarre », se souvient Gavin Hastings, l’arrière-buteur des Écossais.

Silence radio pour commencer

Les Anglais commandés par Will Carling étaient les favoris de cette joute finale. Ils avaient inscrit onze essais sur les trois premiers matchs, on les sentait avides de retrouver la route d’un grand chelem qui les fuyait depuis dix ans. Les Écossais étaient solides, disciplinés, mobiles, mais moins brillants et moins puissants, seulement cinq essais inscrits et des victoires ric-rac. Ils avaient quand même mis un 21-0 aux Français avec de la réussite et une expulsion sévère du troisième ligne Alain Carminati : « Mais le format du Tournoi des 5 Nations faisait que les Anglais n’avaient plus joué depuis un mois. Ce n’est pas facile à gérer. Nous, nous avions gagné de peu au pays de Galles quinze jours auparavant (9-13, N.D.L.R.). Nous avions alors décidé entre nous de ne plus parler à la presse et de laisser les Anglais s’exprimer pour les laisser se griser eux-mêmes ou se faire griser par la presse. »

En décrétant le silence radio absolu, David Sole avait lancé la première phase de l’opération commando. Mais il avait une autre arme dans son arsenal, un atout énorme mais qu’on ne peut utiliser qu’une fois par siècle environ : un nouvel hymne, rien que ça ! Sole avait obtenu de sa Fédération qu’une nouvelle chanson soit entonnée, « Flower of Scotland ». Une sorte de ballade composée par un groupe folk vingt-quatreans auparavant, les Corries. Elle avait eu son petit succès au point d’être chantée lors de la tournée des Lions de 1974 par un sélectionné écossais, Billy Steele.

Car aussi incroyable que ça puisse paraître, l’Écosse n’avait pas d’hymne attitré jusqu’alors. Pendant plus d’un siècle, elle n’avait répondu qu’au « God Save the Queen ». « Un chant que qui ne représentait pas notre pays et dans lequel nous ne nous reconnaissions pas. » David Sole avait fait pression sur sa Fédération pour qu’on adopte cette mélodie nouvelle, il avait même demandé que son interprétation soit rallongée. Si l’air est assez traînant, les paroles s’adressent avec agressivité au voisin du sud. Elles font référence à la bataille de Bannockburn dans les Borders quand, en 1296, Robert Bruce, futur roi d’Écosse repoussa les troupes d’Edouard II. À bien réfléchir, La Marseillaise aussi fut composée en vue d’un événement très précis, la défense des troupes de la jeune République face aux armées de la coalition étrangère, en 1792 qui aboutit à la Bataille de Valmy. Mais disons que l’hymne tricolore n’a jamais correspondu exactement aux affrontements du Tournoi. Il n’y avait pas de Britanniques face à nous à Valmy. Pour les quinze rugbymen écossais « Flower of Scotland » tombait pile. « Il fallait mettre les Anglais les plus mal à l’aise possible puisqu’ils venaient avec la certitude de vaincre », expliqua Sole. En fait, la nouvelle chanson avait été testée à l’automne 1989 face aux Fidji, le stade s’était levé tout entier pour l’entonner tout ça dans une certaine discrétion médiatique. « J’ai tout de suite senti que c’était gagné. » Quatre mois plus tard, les quotidiens du pays avaient préparé le terrain en imprimant les paroles. David Sole, ballon sur le cœur, se dirigea vers la fanfare pour faire entrer le nouvel hymne dans l’Histoire, et embringuer dans l’aventure la Princesse Anne, marraine du XV du Chardon, propre fille de la reine d’Angleterre, impitoyablement zoomée par les caméras de la télévision qui voulaient traquer son attitude en cet instant si délicat pour elle. 

Une heure et demie plus tard, c’était David Sole lui-même qui occupait la totalité de l’écran, le visage extatique, coiffé à la va vite d’une casquette de supporter, le poignet ceint d’une écharpe à motif… L’Écosse s’était imposée 13-7 pour conquérir le troisième et dernier, à ce jour, grand chelem de son histoire. L’ailier Tony Stanger avait marqué l’essai décisif après une combinaison derrière mêlée nommée « Fidji » (13-7) Jeffrey, Armstrong avant un recentrage au pied de Gavin Hastings. Les Écossais s’étaient sublimés en touche, à coups de variations multiples et de permutation de dernier centième de seconde. Six ballons volés aux Anglais et un festival d’annonces en tous genres de Sole, des noms de codes imagés et baroques. Les Anglais regrettèrent ensuite de s’être entêtés sur une série de mêlées juste avant la pause : sept minutes, montre en main, de camping près de la ligne adverse sous l’influence de Brian Moore désireux de châtier ces chiens enragés. Mais Calder et Jeffrey firent rempart de leur corps et leurs cœurs et Carling ne sut pas s’imposer à son talonneur pour choisir de taper les pénalités.

Dépassé politiquement par sa propre trouvaille 

Une chose est sûre, David Sole a tellement bien réussi son coup que sa mise en scène lui échappa complètement. On lui prêta tout de suite une dimension politique car la Grande Bretagne était secouée par l’affaire de la Poll Tax, chant du cygne du Thatchérisme. Cet impôt jugé injuste par les classes laborieuses avait été testé en Écosse et devait être étendu à tout le pays. Il serait tellement contesté dans les rues du Nord au Sud que la Dame de Fer quitterait le 10 Downing Street avant la fin de l’année civile, mise en minorité par son propre parti et abandonnée par la base de son électorat, la classe moyenne.

Ce match Écosse - Angleterre fut parfois dépeint comme le premier des coups de canon qui ferait couler le navire de Margaret Thatcher. Une rencontre fortuite entre la politique et le sport. Qu’importe si les joueurs anglais ne la soutenaient pas particulièrement. « La moitié d’entre eux la haïssaient », confia Brian Moore, le turbulent talonneur du XV de la Rose. Puis les Nationalistes écossais firent de cet après-midi un acte fondateur de la marche vers l’indépendance. « On a trop essayé de donner un tour politique à cette victoire, poursuivit Sole. Il y avait un contexte bouillant, une ambiance énorme, nous avions théâtralisé tout ça, mais ce n’était qu’un match de rugby. En plus, nous avions côtoyé beaucoup de joueurs anglais lors de la tournée des Lions en Australie, huit mois auparavant. Nous avions du respect pour eux. »

En 2014, au moment du fameux référendum, David Sole s’est retrouvé à la une des journaux. Les indépendantistes du SNP avaient voulu récupérer la génération 1990 dans le camp du oui. David Sole résista à la pression médiatique ambiante et opposa ses convictions. Il vota non en expliquant son choix clairement et sans agressivité, la crainte des retombées économiques d’une séparation, y compris pour le sport, largement financé par la loterie nationale : « Je suis fier d’être écossais, mais je suis fier aussi d’être britannique. » Il y gagna une volée de bois vert sur les réseaux sociaux. Des mots parfois agressifs à son endroit. On le traita de « patriote pour 80 minutes ». 80 minutes, c’est exagéré, 47 sélections, ça représente quand même beaucoup plus. Mais qu’importe, il est des laps de temps de 80 minutes qui valent bien des décennies, voire des siècles. Et des intuitions dont le ressac traverse le temps. Le choix de « Flower of Scotland » en fait partie. Il a vécu sa propre vie depuis, repris à capella par la foule à patir de 2008. Une sorte de « contre-chant » est apparu dans les interstices de la mélodie quand le public scande « England » ou « Bastard ». Les supporters du PSG l’ont même adapté en français pour célébrer la ville-lumière. Six mois après le grand chelem, Roy Williamson son compositeur décéda d’une tumeur cérébrale, à 54 ans. David Sole lui rendit sobrement hommage comme une allégorie modeste de sa propre action : « Il nous laisse un magnifique testament. »

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