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Toeava : « J’espère pouvoir encore marcher à 50 ans »

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    Toeava : « J’espère pouvoir encore marcher à 50 ans » Patrick Derewiany / Midi Olympique
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Si des blessures l’ont tenu longtemps éloigné des terrains, le Néo-Zélandais de 33 ans reste le meilleur arrière du Top 14 lorsqu’il peut s’exprimer. Pour cette phase finale, "Ice" Toeava sera là. Mauvaise nouvelle pour ses adversaires.

Quand ses coéquipiers le surnomment "magic", Isaia Toeava baisse la tête. "Je n’aime pas trop qu’ils disent cela de moi". D’une douceur rare qui emprunte souvent à la timidité, l’arrière clermontois n’aime pas tout ce qui le met en avant. Fritz Lee, samoan d’origine comme lui et qui sera son capitaine, dimanche, confirme pourtant : "Il est vraiment magique. Vous le voyez en match faire des choses fabuleuses. Mais vous n’imaginez même ce qu’on voit à l’entraînement. Ice, il fait des trucs incroyables avec le ballon ." Ces "trucs" ont valu à Toeava d’être, très jeune, un phénomène du rugby néo-zélandais, sélectionné pour la première fois chez les All Blacks à 19 ans, alors qu’il ne comptait pas un seul match de Super Rugby. Un rêve ? Il le raconte plutôt comme une blessure.

Enfant des Samoa, fils de fermier, aîné d’une fratrie de sept enfants dont six filles, Toeava a débarqué à 6 ans dans la mégalopole nerveuse d’Auckland. Il a finalement dû quitter la Nouvelle-Zélande à 26 ans, pour retrouver sa paix intérieure et son amour du rugby. Une passion qui lui aura tant coûté.

Midi Olympique : Vous êtes un All Black à 36 sélections, deux Coupes du monde et un sacre planétaire. Pourquoi n’étiez-vous pas une star au moment de venir en Europe ?

Isaia Toeava : Parce que je n’ai jamais été un titulaire régulier chez les All Blacks, je pense. Quand vous commencez si jeune au plus niveau… À 19 ans, j’ai reçu ma première convocation pour les All Blacks. C’était tôt. Trop tôt, je pense, pour toute la pression qui entoure cette équipe. J’aurais aimé avoir le temps de jouer quelques saisons en Super Rugby pour trouver mes repères, me faire une première expérience du haut niveau avant d’être appelé chez les All Blacks.

N’est-ce pas un rêve qui se réalisait ?

I. T. : Si, bien sûr. J’ai pu jouer très jeune avec des joueurs fabuleux ! Mais paradoxalement, je crois que ça m’a desservi. Je ne connaissais même pas le Super Rugby, juste le NPC (championnat domestique néo-zélandais) que je découvrais avec Auckland. Je n’y comptais encore que cinq matchs ! J’étais un enfant et quand j’ai reçu ma première convocation pour les All Blacks, il y a eu de la joie mais surtout beaucoup de stress. Immédiatement, j’ai eu le sentiment que je ne le méritais pas, que je n’étais pas à ma place. J’étais trop jeune pour être All Black.

Ne trouviez-vous pas votre place au sein de ce groupe de joueurs ?

I. T. : Je n’ai rien à reprocher à mes coéquipiers. Ils m’ont accueilli de manière fabuleuse. Milsy (Mils Muliana, arrière all blacks aux 100 sélections) m’a immédiatement pris sous son aile. Il m’a protégé, conseillé et guidé. Joe Rocks (Rokocoko, N.D.L.R.) était aussi un frère pour moi. Je suis toujours en contact régulier avec les deux. Mes coéquipiers ont tout fait pour m’aider, du staff aux joueurs. Malgré tout, c’était dur. Je restais beaucoup seul, dans mon coin. J’étais un gamin timide qui a grandi aux Samoa, loin du stress de la Nouvelle-Zélande. Je n’étais pas prêt à vivre une telle expérience. Et personne ne pouvait rien y faire.

Auriez-vous préféré que ça n’arrive pas ?

I. T. : Quand ils m’ont appelé pour la première fois, je n’avais encore rien fait, rien prouvé. J’aurais aimé que cette convocation n’arrive pas. En tout cas pas si jeune. Les premières années, quand je venais aux rassemblements, je n’avais qu’une envie : prendre mes affaires et rentrer chez moi. Je me disais : "C’est bon, laissez-moi tranquille. Laissez-moi retrouver mon club, mes copains. Laissez-moi jouer une, deux ou trois saisons de Super Rugby et, ensuite, si vous le souhaitez, convoquez-moi." Ça ne s’est pas passé comme ça.

Comment avez-vous reçu cette première convocation ?

I. T. : Après le NPC 2005, le manager des All Blacks m’a appelé. C’était rapide, un peu brutal. J’ai décroché le téléphone : "Salut Ice, c’est le manager des All Blacks. Tu vas nous rejoindre pour la tournée de novembre." J’ai cru à une mauvaise blague et j’ai raccroché ! (il rigole) Il m’a rappelé huit ou dix fois et je n’ai pas décroché. Finalement, il a appelé Mils Muliana pour qu’il vienne me voir. "Ice, tu devrais décrocher le téléphone. Le manager des All Blacks essaie de te joindre." Merde, c’était vraiment lui. Ça a été un choc. J’ai prévenu immédiatement ma famille. Je crois que je les ai choqués aussi.

Qu’est-ce qui était si dur à digérer ? La pression des médias et du public ou le niveau rugbystique ?

I. T. : La pression, vraiment. Il y en a toujours quand vous devenez all black. Mais quand vous avez 19 ans, que vous êtes inconnu du grand public et que vous apparaissez soudainement dans une liste de convocation, tous les yeux se braquent sur vous. Si vous êtes là, si jeune, si inexpérimenté, c’est que vous devez être un phénomène. Les attentes sont immédiatement immenses autour de vous, tout le monde veut que vous soyez étincelant dès votre premier match. Vous n’avez pas le temps d’apprendre. Et au premier match moyen, ou raté, vous vous faites descendre. J’ai eu du mal à gérer tout cela.

Vous n’étiez pas totalement inconnu du grand public. Très tôt, dès les catégories de jeunes, vous étiez annoncé comme une future star des All Blacks…

I. T. : C’est vrai que, très tôt, j’ai été médiatisé. On a parlé de moi. J’ai joué en sélection des moins de 19 ans, puis avec l’équipe de Nouvelle-Zélande à VII. Ensuite, j’ai sauté la case des moins de 21 ans pour aller directement chez les All Blacks. Tout a commencé très tôt pour moi.

À quel moment vous êtes-vous enfin senti légitime chez les All Blacks ?

I. T. : Il m’a fallu trois ans, peut-être quatre. Le temps de me montrer et de prouver.

Vous semblez encore amer de votre destin précoce. Votre expérience internationale reste-t-elle un bon souvenir ?

I. T. : Oui, quand même. Maintenant que je me rapproche de la fin, je me rends compte que mes premières années étaient aussi les plus belles de ma carrière, celles où j’ai joué au plus haut niveau. C’était une expérience fabuleuse, avec des joueurs incroyables. J’en garde des amis pour la vie. Mils Muliana, Joe Rokocoko, Luke McAlister, Sam Tuitupou, Jerome Kaino, John Afoa… Ces amitiés, je les dois aux All Blacks. J’étais simplement trop jeune pour m’en rendre compte.

En 2011, vous étiez dans le groupe des champions du monde mais pas sur la feuille de match de la finale. Vous sentez-vous champion du monde ?

I. T. : Oui, tout de même. J’ai vécu tout cela de l’intérieur, j’ai joué des matchs de poule et le quart de finale contre l’Argentine. Nous avons travaillé comme des fous, tous ensemble, pour préparer cette Coupe du monde et la gagner. Ne pas être sur la feuille pour la finale fut évidemment une immense déception. Mais je garde un grand souvenir de cette Coupe du monde, chez nous.

Après ce titre mondial, vous êtes parti au Japon où vous êtes resté quatre ans, alors que vous étiez en pleine force de l’âge. Pourquoi ?

I. T. : Cela faisait huit ans que je disputais le Super Rugby. J’avais envie de quelque chose de nouveau. J’avais aussi des problèmes de hanche depuis deux ans, il avait fallu m’infiltrer pour tous les matchs de la Coupe du monde 2011. Il fallait que je me fasse opérer. J’ai donc décidé de donner du temps à mon corps et de sortir de la pression du rugby néo-zélandais. J’avais le choix entre venir en Europe ou aller au Japon. J’ai choisi le Japon.

Pourquoi ?

I. T. : Je voulais me protéger, physiquement. Je pensais toujours à ces problèmes de hanche. En Europe, les saisons sont longues, le rugby est physique. Mon corps avait besoin de repos. Le Japon était un bon compromis, aussi parce que c’est plus proche de chez moi et de ma famille.

Pourquoi être resté aussi longtemps ?

I. T. : Je pensais initialement partir pour deux ans. Mais mon premier enfant est né là-bas* et il y avait tout, au Japon, pour qu’il soit heureux. Ma femme s’y plaisait aussi. C’est un pays fabuleux : les gens sont adorables, la nourriture est délicieuse. Je suis un fou de sushis ! Le Japon est aussi un pays extrêmement paisible, avec très peu d’insécurité. Le cadre de vie nous plaisait. À la fin de mon premier contrat, nous en avons discuté avec mon épouse et nous avons décidé de rester deux années supplémentaires. C’était un choix familial.

Le rugby était-il devenu accessoire ?

I. T. : J’avais déjà été all black de nombreuses fois, j’étais champion du monde. Sur le terrain, il n’y avait plus d’objectifs supérieurs. Le rugby est alors passé au second plan, oui.

Pourquoi être alors venu en France, en 2015, pour retrouver un rugby compétitif ?

I. T. : En fait, c’était d’abord un choix familial. En 2015, j’avais eu un deuxième fils et ma femme était enceinte du troisième. Au Japon, vous vivez en appartement. Je voulais donner un nouveau cadre de vie à mes enfants. Une grande maison, un jardin… J’ai trouvé tout cela à Clermont, pour ma famille. Une forme de paix. La vie est si tranquille, ici ! Tout est plus calme, plus lent. On reste des heures à table, on passe du temps avec les copains. Ma femme adore voyager alors, quand j’ai quelques jours de repos, nous partons en direction de la Méditerranée ou de la Côte basque, qui est si belle. À la maison, quand je vois mes enfants jouer dans le jardin, heureux, je sais que j’ai fait le bon choix. Ensuite, du point de vue du rugby, le haut niveau commençait à me manquer. J’avais retrouvé de l’ambition.

Aviez-vous enfin retrouvé votre amour du rugby ?

I. T. : Oui, on peut le dire comme ça. Le championnat japonais est sympa, de bon niveau mais rien à voir avec ce qu’on trouve ici. Le Top 14 m’a toujours attiré. La passion autour des clubs est incroyable et j’avais toujours gardé dans un coin de ma tête l’envie de l’expérimenter. Quand Clermont m’a contacté, j’en ai discuté avec Joe Rokocoko et Benson Stanley, mes anciens coéquipiers aux Auckland Blues. J’ai aussi échangé avec Joe Schmidt. Il m’a dit de foncer, que j’allais me plaire ici, à Clermont.

L’ASM était-elle le seul club intéressé ?

I. T. : Il y en avait d’autres. Je ne sais pas si je peux le dire.

Il y a prescription…

I. T. : Il y avait plusieurs clubs mais surtout La Rochelle et Toulouse, où les discussions avaient bien avancé. Joe Schmidt m’a dit que je devrais choisir Clermont, que le club était très bien structuré et que leur style de jeu allait me convenir.

Il y a plusieurs années, Joe Schmidt confiait que vous étiez le joueur le plus talentueux qu’il ait entraîné.

I. T. : Je ne savais pas qu’il avait dit ça ! C’est un sacrément compliment. Mais je connais un paquet de joueurs que Joe a entraînés et qui sont extrêmement talentueux. Joe, c’est un mec à part…

Pourquoi ?

I. T. : Lui et Wayne Smith sont deux immenses entraîneurs que j’ai eu la chance de croiser. Parce qu’ils ne sont pas seulement des grands entraîneurs. Ce sont de grands hommes. Quand le rugby s’arrête, ils sont toujours là, auprès de vous. Ils ne soucient pas seulement du joueur, mais aussi de l’homme que vous êtes. Comment va votre famille ? Quels sont les derniers événements dans votre vie, heureux ou malheureux ? Joe et Wayne ont fait l’homme que je suis. Je m’en rends compte désormais.

Peuvent-ils vous inspirer une reconversion, comme entraîneur ?

I. T. : Je ne sais pas. Entraîner des enfants, pourquoi pas ? Mais je ne me vois pas faire une carrière d’entraîneur pro. Je veux surtout m’occuper de mes enfants, en restant loin du rugby.

Ne jouent-ils pas ?

I. T. : Non et je n’ai pas envie qu’ils fassent du rugby. Je préfère qu’ils se tournent vers un autre sport.

Pourquoi ?

I. T. : Je connais trop mon sport et comme il détruit les corps. Mes enfants sont ce que j’ai de plus précieux dans ce monde. Il est déjà dur de voir un coéquipier se blesser. Pour mes enfants, je ne le supporterais pas.

Et s’ils veulent jouer au rugby malgré tout ?

I. T. : Je les soutiendrai si c’est leur choix. Mais je serai toujours là pour les encadrer et les prévenir des dangers de ce sport.

Votre discours n’est pas très "vendeur" pour votre sport ?

I. T. : J’aime le rugby. Il va dans la bonne direction, en cherchant enfin à protéger les joueurs, à interdire les plaquages hauts et toutes ces choses. C’est bien, pour les prochaines générations. Mais la finalité restera toujours la même : pendant 80 minutes, vous essayez d’écraser le mec en face et il fait pareil, il essaie de vous écraser. Il m’en a coûté huit opérations, sur toutes les parties de mon corps. Qui voudrait cela pour ses enfants ?

Êtes-vous inquiet pour votre santé, dans les années à venir ?

I. T. : Oui, je ne le cache pas. Quel impact toutes ces années de rugby pro auront sur mon corps, à moyen terme ? J’espère pouvoir encore marcher à 50 ans. Parfois, j’en doute.

C’est terrible à entendre et certainement à dire…

I. T. : Le rugby est le sport que j’aime. J’ai grandi avec et il m’a fait grandir. Mais le sacrifice qu’il impose est grand.

*Isaia Toeva a appelé son premier enfant Marseille, en souvenir de la Coupe du monde 2007 en France et de la ville où les All Blacks avaient établi leur camp de base. "Les gens avaient été adorables avec nous, la ville était superbe. J’ai voulu leur rendre hommage." Ses deux autres enfants se nomment Maverick et Tue Feamalu.

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