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Les rescapés du Pacifique

  • Il était un peu plus de 15 heures, ce 11 mars 2011, lorsqu’une vague de quatre mètres de hauteur frappa Kamaishi, emporta avec elle la digue, les corps et les habitations.
    Il était un peu plus de 15 heures, ce 11 mars 2011, lorsqu’une vague de quatre mètres de hauteur frappa Kamaishi, emporta avec elle la digue, les corps et les habitations. Genichi Yamazaki
Publié le Mis à jour
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Ce 11 mars 2011, il est exactement 14 heures, 46 minutes et 44 secondes lorsque la terre tremble une première fois. Les premiers signaux ne sont qu’un flottement, presque une caresse. Puis le bruit, terrible, effrayant, surgit des entrailles du monde ; il semble alors qu’une main malveillante secoue l’archipel en tous sens, comme une poupée de chiffon. Une demi-heure plus tard, frappe une réplique. Bien plus forte, celle-ci.

Sur la côte Est, les gens réagissent de façon disparate. Face à la mer, il y a ceux, tétanisés par la peur, qui n’osent pas bouger. Et puis il y a les autres, qui se raccrochent à leur portable comme à une bouée de sauvetage, comprenant au moment où ils posent les yeux sur l’appareil que le réseau a bel et bien disparu, que toutes les lignes sont coupées. Daisuke, un vieux patron de bar de Kamaishi ayant traîné ses guêtres à Hong Kong et Macao, raconte : "Des séismes, j’en avais déjà connus beaucoup dans ma vie. Mais j’ai rapidement compris que celui-là était un gros, un très gros, même. Le bruit était plus sourd, plus menaçant. Surtout, je savais que le danger le plus terrible viendrait tôt ou tard de la mer." Les premiers chiffres donnent raison au vieil homme : 7,9 sur l’échelle de Richter, un indice rapidement réévalué à 8,2 puis 9, soit le plus grand tremblement de terre jamais enregistré sur terre, d’une puissance dépassant même le terrible séisme de 1960 ayant frappé le Chili et qui avait, lui aussi, accouché d’un tsunami.

Avant 2011, Kamaishi avait été frappée deux fois par des tsunamis. Mais ceux-ci n’étaient pas d’une puissance comparable…
Avant 2011, Kamaishi avait été frappée deux fois par des tsunamis. Mais ceux-ci n’étaient pas d’une puissance comparable… Genichi Yamazaki

À la télé, les experts évoquent un déplacement de trente mètres de la plaque supportant le Japon, sur une largeur de près de 400 kilomètres. La Corée du Nord, elle, a même été poussée de cinq centimètres par le mouvement des plaques tectoniques. Yuu Saeki (34 ans), ancien flanker de Kamaishi et aujourd’hui coach de l’équipe, se souvient : "Quand la terre a tremblé, je n’ai d’abord pas réagi. Puis un collègue de l’usine, qui avait vécu dans l’ouest, où les secousses sont régulières, m’a dit que celle-ci était très violente et qu’il fallait partir. Nous avons donc quitté le bâtiment en toute hâte, pour monter sur une colline."

Une petite rivière poissonneuse traverse Kamaishi, cette bourgade de 90 000 habitants dominée par les collines (au fond) ayant sauvé la vie de milliers de personnes.
Une petite rivière poissonneuse traverse Kamaishi, cette bourgade de 90 000 habitants dominée par les collines (au fond) ayant sauvé la vie de milliers de personnes. Marc Duzan - Midi Olympique

Une demi-heure plus tard, Yuu Saeki observe de son promontoire la vague arriver sur eux, un monstre de quatre mètres détruisant une digue ayant pourtant repoussé bien des tempêtes du Pacifique, une aberration naturelle emportant la basse ville sur son passage et soulevant dans son funeste sillage un énorme nuage de poussière. Sous ses yeux, Kamaishi est rasée, l’école d’Unosumai pulvérisée par la force de l’eau, sa vie tout entière engloutie. Une poignée de temps plus tard, Yoshihiko Sakuraba, le deuxième ligne nippon aux trois Coupes du monde (1987, 1995 et 1999) roule à deux kilomètres de là, aux environs de la gare. Il raconte : "Soudain, j’ai vu une vague d’un mètre fondre sur nous. J’ai juste eu le réflexe de sortir de ma voiture avant qu’elle soit emportée par la boue. À côté de moi, des gens étaient pétrifiés, immobiles : je me suis jeté sur eux, j’ai ouvert les portières et je les ai sortis de force, les uns après les autres. Puis on s’est tous réfugié sur le toit d’un immeuble."

Au fur et à mesure qu’il s’est rapproché de la côte, le tsunami initialement lancé à 200 km/h en haute mer a perdu de sa vitesse. Mais en ralentissant, la vague originelle a aussi été renforcée par d’autres, donnant au tout une puissance effroyable. "La vague ne va pas très vite, reprend Daisuke. Vingt kilomètres à l’heure, tout au plus. Mais le torrent de boue est si fort que les murs cèdent et les os cassent comme du bois sec." À Kamaishi, ceux qui ont survécu sont ceux qui sont montés. "Les autres n’ont eu aucune chance, reprend Daisuke. Vous savez, j’ai vu des gens se comporter bizarrement face à la mort. Je n’ai jamais oublié l’histoire de ce type s’étant précipité sur le front de mer après la première secousse. Il a dit à son collègue qu’il voulait voir si sa maison de vacances avait tenu le coup. Quelques minutes plus tard, la vague est arrivée. On n’a jamais retrouvé son corps."

Hedoro, cette boue qui "pue" la mort

Le lendemain, le bilan est terrible. Au Japon, des capteurs disséminés tout au long de la faille ont permis de gagner quelques précieuses secondes laissant aux ouvriers de Chiba le temps d’évacuer les chantiers, aux salary men de Yokohama de se mettre à l’abri et au shinkansen, le TGV local, de stopper net sa course. Mais au nord, les dégâts sont tout autres : à 200 kilomètres de Kamaishi, la centrale de Fukushima a été frappée par des vagues de quinze mètres, précipitant le pays au bord d’une catastrophe sans précédent ; autour des réacteurs nucléaires, où les taux de radioactivité crèvent à l’époque le seuil tolérable, une vaste zone a été entièrement vidée de ses habitants, créant un sordide no man’s land où paissent encore aujourd’hui quelques vaches, où pourrissent des maisons. Non loin de là, à Rikuzentakata, une forêt de soixante-dix mille pins a été totalement rasée.

À Kamaishi ? Le mur anti-tsunami (la ville en avait déjà essuyé deux, le premier en 1960, l’autre en 1993) a volé en éclats, un thonier de soixante-dix-neuf tonnes a été déplacé jusque dans les terres et, globalement, le paysage se résume en une gigantesque étendue de boue maronnasse, écrasant relief et verticalité. Gisent, ici et là, des matelas, des vélos, des carcasses de voiture, des porte-monnaies et des jouets d’enfants. "Je n’ai jamais connu de guerre, confie Sakuraba. Mais c’est l’image que j’en ai. Tout était ravagé, sens dessus-dessous. Qu’avions-nous fait pour mériter un tel malheur ?"

Yuu Saeki est le coach des Kamaishi Seawaves, littéralement les « vagues de la mer ». En mars 2011, il s’était réfugié sur une colline pour échapper à la mort.
Yuu Saeki est le coach des Kamaishi Seawaves, littéralement les « vagues de la mer ». En mars 2011, il s’était réfugié sur une colline pour échapper à la mort. Marc Duzan

La boue du tsunami, les Japonais l’appellent hedoro et au lendemain de la catastrophe, hedoro pue la mort et le poisson pourri : en elle croupissent morceaux de ferraille, barreaux de chaises, bouts de plastiques et débris humains. Les réfugiés de Kamaishi, eux, sont trimbalés d’hospices en bains publics, de gymnase en salle des fêtes. Épaulée par les Marines américains, l’armée nippone a déployé 112 000 hommes dans la région. "Passée la vague, concède aujourd’hui Yuu Saeki, tous les membres de l’équipe et leur famille se sont retrouvés au club house. Il est un peu à l’écart de la ville et nous nous doutions qu’il avait été épargné. Pendant quelques jours, on a donc vécu tous là, avec d’autres réfugiés. Nous avons ramené de chez nous tout ce qui traînait dans les placards. Le soir, les femmes et les enfants dormaient sur des futons. Nous, les hommes, on se reposait dehors ou dans les voitures."

Il y avait un milliard d’autres priorités qu’un stade de rugby. Moi, je faisais partie de ceux qui pensaient que seul un projet comme celui-ci offrirait à notre ville un avenir. Pour avancer, on avait tous besoin de s’accrocher à un rêve

Masuda travaillait à la mairie de Kamaishi lorsqu’il proposa à la population de Kamaishi d’utiliser une partie des fonds récoltés pour construire un stade de rugby. Au départ, son idée ne fut pas très bien accueillie…
Masuda travaillait à la mairie de Kamaishi lorsqu’il proposa à la population de Kamaishi d’utiliser une partie des fonds récoltés pour construire un stade de rugby. Au départ, son idée ne fut pas très bien accueillie… Marc Duzan

Les rugbymen de Kamaishi Seawaves ("vagues de mer", triste clin d’œil du destin) ont été touchés en leur chair. Toshio Hamato, le médecin du club, a perdu sa femme et l’une de ses filles dans la catastrophe. Saeki enchaîne : "C’était terrible et malgré tout, notre clan faisait face. Il y avait à l’époque trois étrangers dans l’effectif : l’Australien Scott Fardy, le Néo-Zélandais Pita Alatini et le Tonguien Lata Taniela. Deux jours après la catastrophe, des représentants de leur ambassade ont débarqué dans le club house et leur ont dit : "Nous avons pris des billets d’avion, vous partez demain." Ils ont refusé et sont restés plusieurs mois pour nous aider." Nagata Takashi (36 ans), le demi de mêlée des Seawaves, va plus loin : "Après la vague, j’ai cherché à aider les autres par tous les moyens. J’avais besoin de me sentir vivant et, pour ça, je devais me sentir utile. Alors, vu que je suis un peu costaud, les militaires m’ont embauché pour nettoyer la ville : je traînais des frigos, je portais des tables, j’enlevais la boue des ruelles… Et puis un jour, me voyant travaillé dans la basse ville, une femme qui avait tout perdu m’a dit : "Laisse ces vieilleries et retourne au rugby ! Défends les couleurs de Kamaishi ! Si vous arrêtez de vivre et passez votre temps à pleurnicher, c’est le tsunami qui aura gagné !" Je crois qu’elle avait raison."

Un stade à 4 milliards de yens

Au nord-est de Tokyo, l’espoir est en partie venu du rugby. Pourtant, lorsque le haut fonctionnaire Hisashi Masuda a pour la première fois parlé de la construction d’un stade en vue de la Coupe du monde 2019, les réactions à son égard ont été violentes. Il explique : "Les gens ont mal réagi, au départ. Mais il faut les comprendre : tout était détruit, on avait besoin de nourriture, de logements, de médicaments… Il y avait un milliard d’autres priorités qu’un stade de rugby. Moi, je faisais partie de ceux qui pensaient que seul un projet comme celui-ci offrirait à notre ville un avenir. Pour avancer, on avait tous besoin de s’accrocher à un rêve."

Le stade de Kamaishi, où se disputeront les matchs Fidji - Uruguay et Canada - Namibie, peut accueillir 16 000 personnes. Il a été construit à l’endroit où une école primaire avait été rasée par le tsunami.
Le stade de Kamaishi, où se disputeront les matchs Fidji - Uruguay et Canada - Namibie, peut accueillir 16 000 personnes. Il a été construit à l’endroit où une école primaire avait été rasée par le tsunami. Marc Duzan

Au jour où le comité d’organisation annonçait que la candidature de Kamaishi était retenue pour le Mondial, un stade de 16 000 places et 4 milliards de yens (35 millions d’euros) sortit de terre à l’endroit même où l’école primaire d’Unosumai avait été emportée par le tsunami, le 11 mars 2011. Huit ans après la catastrophe, le Kamaishi Memorial Stadium s’apprête à accueillir Fidji - Uruguay et Namibie - Canada, à quelques mètres du premier point de passage de la vague meurtrière. Ému aux larmes, Takashi Nagata conclut ainsi : "Ce stade, ces matchs, ces touristes, tout ça est une fierté immense pour nous tous. Après la Coupe du monde, j’aimerais que les gens disent, quand ils parlent de nous : "Kamaishi ? Ah oui, c’est la ville du rugby !" Ça voudrait dire qu’on a réussi. Ça voudrait dire que la vie a gagné."

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