« Pour l'honneur », la bonne nouvelle de Philippe Guillard (partie 2)

  • Philippe Guillard
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Publié le Mis à jour
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En 1999, Philippe Guillard sortait son deuxième livre « Petits bruits de couloir », vite devenu un classique et récompensé la même année du prix Sport Scriptum et du Grand prix de la littérature sportive. Un recueil de nouvelles qui sera bientôt réédité en coffret. Pour l'occasion « La Guille » a la gentillesse d'en offrir une, « Pour l'honneur » aux lecteurs de Midi Olympique et Rugbyrama. A savourer en trois épisodes. Voici le second.

POUR L’HONNEUR

Au milieu du mois de juin donc, on apprit que trois fonctionnaires avaient été mutés dans la ville. Des types qui avaient l’accent du Midi. Mais, attention, pas des types qui avaient joué « vers » Toulouse, ou « à côté » de Béziers comme ceux qu’on avait vus par le passé, non ! Des types qui, eux, avaient joué à Agen, à Toulon et à Lourdes. Ça changeait, ça ! Puis trois autres aussi, qui auraient dû jouer à Bayonne, à Perpignan et à Narbonne s’ils n’avaient pas été mutés professionnellement dans notre région. Cela faisait donc six nouveaux.
— Un beau coup de chance pour le club ! avait dit le président Gérard.
— De sûr, con !
Marcel Gérard nous présenta le nouvel organigramme du bureau. Outre le désormais incontournable conseiller pour la troisième division, le projet comptait douze nouvelles têtes venant étoffer les toutes fraîches structures administratives, financières et sportives du club. Il y avait même un responsable de l’équipement. Plus question de se présenter avec des bas et des shorts de toutes les couleurs. La troisième division, et le rugby en général, c’était l’école de la vie, pas une école de samba. Désormais, on aurait un vrai équipement. Puisqu’on en était aux questions vestimentaires, on se déplacerait en blazer et en cravate. Cela ferait plus sérieux, plus ambitieux, plus prestigieux… Un grand club, quoi !
— D’ailleurs, je vais vous présenter tous ceux qui vont nous aider l’an prochain dans ce projet… et d’abord mon vieil ami Albert Lartigus, le patron de Pantalonnade.
Pantalonnade, on connaissait, c’était la boutique de prêt-à-porter la plus huppée du centre-ville. La plus onéreuse aussi. Pas un d’entre nous n’y était encore entré. Excepté Gros Louis… pour des livraisons !… Albert Lartigus nous offrait les blazers et les cravates.
— Maurice Lambert, le patron de Sport Shopping, continua notre président, il vous fournira les équipements, et Jean-René Alto, le patron d’un endroit que vous connaissez sûrement, l’Auberge Blanche…
Tu parles, l’un des tout meilleurs restaurants de la région ! On n’y était jamais allé.
— C’est un peu comme des sponsors ?… avait demandé Kiki.
— Non, Kiki, pas des sponsors, des partenaires !… C’est différent, c’est la famille, quoi !… et enfin, voilà votre nouvel entraîneur, Jean-Louis Bone.
Il nous sembla bien costaud pour un ancien demi de mêlée, mais Jacky nous rappela qu’il avait joué jadis en première division, et les demis de mêlée, dans cette division-là, c’était pas des nains !…
Bone profita de ce premier contact pour nous distribuer des programmes de préparation physique pour cet été.
— Des devoirs de vacances ?… avait demandé Gros Louis qui n’arrivait déjà même pas à suivre les travaux dirigés…
— En quelque sorte !… disons que cela vous permettra de ne pas être à court de forme pour les premiers entraînements.
Nous, on n’avait jamais vu ça, un programme de préparation physique pendant la seule période où justement on n’avait rien à faire. Mais personne n’avait ressenti l’envie de contester. Au contraire, cela faisait presque professionnel. On était plutôt curieux. On y jetait tous un œil discret. Footings, courses lentes, fractionnés, travail foncier, récupération, musculation… ça n’avait pas l’air évident, la troisième division.


À la fin du mois d’août, une énorme surprise attendait Robert et Nini. Là, en plein milieu de notre forêt, le président Gérard avait détruit notre club-house pour en ériger un nouveau. Tout neuf, tout large, tout grand :
— Les enfants, vous méritiez mieux que cette pauvre bâtisse en préfabriqué, non ?
Robert n’osa pas lui dire que cette « pauvre bâtisse en préfabriqué », on l’avait construite avec nos mains.
Le bar n’était plus à gauche à l’entrée, mais à droite, au fond. Les murs étaient certes flambant neufs, brillants, mais on sentait bien qu’ils n’avaient rien à raconter.
— Bien sûr, pour la décoration, je vous laisse faire, hein, Nini ?… j’ai juste mis des fleurs… je vous connais, les femmes… mais attention, elles sont en plastique. Comme ça, Nini, plus besoin de les changer !…
Nini n’osa pas lui dire que les fleurs en plastique, c’était comme du jambon de supérette, ça sentait le plastique, et que des fleurs qui sentaient le plastique, c’était plus des fleurs.
Robert demanda où était passée la photo de l’équipe ?
— Aucune idée, mon cher Robert. De toute façon, la photo de l’équipe première va changer avec tous ces nouveaux… en plus on mettra une photo avec les sponsors… c’est qu’il faut les soigner les sponsors, et les photos, ils aiment ça, les sponsors…
Le premier entraînement de la nouvelle saison se tint justement dans le nouveau club-house.
— Réunion d’organisation et de prise de conscience du nouveau projet ! avaient précisé le président Gérard et son conseiller.
Bone nous y distribua le programme du stage. En ligne de mire, écrit en énormes lettres rouges soulignées, le premier match du nouveau championnat. À domicile, contre le RCTR. Pour ceux qui ne savaient pas, le RCTR, c’était la grosse équipe de la poule… le RCTR venait la saison dernière de manquer de très peu la montée en deuxième division.
— Un club quasi semi-professionnel ! s’exclama un président Gérard admiratif… Et c’est pas toi, Jacky, qui vas me contredire, hein ?
— Putain, con !
— Et puis, attention, avait insisté Bone, en troisième division, y’a une règle essentielle… primordiale… incontournable… il est interdit de perdre à la maison !
On n’osa rien dire, mais cela devait sûrement être la première fois en dix ans, qu’on nous interdisait quelque chose, dans ce club !…
— Enfin, d’ici là, avait-il prévenu, on a du pain sur la planche !…
— Il va sans dire, conseilla le président Gérard, que le maintien est ce que j’attends de vous en priorité, même si à moyen terme je vise bien sûr la montée en seconde division… attention, si celle-ci arrivait dès cette année, et j’y crois, on ne va pas cracher dessus, hein Jacky ?
— Putain, de sûr, oh, con !
En attendant la seconde division, à la sortie des vestiaires, il y avait un photographe ! Nous, on pensait que c’était pour la nouvelle photo de l’équipe, mais non, le photographe, c’était seulement pour les nouveaux. D’ailleurs, le lendemain, la photo était à la « une » du journal. En vingt ans de club, cela n’était jamais arrivé. C’est que des nouveaux, c’est toujours une attraction, même pour nous. Tu penses ! c’est qu’on attendait de les voir à l’œuvre. Il y en avait trois costauds, et trois apparemment très rapides. Pour être honnête, je ne me souviens plus de leur nom, aussi je les surnommerai N 3, N 4, N 7, N 9, N 10 et N 15. « N » pour nouveau, et le numéro pour le poste qu’ils devaient occuper.
Le matin, on faisait de très longs footings.
À midi, on allait aux séances d’essayage pour les nouveaux équipements et les costumes.
L’après-midi, les entraînements débutaient dans les vestiaires, par une séance de tableau noir. Matrices, temps réel de jeu, attaque à plat, attaque en profondeur, combinaisons, points de fixation selon les zones définies, premier temps de jeu, replacement et second temps. Puis on allait appliquer ces jolies théories en pleine chaleur. Nous, on lui avait suggéré de s’entraîner le soir, à la fraîche, mais il avait bondi :
— Les matches, c’est pas le soir qu’on les joue, c’est l’après-midi !… Cela peut vous paraître comme un détail, mais c’est en additionnant les détails qu’on devient un grand club !…
Le soir, on se couchait tôt !
Robert et Nini avaient pris la nouvelle division très au sérieux. Avec le nouveau budget, Robert avait acheté un nouveau seau, des nouvelles éponges et même un manuel de premiers secours. Nini, elle, avait ramené de chez elle quelques éléments de décoration, ainsi qu’un manuel de diététique. C’est que Bone avait invité un diététicien, lequel nous avait donné une petite leçon sur les erreurs qu’il ne fallait pas commettre pour rester en forme. Et quand il expliqua à Gros Louis que la viande rouge, c’était ce qu’il y avait de pire pour les muscles et qu’à trop en consommer on risquait le claquage à répétition, je crois bien qu’il avait cru à la fin du monde. Parce que Gros Louis avait peut-être l’aspect d’une grosse vache, mais celui qui allait ne lui faire bouffer que de l’herbe sans vinaigrette et des pâtes sans sauce à tous les repas n’était pas né. Même en troisième division. Même pour l’honneur.
Le président Gérard et Bone avaient organisé trois matches de préparation.
Les nouveaux avaient tous joué le premier match. Normal, il fallait bien les essayer. On l’avait perdu, mais attention, de peu. Normal, les nouveaux, ils n’avaient pas encore l’habitude de jouer ensemble. Alors, ils jouèrent tous le second match. Justement, pour qu’ils s’habituent. Perdu aussi, mais cette fois, avait analysé notre coach, avec de nets progrès. Les nouveaux commençaient à trouver leurs marques.
Du coup, Bone les fit jouer pour le troisième match.
Nous, on pensait qu’il aurait peut-être pu nous tester un peu. Je parle des six anciens qui faisions banquette depuis le début de la troisième division pour cause de nouvel arrivage : Gros Louis, Kiki, Dédé, Loulou, Jeanjean, et moi, ou, pour être plus précis, A 3, A 4, A 7, A 10, A 15, et A 9. Même rien qu’une mi-temps.
— Ne vous inquiétez pas, nous avait rassurés notre coach, votre heure viendra, la saison est longue… Une fois que l’on aura gagné quelques matches, qu’on sera rassuré, rodé, là, on pourra tourner…
— Vous avez le temps, les enfants, avait rajouté le président Gérard… et puis, franchement, c’est pas la peine d’avoir fait venir tous ces nouveaux, pour ne pas les faire jouer, hein Jacky ?
— De sûr, con !
— De toutes les manières, avait tranché l’entraîneur, on ne change pas une équipe qui est en train de trouver ses marques… pas en troisième division… surtout à une semaine du grand rendez-vous contre le RCTR !…
Au troisième match, la victoire donna raison à Bone.
Le président Gérard était fier :
— Ça, c’est plus que rassurant !… En plus, Messieurs, quel beau match !… je vous félicite…
Du coup, on n’osa pas dire que nous étions un peu déçus de la manière. On avait trouvé que N 10, il n’ouvrait pas beaucoup de ballons et que N 9, il partait un peu trop souvent au ras des avants. Cela avait beau être tactique, on pensait qu’il était un peu dommage de construire une maison de six pièces pour ne rester que dans le couloir.
On n’osa rien dire car tout le monde avait l’air heureux dans le car qui nous ramenait au milieu de notre forêt.
Après tout, c’était peut-être ça la troisième division !
Pour fêter cette victoire, le président Gérard nous invita à l’Auberge Blanche. Heureusement que le diététicien n’était pas invité. Gros Louis avait gobé deux côtes de bœuf et on avait chanté tout le répertoire du parfait rugbyman.


— J’ai bien fait de vous amener à ce match, hier !
La veille, le président Gérard nous avait offert une surprise. Le samedi donc, nous avions assisté à un match qui comptait pour le Championnat de première division. Le président Gérard et Bone tenaient tout particulièrement à nous montrer d’abord, ce qu’était un grand match, et ensuite ce qu’était un grand club. Ça ne pouvait que nous inspirer…
Le grand club qui recevait gagna 6 à 3, grâce à deux pénalités contre une. Aucun essai, pas d’attaque à la main, pas une relance, que du jeu au pied et parfois même des coups de pied et des coups de poing. Au retour, le président Gérard, son conseiller et notre entraîneur semblaient comblés. Quel match ! Quelle lucidité en matière de tactique ! Quel combat d’avants !
— Vous avez vu, cet engagement ?…
Nous, on avait surtout trouvé que le jeu avait été très pauvre, on avait vu une bonne relance à jouer à trois contre un, dans les vingt-deux mètres, quand l’arrière avait finalement tapé en touche.
— Sûrement pas ! avait coupé Bone.
À ce niveau, nous avait-il expliqué, on ne pouvait se permettre de faire n’importe quoi. À 6 à 3 à dix minutes de la fin, on ne relançait pas, on n’avait pas le droit. C’était la règle, en première division.
Les gars s’entraînaient tous les jours. Récupération le lundi, travail physique le mardi… travail technique individuel par ateliers le mercredi, travail collectif le jeudi, et enfin, le vendredi, travail tactique en fonction du match à venir. C’est que cela ne rigolait pas du tout en première division.
— Sans parler de l’organisation, les gars…
En première division, il y avait trois entraîneurs, un pour les avants, un pour les trois-quarts, et un pour la condition physique. Plus un directeur technique et même parfois, dans les grands, grands clubs, un manager coordinateur général.
Nous, on s’était juste demandé, vu le match auquel on avait assisté, comment, avec tout ça, il était possible que le score restât à 6 à 3.
Le premier match écrit en rouge – contre le RCTR – qu’il nous était interdit de perdre à la maison approchait.
— Messieurs, avait rappelé le président, vous savez tous ô combien que ce dimanche qui arrive est un dimanche primordial pour le club… je dirais même pour la ville tout entière…
Bon, il attigeait un peu. Depuis dix ans, on n’avait jamais eu plus de cinquante supporters.
— C’est que dimanche, il y aura du beau monde dans la tribune d’honneur. Alors, je ne vais pas vous parler de rugby, ce n’est pas mon rôle. Je vais plutôt vous parler d’état d’esprit !
Maintenant que nous étions dans l’élite, que nous avions ce privilège, il fallait nous comporter comme des exemples. Finis, les petits débordements !… Fini de chanter notre chanson sur cette salope qui… enfin cette jeune fille négligée à laquelle on conseillait une meilleure hygiène intime… d’abord ce n’était pas spécialement drôle, en plus, à l’Auberge Blanche, il y avait eu des plaintes de la clientèle… Fini aussi d’arriver en guenilles !… blazers cravates obligatoires, on n’avait plus aucune excuse… surtout que, le dimanche, on allait prendre la photo d’équipe, avec le maire, son épouse et les notables de toute la ville !… s’agissait donc d’être présentables !…
— Voilà, maintenant, votre entraîneur a lui aussi quelques petites choses à vous dire en vue du choc de dimanche !
— Bon, moi… je n’aurai qu’un mot d’ordre : gagner !…
Et Bone de discourir à son tour… qu’en troisième division, seule la victoire était belle… que le beau jeu, ce serait pour plus tard… et que si l’on gagnait contre cette grosse écurie quasi semi-professionnelle du RCTR, quelle qu’en fût la manière, on ferait peur d’entrée à toutes les autres équipes de la poule, voire à la troisième division tout entière… mais qu’attention le chemin de la victoire, à ce niveau, passait en priorité par le sérieux. Aussi bien avant que pendant le match. Et même aux entraînements. Lui aussi avait noté quelques débordements impardonnables, les histoires de cul de Kiki à une heure du coup d’envoi, les feintes de passe de Jeanjean à l’arbitre de touche, les gros pets de Gros Louis dans les vestiaires… les loulouzades… tout cela, c’était très rigolo, mais en division d’honneur, pas en troisième division.
— Il faut savoir ce que vous voulez les gars !…
Ce lundi-là, exceptionnellement, afin que tout le monde se préparât à la troisième division, Jean-Louis Bone livra l’équipe qui allait jouer ce match capital. Il n’y eut aucune surprise, on ne changeait pas une équipe qui venait de gagner un match. Gros Louis, Kiki, Dédé, Loulou, Jeanjean et moi jouerions donc avec la réserve, le match de lever de rideau. Pour finir, Bone désigna l’un des nouveaux, le N 9, comme capitaine. Dédé fit la moue, mais comme il ne jouerait pas en première…
— Messieurs, résuma notre président, tout ce que l’on exige de vous, c’est rien que pour l’honneur. Le vôtre et aussi celui du club !… pensez-y !

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