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Belfast, une paix à vif

  • Une des nombreuses portes séparant les quartiers catholiques et protestants. Ouvertes le jour, elles sont fermées le soir venu pour éviter tout trouble.
    Une des nombreuses portes séparant les quartiers catholiques et protestants. Ouvertes le jour, elles sont fermées le soir venu pour éviter tout trouble.
  • En haut, Cupar Way et ses murs de près de dix mètres de haut. Les fresques peuvent appeler à la guerre, comme la peinture protestante en haut à droite, ou honorer la mémoire de héros, tel le catholique Bobby Sands.
    En haut, Cupar Way et ses murs de près de dix mètres de haut. Les fresques peuvent appeler à la guerre, comme la peinture protestante en haut à droite, ou honorer la mémoire de héros, tel le catholique Bobby Sands.
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Publié le Mis à jour
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Chaque année, la Coupe d’Europe amène les clubs français en Irlande du Nord pour défier l’Ulster. Si les regards sont alors tournés sur Ravenhill, la grande histoire s’écrit à quelques centaines de mètres de là. à l’ouest de Belfast, protestants et catholiques vivent depuis cinquante ans sous les combats et dans une tension maximale.

Un vendredi d’automne, sur la colline aux corbeaux. En ce soir de match, le bien nommé Ravenhill Stadium éclaire le sud-est de Belfast par la lumière de ses projecteurs et les étincelles de ses héros. Euphorique quelques minutes plus tôt devant la démonstration de l’Ulster face à Castres, l’enceinte sacrée entre soudainement en recueillement. Un ange passe, une ombre plane. Le mariage se conclut en une noce funèbre marquée par un poignant tour d’honneur terminé sous les poteaux. Là où fanent les fleurs du mal. Vers où sont dirigées toutes les prières de la communauté.

Vingt-huit jours plus tôt, l’enfant du pays Nevin Spence, centre promis à une carrière internationale, a tragiquement disparu dans la ferme familiale, enseveli dans une fosse à purin. À 22 ans. Le drame a dans le même temps emporté son père Noel et son frère Graham. Depuis, tout un club tente d’avancer avec le poids du deuil sur les épaules. «Si Nevin était encore dans le vestiaire, il nous dirait de jouer avec le même plaisir, témoigne le capitaine Johann Muller. Nous essayons de lui faire honneur même si c’est douloureux.» Seule équipe européenne invaincue à ce jour, la province nord-irlandaise et ses frères de larmes tiennent leur plus belle promesse. L’Ulster, club meurtri d’une ville habitée par ses fantômes, maintes fois confrontée au défi de la survie. Des collines de Divis au port, où trône le somptueux musée consacré au Titanic, construit à ce même endroit un siècle plus tôt, en passant par le centre, rebâti sur le champ de ruines des bombardements allemands, Belfast se révèle plutôt belle, surtout rebelle. La cité se veut résolument tournée vers l’avenir. Elle n’en reste pas moins en proie aux ténèbres de son passé.

Voyage spatio-temporel dans l’ouest

Shaun, chauffeur de taxi reconverti dans un tourisme d’un nouveau genre, nous entraîne dans l’ouest de la capitale. Pour un voyage spatio-temporel désarmant. Une fois traversé le quartier de la cathédrale, trois décennies de guerre civile commencent à défiler sous les yeux. De chaque côté de la route, les fresques se défient. Esquissées d’un côté par les catholiques nationalistes, désireux d’être rattachés à l’Irlande républicaine, et de l’autre par les protestants unionistes, attachés à la Grande-Bretagne. La peinture reste fraîche et les pinceaux de sortie : ces images d’une autre époque, régulièrement renouvelées, témoignent d’une tension encore perceptible aujourd’hui. Elle se lit sur le visage de notre guide à la vue de sirènes, au loin, sur la chaussée : «Attendez, il y a une ambulance sur le bas-côté. Je ne sais pas ce qui se passe. Il y a une voiture de police. Il va peut-être falloir faire demi-tour.» Un banal accident de la route se trouve en fait à l’origine du ralentissement. Fausse alerte : «Mais vous comprenez, il y a toujours un doute dans cette situation…» Près de quinze ans après l’accord du Vendredi saint, le comté d’Antrim reste le théâtre d’une guerre silencieuse entre deux communautés que tout oppose mais que séparent seulement quelques bouts de parpaings ou mètres de bitumes.

99 murs dans la ville

Shaun, sexagénaire au visage sévère, à la voix rocailleuse et au physique râblé, a traîné ses guêtres dans les parages tout au long de son existence. Mais la connaissance n’empêche pas la vigilance. En s’enfonçant dans Shankill Road, notre guide est trahi par sa nervosité. Devant la fresque de l’Ulster Volunteer Force estampillée «"Shankill Protestant Boys», il accepte de répondre à la question interdite mais incontournable : «Vous voulez connaître ma religion ? Je veux bien vous le dire mais s’il vous plaît, changez mon nom dans votre article. Je préfère. Bon, vous l’avez peut-être compris, je suis catholique. C’est pourquoi je ne me sens pas en sécurité dans cette zone, je suis toujours un peu nerveux. C’est plus fort que moi.» Et ce même si les temps et les codes ont changé : «Il y a un accord entre les deux camps : on ne se défie pas pendant les visites, jamais devant les touristes. Ça nuirait à tout le monde.» Drôle de «gentleman agreement». Chaque passage en territoire hostile est vécu comme un déracinement. Un exil soudain : «Je ne reconnais pas mon pays quand je viens ici : regardez, il y a des drapeaux de l’Union Jack à chaque maison ou presque, leurs propres drapeaux de l’Ulster ont six branches et non quatre et même les trottoirs portent les couleurs de la Grande-Bretagne. Ils se sentent Britanniques et ont leur culture. Et ils nous voient comme des étrangers.» Son regard balaie l’horizon, sa mâchoire se serre : «Ici, vous ne verrez aucun autre catholique que moi.» L’interlocuteur se débat avec une schizophrénie permanente : à moitié historien, à moitié partisan, totalement irlandais. Il égrène les histoires découlant des peintures environnantes, décrit leurs personnages, explique leur date : «Ces fresques permettent aux gens de marquer leur identité et leur territoire. Pour les habitants, c’est un grand honneur de les avoir. Il y en a aussi chez nous, vous verrez.»

«Chez nous», à tout juste un kilomètre de là. Sur la route de Falls Road, où bat le cœur de la minorité catholique, se dresse soudainement une aberration architecturale : Cupar Way. Une muraille haute de près de dix mètres, adossée à une route circulaire. à perte de vue. Notre guide sourit devant notre étonnement : «Voilà, c’est ce que l’on appelle les Peace Walls.» Les murs de la paix, en français. Étrange appellation pour ces ensembles de fer, de brique et d’acier bâtis pour séparer deux peuples d’une même nation. Quatre-vingt-dix-neuf murs défigurent ainsi la capitale. Le dernier a été érigé en 2007. «Nous voici dans le "no man’s land", la zone de sécurité entre les deux camps, où il vaut mieux ne pas trop traîner. De 8 heures du soir à 7 heures le lendemain matin, les grosses portes de fer restent fermées. C’est encore nécessaire pour éviter les rixes la nuit.»

« Une paranoïa omniprésente »

Du haut de ces grilles, désormais abandonnées par les militaires et forces de surveillance, des décennies de haine mutuelles contemplent les passants : «Jusque dans les années 60, les deux populations pouvaient vivre ensemble. Jusqu’en 1969 pour être précis. Le 16 août de cette année-là, les catholiques avaient organisé une manifestation pour les droits civils. Elle avait été jugée subversive par la police et le gouvernement, tous deux protestants. Les manifestants avaient été violentés, battus. Les catholiques ont répliqué et les protestants ont rappliqué en masse. Bref, tout le monde a craqué et c’est parti en bataille.» L’étincelle était allumée. Rien ne pourrait plus arrêter l’embrasement : «En sommeil, l’IRA (l’armée républicaine irlandaise) s’est réorganisée et s’est réarmée, les organisations protestantes ont fait de même et l’armée anglaise est arrivée. Soi-disant pour tout pacifier. Nous nous sommes rendus compte que c’était pour garder la mainmise sur le territoire. C’est ainsi que les Troubles ont commencé. Et c’est à partir de cette époque que les murs ont été construits.»

Voilà pour la grande histoire. Elle renferme des drames par milliers, survenus dans ces quelques kilomètres carrés d’une enclave ne disant pas son nom : «Entre 1969 et 1998, il y avait presque des morts chaque jour. Il y en a eu 3 500 en tout. C’était un climat de guerre. Ça pouvait dégénérer à tout moment.» Ainsi s’est écoulée l’enfance des catholiques de l’époque, de Shaun, de ses huit sœurs et trois frères, de ses camarades et voisins : «Il y avait une ambiance de paranoïa omniprésente. Nous étions considérés comme les faiseurs de troubles et l’armée s’était implantée dans nos rues. Nous étions fréquemment contrôlés, violentés. Les militaires pouvaient vous arrêter, sans véritable justification. De nombreux innocents ont été mis en prison sans charge. Comme ils avaient accès à tout, ils entraient souvent chez les gens pour tout fouiller. Pendant mon enfance, j’ai vécu sous occupation militaire. Un peu comme la bande de Gaza de nos jours.»

Jets de pierre et balles perdues

Au fil de la visite du quartier de Falls, son bercail, Shaun déroule un récit hautement autobiographique. À chaque façade, son héros admiré ou son martyr pleuré ; à chaque carrefour, son anecdote, tantôt homérique, tantôt dramatique, ses jets de pierres et ses balles perdues. Les souvenirs se dévoilent. Les fantômes vont et viennent : ce cousin abattu d’une balle dans la tête sur une pelouse, ce voisin en état d’ébriété violenté à mort, cet ami parti trop tôt voilà quinze ans maintenant… En parler pour ne pas oublier.

Sous occupation, une partie des séparatistes est entrée en résistance, sous la bannière de l’IRA. Avec une mission ultime : mener de l’intérieur la reconquête du territoire. «De nombreux amis ont rejoint le mouvement. Il faut comprendre : quand vous n’avez connu que la souffrance toute votre vie, le seul recours est de vous engager.» Et Shaun, au beau milieu de tout ça ? Le guide réitère sa demande initiale : «Vous changerez bien mon prénom, on est d’accord ?» Une fois rassuré, il entrouvre ce chapitre clos de son existence : «L’IRA a été une grande part de ma vie et le combat de ma communauté. Moi-même, j’en ai longtemps fait partie. Ça a fini par me conduire en prison : j’y ai passé trois ans et demi. Mais je n’ai jamais battu les protestants pour leur religion ou quoi que ce soit. Ce n’était que pour défendre les miens. Nous, catholiques, n’avons jamais voulu imposer notre autorité. À nos yeux, les protestants pourraient être des Irlandais comme tous les autres.» Mais pas pour eux…

Depuis 1998, l’illusion d’une entente cordiale est en partie devenue réalité. Dans les rues, les heurts se sont raréfiés ; à la City Hall, les pouvoirs sont répartis ; à Ravenhill, dans les tribunes et les vestiaires, les catholiques, autrefois abonnés au football gaélique, ont progressivement trouvé leur place. L’argent, évidemment, reste un nerf de la guerre persistant : «Les protestants possèdent encore une grande majorité des entreprises. Quand tu passes un entretien, le patron peut te questionner sur ta religion ou sur ton quartier. Du coup, nous nous retrouvons essentiellement avec des boulots manuels ou les emplois les moins payés. À ce niveau, ça évolue mais très lentement.»

« Je ne dors jamais tranquillement »

En père et grand-père, Shaun savoure le plaisir simple de voir ses descendants grandir dans un monde plus juste en apparence : «Je ne veux pas que mes enfants vivent tout ce que j’ai dû traverser. Je souhaite qu’ils aient une meilleure vie. Je sais qu’elle le sera.» La sienne reste hantée : «Je me sens plus en confiance mais je ne dors jamais tranquillement. Le passé ne peut pas partir définitivement. On se souvient de tout. Comment pourrais-je oublier ?» Comment pourrait-il succomber à l’optimisme, aussi ? «J’espère que tout s’arrangera un jour. Mais je n’y crois pas vraiment, je ne vois pas comment les deux camps pourraient vivre ensemble sans cette tension latente.» 

Le périple dans l’ouest touche à sa fin. Shaun referme la boîte noire, ses traits se détendent : il s’étend sur l’essor économique de la ville et dit sa fierté des touristes s’aventurer en Irlande du Nord. «Ça ne me surprend pas que les gens viennent car il y a tant d’histoires à raconter, résume le sexagénaire. D’ailleurs il y a aussi des protestants qui effectuent la visite. Ça ne me dérange pas. Les deux côtés ont souffert. Eux ont aussi vu certains de leurs proches mourir sous leurs yeux. Chacun a sa perception et a le droit de raconter sa version.» Belfast a souffert de toutes parts mais avance, tout de même, en tentant de convertir ses faiblesses en forces. Le destin du Titanic, ce prétendu insubmersible reposant par le fond, le centre, victime de la frénésie meurtrière d’une guerre mondiale, le grand ouest, théâtre de la lutte civile, et les rugbymen de l’Ulster, endeuillés tout récemment : chacun à leur manière, ces malheurs confèrent à la cité une identité unique et un vécu tristement riche.

Acteur de cette histoire tragique, Shaun en est devenu un conteur. Avec une foi intacte. Avec la sagesse, aussi, de celui qui, le temps aidant, a compris que l’oubli constituait peut-être le plus triste des dénouements : «Tout ce qui s’est passé ici, conclut-il d’une voix apaisée, les luttes et les souffrances, il est de notre devoir de le raconter.»​​​​​​​

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