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Cameron Pierce (ancien deuxième ligne de Pau) - « J’ai légué mon cerveau à la science »

  • Cameron Pierce, deuxième ligne de Pau, avait dû mettre un terme à sa carrière en 2016 des suites de plusieurs commotions cérébrales
    Cameron Pierce, deuxième ligne de Pau, avait dû mettre un terme à sa carrière en 2016 des suites de plusieurs commotions cérébrales - Manuel Blondeau / Icon Sport
Publié le Mis à jour
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Après avoir mis un terme à sa carrière voilà quatre ans des suites d’un choc à la tête subi le 1er octobre 2016, l’ancien international canadien travaille à se reconstruire du côté de Libourne, où il s’est désormais installé depuis son départ de Pau. Et voit d’un bon œil se lever la lame de fond de la plainte collective formulée par une centaine de joueurs anglais et gallois contre World Rugby et leu Fédération, Il cherche désormais à prolonger le mouvement en France, comme une nouvelle étape du long combat mené par ses victimes pour la reconnaissance de l’encéphalopathie traumatique chronique, autrement nommée ETC... « C’est assez complexe comme pathologie, dit Pierce. Mais ça ne m’étonnerait pas du tout d’en souffrir. » Témoignage.

Le grand public vous avait découvert voilà deux ans dans un émouvant reportage au sujet des commotions cérébrales dans le rugby, diffusé sur Stade 2. Comment vous portez-vous, depuis ?

Ça va… On va dire que je suis dans le même état de santé qu’il y a deux ans, ni plus ni moins. Si je ne prends pas mes médicaments régulièrement, je retrouve très vite les mêmes problèmes qu’avant. Alors, je dois être vigilant. Je me bats toujours avec la GMF et la CPAM pour faire reconnaître ma pathologie comme une maladie professionnelle. Tout cela me prend beaucoup de temps et d’énergie, et c’est pour cela que je suis en colère. J’étais rugbyman professionnel de 22 à 24 ans, j’ai dû arrêter ma carrière à la suite d’une succession de commotions dont je subis les séquelles au quotidien, et pourtant…

 

On vous écoute...

Le problème avec cette pathologie qui est si subjective, c’est que lorsque vous rencontrez des médecins, même des neurologues réputés, vous avez l’impression que personne ne vous croit jamais à 100 %. Vous n'avez que votre parole pour vous défendre. Au bout d’un moment, c’est casse-pieds de voir sa bonne foi sans cesse remise en cause. Mais moralement, ça va, je tiens le choc. Avec mon épouse, nous avons vendu notre maison de Pau pour en acheter une dans le Libournais, que nous avons transformée en un gîte, le Bon Ami. Tous les travaux sont terminés, et nous devrions pouvoir l’ouvrir en janvier, si les conditions sanitaires le permettent.

 

Aimez-vous toujours le rugby, aujourd’hui ?

Je suis toujours un peu plus écœuré par rapport à l’attitude des instances du rugby, qui ont beaucoup de belles paroles mais ne proposent rien de vraiment concret au sujet des commotions. En ce qui concerne le jeu en lui-même, après avoir eu beaucoup de mal, j’ai appris à l’aimer à nouveau. Je me suis investi en tant qu’entraîneur de la touche auprès du club RC Libourne, en Promotion d’Honneur. J’y ai retrouvé du plaisir, au point que je suis en train de me renseigner pour passer mon DE JEPS.

 

L’actualité a remis le sujet des commotions et de leurs séquelles sur la table, avec la plainte déposée en commun par une centaine de joueurs anglais et gallois contre World Rugby et leur Fédération. Qu’avez-vous pensé de cette démarche ?

C’est bien et il faut en parler beaucoup plus en France ! Cela arrive un peu tard, mais mieux vaut tard que jamais, non ? Je suis d’ailleurs en train de me renseigner auprès de mon avocat pour voir comment il est possible de rejoindre ce mouvement ou de le développer en France, parce que c’est une très bonne initiative.

 

Il pourrait donc y avoir une plainte commune émanant de joueurs basés en France ?

Oui. Je pense qu’il le faut. Même si Provale réalise de son côté un bon travail de prévention, je pense qu’il faut aller plus loin. Je préfère ne pas trop en parler pour l’instant, car nous n’avons pas encore beaucoup avancé sur le dossier, mais je pense qu’une action en justice similaire à celle des joueurs anglais et gallois est envisageable.

 

Avez-vous la certitude que des joueurs ont déjà été mal accompagnés par leur club après avoir subi de commotions ?

Aujourd’hui encore, j’entends des joueurs qui se plaignent de leur suivi médical. C’était pareil à mon époque. Ça fait peur, les médecins sont là pour nous aider et nous protéger, mais c’est très compliqué si on n'a pas confiance ! Je ne peux pas parler pour les autres, mais je peux parler de ce qui m’est arrivé à Pau où les protocoles de retour à l’entraînement après mes commotions n’ont pas du tout été respectés. Le problème, c’est que le club me faisait m’entraîner seul. À Pau, c’est bien simple : le club souhaitait me faire partir des suites de ma commotion du 1er octobre 2016. J’ai été mis à la poubelle. Le neurologue qui était censé me suivre, quant à lui, m’a écrit pour me dire qu’il m’avait oublié ! J’ai dû m’imprimer moi-même les protocoles à suivre post-commotion et me débrouiller pour les suivre seul, pendant trois mois, sans accompagnement, sans aucune interaction avec le staff médical. Et ça, c’était dans le monde professionnel ! Je n’imagine même pas face à quels dégâts on peut arriver dans le monde amateur… C’était d’ailleurs une des raisons de mon engagement avec Libourne : partout autour de moi, je cherche à sensibiliser les gens sur le sujet. Tant pis si, pour son bien, je dois faire sortir mon meilleur joueur du terrain : la santé passe avant tout !

 

Vous disiez qu’à vos yeux, une plainte commune était nécessaire. Pourquoi ?

Le rugby est en train de vivre exactement la même chose que le foot US en son temps. Le problème est que nous avons pris, en France, cinq ans de retard sur les Anglais, qui sont eux-mêmes en retard par rapport à ce qui s’est passé dans le foot américain. Pourtant, il se passe des choses, y compris en France.

 

À quoi faites-vous référence ?

Vous savez, quand Ibrahim Diarra est décédé des suites d’un AVC, je me suis forcément posé des questions. C’est quelqu’un avec qui j’avais joué et cela n’aurait pas été étonnant, à mes yeux, que cela ait pu se développer des suites d’un ETC (voir ci-dessous), vu le nombre de chocs qu’il avait subis dans sa carrière, de par son style de jeu. De même, au sujet de Christophe Dominici que je ne connais absolument pas, je ne serais pas surpris si j’apprenais un jour qu’il avait souffert d’un ETC, après avoir subi plusieurs commotions dans sa carrière. C’est juste dommage de ne pas s’être posé la question. Par rapport à un acte comme celui-là, cela peut soulager sa famille. Vous savez, mon frère s’est suicidé en 2003, à l’âge de 21 ans. Il avait eu des problèmes de drogue, mais il avait surtout pratiqué de nombreux sports de combat. Malheureusement, à l’époque, on ne parlait pas d’ETC. Je pense que cela m’aurait quelque part soulagé, à ce moment-là, de savoir qu’un pareil passage à l’acte pouvait être lié à une pathologie comme celle-là, plutôt que de me poser sans cesse la question du pourquoi…

 

Arrivez-vous à en parler librement, aujourd’hui ?

Beaucoup de temps est passé, qui m’a permis de l’accepter. C’est drôle : un jour, je m’étais ouvert de ça à un kiné de Pau… Aussitôt il avait tiqué et m’avait dit : « toi, tu es dépressif ». Non, je ne le suis pas ! Je suis triste lorsque j’évoque ce sujet, bien sûr, comme je suis triste que le rugby suive une mauvaise pente. Je suis aussi triste que le confinement ne me permette pas de rentrer au Canada pour Noël mais ces tristesses passagères, ce ne sont pas des états dépressifs ! Or, pour pouvoir être indemnisé au titre de mes séquelles post-commotionnelles, je dois toujours prouver que je n’ai jamais été dépressif avant mes commotions, ce qu’aucun document n’atteste d’ailleurs. Cette pathologie est si particulière et si subjective à traiter qu’au final, c’est toujours parole contre parole. Et ça me fatigue, parfois...

 

Parce que les commotions et leurs séquelles sont finalement très peu connues...

(il tranche) Justement, je pense qu’il serait important que le FFR, la LNR et la GMF se réveillent et investissent dans la recherche au sujet de l’ETC et dans l’aide aux joueurs toujours vivants, comme c’est désormais le cas aux États-Unis. Par ailleurs, je suis de près le travail de mon avocat pour faire reconnaître les séquelles conservées par les joueurs de rugby à la suite d’une ou plusieurs commotions, au titre d’une maladie professionnelle.

 

Sans être pessimiste, l’idée de voir les institutions du rugby investir dans la recherche au sujet de l’ETC semble relever du domaine de la science-fiction, à l’heure actuelle...

J’en suis conscient… Je ne sais pas si vous avez vu le film Seul contre tous, avec Will Smith, qui se passe à Boston et traite du sujet de la découverte de cas d’ETC sur des joueurs de NFL ? Eh bien, à Boston, les Américains ont désormais créé un centre spécialisé dans l’ETC, où l’on analyse les cerveaux des personnes décédées pour mieux connaître cette pathologie. Je me suis renseigné auprès de ce centre. Je n’aime pas dire que je crains de devenir fou… Mais s’il devait m’arriver un jour un accident ou quoi que ce soit d’autre, j’ai d’ores et déjà effectué les démarches pour léguer mon cerveau à ce centre, à la science pour qu’il soit analysé. Pour que mes proches sachent.

 

L’action des rugbymen anglais et gallois s’est effectuée hors du cadre syndical traditionnel. Pour vous qui faites partie du Comité Directeur de Provale, pensez-vous qu’une action en justice ne pourra passer que par des initiatives individuelles, plutôt qu’institutionnelles ?

Le rapport aux syndicats n’est déjà pas le même en France ou en Grande-Bretagne. Dans le rugby britannique, il n’est pas obligatoire de se syndiquer mais presque tous les joueurs le font. En France, c’est un réflexe beaucoup moins naturel. J’ignore pourquoi… En tant que membre du Comité Directeur de Provale, un des sujets dont je parle régulièrement avec Robins Tchale-Watchou consisterait à mettre en place un meilleur suivi des joueurs qui ont dû stopper leur carrière sur une succession de commotions, comme Viktor Kolelishvili par exemple. Je le connais très bien, pour l’avoir côtoyé au centre de formation de l’ASM.

 

Dans quelle mesure cet accompagnement n’existe-t-il pas aujourd’hui ?

Vous savez, on sort déjà très vite du milieu du rugby, dès lors que l’on arrête sa carrière. Quand ces joueurs-là auront 40, 45 ou 50 ans, qui s’en souciera ? S’ils développent des symptômes de démence, qui les accompagnera ? Il s’agit là d’un enjeu majeur à mes yeux. Quand tu joues, tu n’es pas forcément conscient des risques que tu prends, surtout au niveau de ton cerveau. Pourtant c’est ton bien le plus précieux, celui qui contrôle tout, qui te permet de lire des histoires le soir pour endormir tes enfants. Ça ne se galvaude pas.

 

Le terme de « démence » associé aux pathologies énoncées par les joueurs britanniques a fait froid dans le dos. Pensez-vous en souffrir ?

Non, pas pour l’instant. Mais il faut comprendre que lorsqu’on développe un ETC, ces signes de démence qui auraient pu apparaître à 75, 80 ans peuvent survenir beaucoup plus tôt. Je pense que j’ai arrêté ma carrière au bon moment, mais ça ne m’empêche pas d’être vigilant. Je suis conscient que cela peut m’arriver un jour. Je n’ai que 29 ans mais comme il m’arrive très souvent d’oublier des choses, je fais des listes pour tout. Mon épouse m’aide tous chaque jour à faire des exercices pour travailler ma mémoire.

 

Vos souvenirs tendent-ils toujours à s’effacer, quatre ans après la fin de votre carrière de rugbyman ?

J’en ai oublié beaucoup, oui. Je ne me souviens même pas de mon mariage, par exemple, si ce n'est au travers des vidéos et des photos que nous avons. Je ne me souviens pratiquement plus de ma carrière de rugbyman professionnel. Je me rappelle quelques grands moments, comme celui d’avoir été sur le terrain quand nous avons remporté le titre de Pro D2 avec Pau. J'ai quelques flashs de mes actions en Top 14, mon premier essai, mon premier carton jaune… Mais le reste, c’est « a complete blur »,comme on dit en Anglais. Un flou total... Je ne sais pas si c’est grâce aux vidéos que je me rappelle ces souvenirs mais c’est vrai qu’ils sont tous filmés. Sans ça, je ne sais pas si je pourrais m’en souvenir.

 

Avez-vous des pistes pour continuer à vous soigner ?

Avant le confinement, Provale devait me permettre d’aller en Floride, dans un « brain plasticity center », un centre spécialisé pour les gens qui souffrent de traumatismes crâniens et de potentiels ETC. C’est un centre totalement indépendant, qui n’est pas lié à la NHL (ligue américaine de hockey sur glace) ou à la NFL (ligue de football américain). Là-bas, ils réalisent un bilan précis de l’état de ton cerveau, puis mettent en place un protocole précis en fonction de tes besoins, avec des exercices adaptés à réaliser quotidiennement. Cela a dû être repoussé mais j’espère pouvoir y aller lorsque les conditions sanitaires le permettront.

 

Un mot, pour conclure ?

C’est vrai partout dans le monde, et plus encore en France : j’ai l’impression que lorsque les gens s’expriment, ils ont peur qu’on pense d’eux qu’ils sont faibles. C’est faux. Cette mentalité doit changer, justement pour que les choses changent.

 

À SAVOIR...

L’ETC, qu’est-ce que c’est ?

L’encéphalopathie traumatique chronique (ETC) ou encéphalite traumatique des pugilistes est une forme d'affection cérébrale progressant vers les maladies neurodégénératives, habituellement diagnostiquées post mortem, après une pratique sportive prolongée émaillée de nombreuses commotions cérébrales. Elle associe une détérioration intellectuelle avec des troubles de la mémoire. Il existe différentes sortes de lésions traumatiques selon le type de sport pratiqué ainsi que la durée de la pratique. Cette inflammation peut être présente aussi chez les boxeurs, les joueurs de rugby, football américain et d’autres sports où la tête peut être soumise à des chocs importants.

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