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200 ans d'histoire (29/52) : 1978, Béziers réinvente le rugby

Par Jérôme Prévôt
  • L'ASBH a dominé le rugby français pendant de nombreuses années.
    L'ASBH a dominé le rugby français pendant de nombreuses années. Crédit : Fabien Agrain-Vedille
Publié le Mis à jour
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Dans les années 70, un club a dominé, voire écrasé le rugby français, l’AS Béziers, avec un jeu novateur donc jalousé et critiqué.

Un club peut vraiment se vanter d’avoir réinventé le rugby devant nos yeux : l’AS Béziers des années 1971-1984, phalange fantastique et fantasmée, capable de conquérir dix Boucliers de Brennus en treize ans. L’apogée de cet imperium eut lieu ce 29 mai 1978 qui vit les Héraultais s’imposer 31 à 9 en finale face à Clermont au terme d’un épilogue majestueux : trois essais en dix minutes dont une action de quatre-vingts mètres initiée par une relance insolente de Richard Astre, et poursuivie par neuf partenaires jusqu’au talonneur Alain Paco. Un vrai festival, comme pour clouer le bec à tous les jaloux qui se refusaient à reconnaître la réelle envergure de ce club.

Parce que Béziers, c’était ça. Un club tellement fort et tellement en avance sur son temps qu’il suscitait du rejet et de la mauvaise foi (à la différence de Toulouse dix ans après). On parlait des avants monstrueux de l’ASB, de la terrible allure d’Alain Estève et d’Armand Vaquerin, de leur soi-disant manie de « cacher le ballon ». On opposait les Languedociens à l’autre rugby : pour aller vite, l’école basco-landaise, chérie de la presse parisienne. On osa même dire que l’ASB ne jouait pas « à la française ». Aujourd’hui encore, on trouve des gens pour résumer le grand Béziers à du jeu d’avants au sens restrictif du terme. Énorme ineptie.

Yvan Buonomo, numéro 8 aux cinq Boucliers en était conscient quand nous avions parlé avec lui en 2018 : "Oui, on nous accusait de plein de choses, d’être des tricheurs, des brutes, de cacher le ballon. C’était ridicule. On arrivait dans les regroupements liés, alors on faisait mal. On jouait les mauls dans la règle avec le ballon devant. Et nos ailiers étaient en tête des marqueurs d’essais." 

Oui, les trois-quarts de l’ASB touchaient beaucoup de ballons, il fallait être d’une aigreur coupable pour affirmer le contraire. "On énervait parce qu’on écrasait le championnat, on a connu des saisons à zéro défaites…", diagnostiqua Séguier.
Pour les 40 ans de la finale, Richard Astre nous avait confié : "Nous cherchions de la reconnaissance et nous voulions faire taire les caciques." Quand on revoit cette finale 1978, on se rend compte combien toutes ces polémiques étaient stupides. Béziers avait tout simplement dix ans d’avance avec son jeu de conservation, même si le mot n’était pas encore utilisé. "Je pense que pour le grand public, ce fut la révélation de notre façon de multiplier les passes entre avants, ce jeu fait de soutien et de replacement. Nous le faisions en poule mais ce n’était pas télévisé", poursuivit Henri Mioch.

Le jeu de Béziers était extrêmement offensif, il se basait sur une idée simple venue du penseur René Deleplace : attaquer, c’est avancer, porter le ballon chez l’adversaire, aussi bien par les trois-quarts que par les avants. Ces derniers à l’ASB ne servaient pas qu’à conquérir le ballon, ils étaient les premiers à l’utiliser, souvent entre eux et debout, sur les premiers temps de jeu et par des petites passes intérieures avant de le transmettre, raffiné, aux trois-quarts pour des attaques sans complexe autour des Jack Cantoni, René Séguier ou Michel Fabre.

La finale 1978 comme chef-d’œuvre

Cette finale 1978 reste donc le chef-d’œuvre des Languedociens, une palette de toutes les nuances de leur jeu de force, de justesse et de précision. Avec nos yeux d’aujourd’hui, les chocs nous semblent moins intenses, les coups de reins moins électriques. C’est du rugby en léger ralenti, presque sous Lexomil mais les actions y gagnent en limpidité, en grâce et en volupté. Parmi les péchés mignons des Biterrois, il y avait aussi le cœur du jeu, les mêlées ouvertes attaquées si possible en étant liés avec des courses courtes réglées au millimètre, buste plié pour avancer tout de suite, chacun à sa place dans le temps juste et allumer les "deuxième temps de jeu, souvent les plus profitables (lire « Le Rugby » de Jean-François Fogel et Christian Jaurena éditions Jean-Claude Lattès.)" 

"Tout s’est joué sur un regroupement à la 72e. Si la balle était sortie pour les Auvergnats, on aurait peut-être perdu", expliqua le centre Henri Mioch. "Le Clermontois Gasparotto avait fait une belle charge. Mais nous nous étions entraînés à retourner nos adversaires pour leur piquer le ballon. Un truc très dur à faire. Ça a marché, Georges Sénal lui a chipé le ballon", poursuivit Richard Astre, le demi de mêlée aux yeux de lynx. Midi-Olympique publia ce message d’un lecteur : "Comment Diable, Astre a pu se retrouver en possession de la balle alors que Clermont attaquait dans les vingt mètres ?" Le rédacteur en chef Raymond Sautet répondit : "Comment la balle sortit dans pareilles conditions du côté biterrois ? C’est le secret des mauls et des mêlées ouvertes où les champions sont étonnants." Ce jeu de Béziers était diabolique.

  • Derrière les titres, un technicien nommé Raoul Barrière !

Derrière le règne du grand Béziers, il y avait un entraîneur majuscule, Raoul Barrière, décédé en 2019 à 91 ans. Cet ancien pilier international (une sélection) fut le premier technicien de club vraiment médiatisé, jusqu’alors on parlait surtout des capitaines. Pour bien saisir la situation, il faut comprendre qu’il avait conduit Béziers au titre de champion Reichel en 1969 avec treize joueurs qui seraient champions tout court en 1971. Et il faut avoir à l’esprit que l’AS Béziers a conquis ses dix titres avec des effectifs composés aux trois-quarts de joueurs formés sur place, ça dénote un savoir-faire local incontestable. L’influence de Raoul Barrière fut colossale, sur bien des points, il fut un vrai précurseur, une tête chercheuse prête à réfléchir à tous les aspects de la préparation.

Chaque année, à l’université de Montpellier, Barrière faisait faire des tests sanguins, cardiaques, physiologiques, à tous ses joueurs pour mesurer le degré de leur forme. Il fut l’un des premiers à mesurer la VO2 max. Il n’appréciait pas en revanche, la musculation, il la jugeait contre-productive au déplacement de ses avants. Il expérimenta aussi la sophrologie et programma trois entraînements par semaine en période de phase finale. Il expérimenta même une sorte de démocratie interne un peu comme les footballeurs brésiliens des Corinthians de Socratès. Raoul Barrière fut bien sûr à l’origine de la façon de jouer des Biterrois, en disciple de René Deleplace et en observateur de la tournée des All Blacks de 1967. Il parlait d’une théorie : « Le losange des All Blacks », nous rappela Richard Astre. Il rêvait d’un mouvement perpétuel avec des avants qui intervenaient dans toutes les zones. Sur les dix titres de l’ASB, il n’en a vécu que six car en 1978 justement, les joueurs avaient voulu se rebeller et tuer le père. Mais les quatre autres lui doivent aussi beaucoup.

  • Alain Estève, totem incompris

L’un des joueurs les plus emblématiques de la grande AS Béziers s’appelait Alain Estève, deuxième ou parfois troisième ligne huit fois champion de France. Il fut le premier international à deux mètres et savait se rendre effrayant, ça faisait partie de son arsenal. Alain Estève fut un joueur de rugby extraordinaire, rapide, adroit, doué du sens du jeu. Il aurait mérité bien plus que ses 20 sélections. Il aurait pu être titulaire dans l’équipe du grand chelem 1977. Mais il n’était pas facile à gérer, c’est vrai; Les Biterrois avaient aussi du mal à investir le XV de France. On le résume aussi trop souvent à la fameuse affaire de la finale 1971. Derrière le masque du méchant, il y avait pourtant un joueur qui représentait tout le savoir-faire de Raoul Barrière qui n’avait pas son pareil pour révéler les hommes à eux-mêmes. Pourtant, les deux individus allaient vivre une rupture qui aboutirait au départ de l’entraîneur, en 1978.

  • Une marge énorme sur ses adversaires

Il y aurait des dizaines de façon de parler des exploits de l’AS Béziers des années 70-80. Une chose est sûre : le groupe avait une marge énorme sur ses adversaires, certains disaient même que le club champion était meilleur que l’équipe de France. On ne tranchera pas le débat, mais on se souvient de cette confidence de Richard Astre à propos du sacre de 1978 : "En demi-finale, face à Toulouse, nous avions volontairement caché notre jeu. J’avais averti Raoul Barrière que je ne prendrai pas de risques si nous menions à la marque et que je ferai beaucoup de côtés fermés, déjà parce que Rives et Skréla plaquaient beaucoup, mais aussi pour surprendre en finale… Qu’est-ce qu’on n’a pas dit sur le moment ? Il paraît que nous étions fatigués, que nous avions trop joué depuis le début de la saison. Que sais-je ?" 

Programmer son jeu sur… cent soixante minutes, ce n’est pas donné à tout le monde. L’ASB l’a fait, forte de la confiance offerte par ses cinq titres en sept ans. "Après des demies brillantes et des finales ternes, on voulait faire le contraire. En plus, nous nous entraînions beaucoup mais on ne le disait pas."

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