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200 ans d'histoire (51/52) - Commotions : le rugby en danger

Par Jérôme Prévot
  • Dessin : Fabien Agrain-Védille.
    Dessin : Fabien Agrain-Védille.
Publié le
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À partir des années 2010, le rugby a pris conscience de sa propre dangerosité à travers la question des commotions, véritable bombe à retardement.

L’histoire et l’évolution du rugby ne sont pas un chemin pavé de roses qui mène au Paradis. Dans les années 2010, on prit conscience de la dangerosité de notre sport, on aperçut de plus en plus nettement sa face la plus sombre. On a nommé les commotions cérébrales, fléau longtemps minimisé, voire négligé au nom d’un certain folklore. On n’employait pas ce mot au XXe siècle, on parlait de K.-O. On décrivait aussi des joueurs "groggy", "assommés", "étourdis" ou "chloroformés" . Le terme "K.-O." emprunté à la boxe, prenait une dimension héroïque sur un terrain de rugby. Ça faisait rigoler, ça forçait le respect et ça faisait partie des glorieuses blessures de guerre. Pour y remédier, on s’en remettait à l’éponge magique, humectée dans un vulgaire seau par un soigneur sans diplôme. On repense en frissonnant à certaines scènes que tout le monde avait minimisées. Le joueur de Dax André Bérilhe par exemple, vacillant à même la pelouse durant la finale 1963 après un coup de poing distribué sans complexe par un adversaire. Mais quarante ans plus tard, la société avait bien changé, elle était devenue moins fataliste face aux accidents de la vie. La pratique du rugby aussi, avait muté. Elle s’était transformée en sport de collisions sans pitié. Les K.-O. s’étaient donc transformés en "commotions cérébrales", le terme sonnait comme un froid diagnostic médical propre à donner des frissons.

Dans ces années 2010, on se rendit compte que notre sport allait aller jusqu’à menacer l’intime de ses pratiquants, le siège de leur conscience, de leur mémoire et de leurs réflexions les plus personnelles. L’International Rugby Board créa en 2012, un protocole spécial. Plus question de traiter les K.-O. comme des égratignures. Il fallut se soumettre à un "protocole" spécial en trois étapes pour empêcher les joueurs de revenir trop tôt sur la pelouse : il comportait un examen juste après l’action, trois heures et 48 à 72 heures après. Ce canevas prévoyait même des arrêts automatiques à partir d’une deuxième commotion (trois semaines) et d’une troisième (trois mois). Plus rien ne serait comme avant. À partir de ce moment-là, on dut accepter l’idée de voir des joueurs arrêter purement et simplement leur carrière à un âge précoce et sans graves blessures apparentes. Ce fut le cas d’une femme Marie-Alice Yahé, demie de mêlée et capitaine de l’équipe de France, contrainte de prendre sa retraite en 2014 à 29 ans. "J’arrête sur décision médicale, a déclaré la demi de mêlée de 29 ans (47 sélections). J’ai dû attendre un mois pour récupérer de ma dernière commotion, et encore un autre pour avoir l’avis de différents spécialistes. Et ils ont pris la décision de stopper ma carrière car ça pouvait devenir dangereux pour ma vie future", se confia-t-elle.

Dix-neuf cas en phase finale 2017

Dès 2011, un pilier franco-sud africain de Biarritz Edouard Coetzee avait annoncé la fin prématurée de sa carrière, l’un des premiers à prendre cette décision : "J’ai consulté trois neurologues différents dont deux travaillent avec la Ligue nationale de rugby et ces deux derniers ont même délivré une interdiction de pratiquer le rugby en France." Il avait prononcé ces paroles : "J’ai encore des douleurs à la tête et j’ai des cachets en permanence dans ma poche. J’ai aussi eu un trou noir de quelques secondes après un impact à l’entraînement. Là, on parle de vie, de santé, c’est plus fort que le rugby. C’est très très dur pour moi, mais c’est plus sage."

On se focalisa alors sur des scènes qu’on avait peut-être déjà vues mais qui nous avait paru normales ou acceptables. Notre œil avait changé. En 2014, lors d’un barrage Toulouse-Racing, Florian Fritz heurte avec sa tête le genou d’un adversaire, manifestement désorienté, il quitte le terrain soutenu par les médecins du club… avant de revenir quatorze minutes plus tard. La scène pose question, une tempête médiatique éclate.

Les phases finales du Top 14 2016-2017 marquent une nouvelle borne historique. Sur les cinq matchs (barrages, demies et finale) dix-neuf protocoles commotions sont déclenchés, cinq, lors de la finale qui oppose Clermont à Toulon. Un joueur international, Arthur Iturria se retrouve privé de la tournée du XV de France en Afrique du Sud qui suit. La chronique des arrêts de carrière sur commotion s’imposa comme un classique, on n’ose pas dire un marronnier, de l’actualité du rugby. Les connaissances se sont affinées, la surveillance renforcée, mais la menace hélas demeure. Max Lafargue, médecin de la LNR nous l’a expliqué avec toutes les précautions d’usage : "On peut détecter, on s’appuie désormais sur une cohérence scientifique pour avoir certains jugements et certaines réflexions. Mais l’examen décisif qui permet de dire à un joueur qu’il peut reprendre, on ne l’a pas."

  • Clermont dans la tourmente

Au moment, où nous écrivons ces lignes, un club français s’est déjà retrouvé pris directement dans la tempête des commotions : Clermont. Le club auvergnat a vu deux de ses anciens joueurs se retourner contre lui : le Canadien Jamie Cudmore, Alexandre Lapandry, deux internationaux, ce qui donne du poids médiatique à leur action. Alexandre Lapandry a déposé quatre plaintes pour « mise en danger de la vie d’autrui et blessures involontaires » ; « faits de violences psychologiques et de harcèlement » ; « faux et usage de faux » et « violation de l’employeur à son obligation de sécurité et de résultats ». Jamie Cudmore s’est contenté de « mise en danger de la vie d’autrui ». des formues qui font peur. À ces deux hommes s’en est rajouté un troisième lui aussi, international, Sébastien Vahaamahina, lui a arrêté sa carrière à 31 ans en faisant des reproches assez sévères au club auvergnat, laissant planer la possibilité d’une action en justice.

  • Le témoignage de Carl Hayman

Un témoignage parmi tant d’autres a frappé notre imagination. Celui de Carl Haymann, pilier droit des All Blacks (43 sélections) puis de Toulon, vrai monument du jeu, considéré comme l’un des rocs les plus solides de l’Histoire en mêlée. Il détailla à la télévision néo-zélandaise son triste destin. En novembre 2021, il avait annoncé être atteint de démence précoce, expression violente en soi. En juin 2022, il se confia à la télévision néo-zélandaise sur sa situation, avec des mots très forts très évocateurs et très précis sur sa vie quotidienne. On comprit alors quelles étaient les séquelles que peut laisser la répétition des chocs endurés par les joueurs de rugby : "C’est comme voir au réveil que son téléphone n’est chargé qu’à 30 % et savoir qu’il faudra tenir la journée avec. En gros, cela signifie que j’ai une quantité limitée d’énergie cérébrale par jour." Après sa retraite sportive en 2015, on le retrouva entraîneur adjoint de Pau, il vécut même un passage au tribunal pour faits de violence dans sa vie de tous les jours : "Changements d’humeur, oublis, maux de tête constants… Je me mettais très facilement en colère. J’ai fait de très mauvais choix." Il avoua même un moment particulièrement poignant et douloureux "J’essayais de faire une nouvelle demande de passeport pour mon fils. Ils m’ont demandé : "Comment s’appelle votre fils ?" Et je ne me souvenais plus de son nom ni de son deuxième prénom." Il avait aussi retracé les moments de sa carrière qu’il jugeait avec recul comme les plus pathétiques : "J’ai eu une très mauvaise commotion contre l’Australie à l’Eden Park. Je ne pouvais pas me lever et je tombais comme un poulain nouveau-né. Après ma carrière je m’attendais à avoir mal au genou et au dos pour le reste de mes jours, ce qui aurait été mieux. Je pense que n’importe quel joueur de rugby serait d’accord. Mais arriver à 42 ans et avoir des médecins spécialistes qui vous disent que vous souffrez de démence… Vous êtes au fond du seau."

  • Les instances menacées

Parmi les multiples victimes de commotion, un ancien international gallois, Alix Popham (33 capes, passé par Brive). En 2022, il a jeté un drôle de pavé dans la mare, en expliquant qu’il allait intenter une action en justice contre les Fédérations galloise, anglaise et française, World Rugby et la LNR, et qu’il n’allait pas le faire seul. Il a expliqué qu’environ cinq cents joueurs allaient rejoindre son action, dont Steve Thompson, talonneur champion du monde avec l’Angleterre, passé lui aussi par Brive. Ce genre d’initiative fait peser une sérieuse menace sur le rugby mondial car en cas de condamnation sur le plan civil, les dommages et intérêts pourraient être énormes et mettre en péril les finances de tous ces organismes. Alix Popham s’est vu diagnostiqué à 41 ans une encéphalopathie traumatique chronique, une maladie neurodégénérative qui peut survenir chez les personnes ayant des antécédents de traumatismes crâniens multiples. En 2019, il s’est perdu alors qu’il faisait une balade à vélo près de chez lui.

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