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Les désirs transhumants de la jeunesse

Par benoit_jeantet
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    Les désirs transhumants de la jeunesse
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Parfois on voudrait simplement mettre de l’ordre dans un tas de papiers, faire un peu de tri, ranger des choses qui ne servent plus. Et puis vos yeux s’attardent sur un vieux dessin et vous faites, sans le vouloir, un voyage dans le temps. Au temps du rugby. De la jeunesse. Des rêves d’un père dont l’image ressurgit, pour quelques instants, du passé.

Ce matin est candidat à sa propre succession et moi j’aime ce moment, touchant et délicat, où le croissant au beurre se met à fondre sur vos jours fériés. Je suis repassé à l’appartement familial, bientôt mis en vente, afin de mettre un peu d’ordre dans une pile de souvenirs. J’ai la tête ailleurs et c’est comme si mes pensées erraient dans l’un de ces quartiers perdus de la mémoire. Sans but précis. J’aimerais tant, me dis-je, oui, j’aimerais tant qu’on puisse vivre comme ça et c’est ensuite que je tombe sur un vieux dessin de mon fils. Il s’agit d’un dessin qui représente son grand-père en tenue de rugbyman. Un dessin au stylo noir. Son grand-père. Papa…
Par la seule force d’incantation de ce dessin d’enfant, alors je me suis souvenu. Souvenu de l’époque où papa jouait deuxième ligne dans l’équipe locale. Souvenu qu’il s’était mis en tête de buter - mais il souffrait d’asthme chronique et eut toujours du mal à trouver son second souffle, cet état de calme, de concentration qui suffit la plupart du temps à faire la différence - et que, certains matins comme celui-ci où le soleil n’a aucun sens artistique, il caressait sa barbe de vénérable un peu « vieux-jeune » - Papa avait tout juste 24 ans. Il venait de plaquer son boulot de facteur - avec l’espoir de devenir gardien de troupeau, quelque part, là-haut, sur la montagne. Oui, il rêvait très souvent, à voix haute, de devenir berger et c’est sans doute qu’un tas d’angoisses avait recommencé à lui poisser le front et qu’alors il ne savait plus trop pourquoi - quelle mouche avait encore bien pu le piquer ? - pourquoi à présent il «  buchait » sans relâche le concours d’entrée à l’ONF, où il ne se présenterait peut-être jamais…
On est fous, parfois, répétait-il à ma mère, fous de vouloir cueillir ses rêves. On croit qu’il suffit de se baisser et qu’ensuite, hop-hop-hop, y’aura plus qu’à. Oui mais… Le rugby, les bergers, à l’époque papa pouvait digresser des heures sur le motif. Sa voix, alors, s’enflait, aussi vrombissante qu’un moteur d’avion transatlantique et vous auriez dit d’un 33 tonnes lancé à tombeaux ouverts sous les tunnels hurlants de quelque périphérique plongé dans une noirceur de suie. Et personne ne voyait trop où, exactement, il voulait en venir. Non. Personne pour entrevoir le bout du tunnel…
Ce matin - en mon for intérieur, ma nostalgie est épouvantable. Je manque vraiment de pratique- voilà, je me suis souvenu des bergers, du rugby, et de Daniel Herrero. De Papa nous expliquant que les bergers étaient des paysans assez remarquables, parce qu’ils avaient réussi à sédentariser leurs désirs nomades. De Papa nous disant un peu de poésie dans sa barbe. Il aimait bien imiter Daniel Herrero, cette figure héroïque du rugby toulonnais dont il appréciait alors le jeu pas commode. Daniel Herrero venait d’être bombardé entraineur du club rouge - comme le sang- et noir - comme la mort- de la rade, en raison de ses compétences très entrainantes, en même temps que barde officiel  de la ville pour ses appétits de « globe-trotter plutôt bonnard. » Je crois que si Papa l’appréciait à ce point, c’était surtout pour cet art de guerroyer comme un chien enragé avant de repartir agiter son bandeau rouge de Che varois, aux quatre coins de la planète ovale. Au gré des ondulations frénétiques de sa barbe, il nous invitait à le suivre dans les selvas les plus sauvages d’Amérique du sud. Chez les coupeurs de tête du Tucuman et même dans ce bas Languedoc, pays âpre où l’on vous cueillait, dès la descente du bus, par une bonne salve de coups de poings. « Des crochets du gauche à vous faire la mâchoire hésitante et maladroite pour un sacré bout de temps. » 
C’était un peu tout ça qui, chez ce Daniel de la rade, lui avait immédiatement tapé dans l’œil. Cette faconde de grand voyageur - les gens qui voyagent ont toujours quelque chose à dire-, peut-être bien plus encore que sa façon d’aller se chatouiller tout un pack « tutu-nunu. » Oui, cette allure de grand roc indestructible, le calme sculpté dans la banquise sociale d’un bouquin de Jack London. L’émerveillement juvénile et rimbaldien, masqué par son accent, rieur et triste, d’Hugolin et cette barbe interminable qui lui donnait des faux airs de messie baba cool à la Victor Hugo. Lui faire remarquer en passant- juste pour le malin plaisir de taquiner- que son idole était toujours à iodler plus ou moins les mêmes  refrains un peu hippies-physico-romantiques, c’était risquer en retour la volée de bois vert, le genre déluge verbal emballé avec un tas de noms d’oiseaux rares, à l’aune fleurie et vaurienne de son poète rugbyman préféré. Bien sur, nous omettions en sa présence d’en remettre une couche sur l’accoutrement et les fringues assez improbables du barbe soldat, qui à nos yeux auraient pu en faire une sorte de frangin rugbystique de Franck Zappa ou du Grateful Dead. Ce qui ma foi…Mais oui, il valait mieux éviter de mettre, ne serait-ce qu’un ongle de doigt de pied, sur un terrain aussi glissant. Ca n’aurait fait qu’apporter un peu plus d’eau au vieux moulin de Papa, de lui prouver par la bande qu’on n’avait décidément rien compris, non, rien compris à ces choses de cette époque du rugby «  d’avant toutes les choses.»
Et voilà, ce matin- en mon for intérieur, ma nostalgie est épouvantable. Je sais. Je manque vraiment de pratique- je me suis souvenu des bergers, du rugby et du Che Guevara. Que Papa prétendait, haut et fort, que, mais oui,  les bergers, ceux de cette sorte-là, en Arcadie provençale comme un peu partout où une poignée de rêves enfuis moutonnaient sur les flancs de la montagne, ça s’était toujours vêtu sur le dos des bêtes, surtout quand les reliques acquises par droit d’ainesse vous rétrécissaient un tantinet la silhouette. Et je me suis souvenu, aussi,  de cette histoire que Papa nous racontait sans cesse, cette histoire à propos du Che. Comment il avait découvert le rugby dans la province de Cordoba- Plus tard, le Che fut même licencié au San Isidro club de Buenos Aires- où il évoluait, les uns  disaient au poste de demi de mêlée, pour d’autres il était trois quart centre, au fond peu importe. Comment il ne ménageait pas ses efforts malgré ses problèmes d’asthme. Pourquoi, alors que les médecins lui en avaient fortement déconseillé la pratique- suicidaire en raison justement de cet asthme- il avait tenu tête à son père- il aimait tant ça, le rugby, qu’il voulait continuer à le pratiquer. Dusse-t-il en crever !-  et, pourquoi, faisant fi des nombreuses crises au cours desquelles il restait écroulé de longues minutes au milieu du terrain, il  faisait l’admiration de tous pour la férocité de ses plaquages. Le Che que ses partenaires avaient surnommé « Fuser », le furibond. Ou « Chancho », le cochon, à cause de sa tenue bohème et volontairement négligée.  Le Che, disait Papa, avec une étrange lueur d’automne dans l’œil. « D’abord le rugby. Et après la révolution. »
Oui, par la seule force incantatoire d’un dessin d’enfant aux traits encore maladroits, ce matin je commence à comprendre. Mais oui, j’y vois un peu plus clair. Et je me dis, tout à coup, que ces histoires de bergers, de rugby, avec Daniel Herrero et le Che Guevara pour fils rouges, finiraient presque par raconter en creux tous les désirs transhumants de la jeunesse.

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