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Et nos rêves seront toujours coiffés d’écume

Par benoit_jeantet
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    Et nos rêves seront toujours coiffés d’écume
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Ecrire sur un joueur qu’on a tant aimé, voilà qui n’est jamais chose facile. La tache se complique lorsque le joueur en question vous prend de court en annonçant sa fin de carrière. C’est comme si on vous enlevait soudain cette part de rêve que chacun porte en soi.  

Encore un dimanche bouleversant à ne surtout pas rater. Retire donc la nuit de tes paupières, chuchote ma petite voix intérieure, et file à la piscine te baigner les gencives. J’en avais soupé du café en poudre, sa vie, son œuvre, alors je suis sorti faire un tour. J’avais toujours cette idée derrière la tête. Et tout le temps devant moi, désormais.

Avant ça. Avant même que le matin ne ressemble à une compote dans un verre d’eau, il a bien fallu faire avec le réveil. C’était un de ces réveils avec le sentiment étrange qu'il vous manque quelque chose. Oui. Un truc en moins. Hier soir, tu as encore oublié ton cerveau, a insisté, perfide, la petite voix. Toujours cette petite voix.

La veille, tu me souriais et j'aimais bien. Mais, quand même, tes dents c'était comme si tu t'apprêtais, déjà, à partir d'ici en socquettes. Quand même.

Hier soir, nous étions samedi, samedi trois jours après l’annonce de la retraite d’un joueur de rugby que j’ai toujours trouvé…ahem…disons…très spécial. Mais oui. Hier soir, j’en ai eu plus qu’assez de guetter ne serait-ce qu’une petite étincelle sur l’écran de mon ordinateur, alors je suis parti circuiter en zigzag dans la vallée de toutes les petites soifs et c’est là que- puisque le fond de l’air était doux, que j’étais fermement décidé à expliquer au monde comment-pourquoi les escalopes milanaises et la Pop music auraient pu sauver l’univers- oui c’est là que nos regards se sont croisés. Ou que tu as réussi à intercepter le mien, plutôt.

Quelques bières mélancoliques et un pont trop loin, tu me fixais en louvoyant poliment par-dessus le rebord de ta tasse – y’avait-il une petite cuillère pour piloter ton grand crème ? Et puis d’abord, une fille qui boit un grand crème, comme ça, vers minuit pile, a sans doute, elle aussi, le don des larmes, non ?- et j’ai compris que tes yeux restaient toujours joignables, même quand on allait voir ailleurs. J’ai su que l’on pouvait se mettre à aborder ces choses qui comptent double dans la vie. « Ces choses essentielles», tu as dit.

Alors on s’est parlé. Toi, de ce film qui venait de te chavirer complètement. Moi de la fin de carrière que ce joueur de rugby avait pris soin d’annoncer lui-même, histoire, qui sait, de devancer l’appel de la peine. Mais oui, as-tu fini par conclure, elles divisent toujours l'univers en deux moitiés égales, «  ces choses essentielles et le projet fou qu’elles ont de prolonger la ligne de nos frissons jusqu’au cœur noir de l’être. »

Quelques jours plus tôt, un vieux complice m’avait appris par sms l’annonce de la retraite de Clément Poitrenaud. Je tentais d’écrire un poème sur le temps qui passe. L’enfance qui taille la zone comme un rêve enfui. Le café coulait si lentement que tu aurais presque pu, oui presque, le prendre en photo. Cela aurait été une photo presque raccord avec ce gout de presque. Oui.

J’ai froissé la feuille sur laquelle mon début de poème – un poème trop sale pour être tant soit peu honnête – limaçait en faisant des ronds dans l’aube. Une autre idée m’était venue, en même temps que la mélancolie commençait à me serrer le cœur. Clément Poitrenaud allait tirer sa révérence et moi, alors, j’allais écrire un truc- un poème, pourquoi pas ? Une nouvelle. Il méritait bien ça. Un texte, oui mais dans quelle veine ?- enfin, un truc pour dire pourquoi on aimait tant ce joueur et à quel point on l’aimait, cet arrière si gracieux, si élégant, si racé. Cet attaquant pur flair. Tellement ceci. Tellement cela.

Par la fenêtre entrouverte des cris de joie me parvenaient par intermittence. Des gamins, là-bas, après un ballon. Et je me suis mis à repenser à cette époque où le rugby semblait encore le meilleur moyen de renoncer aux mauvais jours. Je pense souvent à ça. Une façon comme une autre, une façon bien commode qui m’aide à ressasser à bonne distance, du moins je l’espère, ces images vibrantes de la jeunesse. Mais oui. Les rengaines éternelles de la jeunesse perdue.

Un autre bruit. Nettement plus prosaïque celui-là et j’ai tendu ma main vers le mug en regardant la pelouse qui frissonnait sous la tondeuse. Ensuite, des rires. De bon gros rires bien gras. Les rires francs et massifs de «Sandwich» et «Petit Pois », mes deux voisins d’en face qui s’occupent, par-ci par-là - « Quand y ‘a pas match. Quand y ‘a pas barbecue», quand leurs épouses respectives ne les tannent pas pour « se faire conduire au bridge », quand une fois revenus de leurs « courses express », ils ne ressortent pas illico la piste de 421- « Sandwich » et « Petit Pois » qui s’occupent donc de l’entretien des espaces verts de la résidence. Par-ci. Par-là. Quand y’a pas ci. Quand y’a pas ça.

Le café m'observait. J'observais le café. Et ça durait. Un round. Deux. Trois...comme ça jusqu'au sixième. Ce coup-ci, certes, moi qui gagnait par KO. Sauf que. Toujours rien à se mettre sous le stylo. Il arrive souvent que l’admiration soit mauvaise conseillère, vous tétanise, vous ramène aussi sec aux blancheurs mortifères de la page nue, sèche, vide, et c’est parce qu’on aimerait tout dire, trop en dire sans doute, embrasser l’ensemble d’un personnage, le dévoiler- puisque on est convaincu de l’avoir mieux compris que les autres- sous un jour nouveau et ça ne manque jamais: on finit par perdre totalement de vue l’objet de la quête, on passe à coté du sujet.

Ou bien on fait ce que j’ai cru devoir faire, car enfin…On se met à visionner, encore et encore, des bouts de match, à relire l’œil fiévreux, la truffe humide d’un chien courant, des bribes d’entretiens. Tous ces trucs qu’on compulse, oh parce que, et bien qu’on ait largement passé l’âge, depuis fort fort longtemps. Et il est là. Partout où l’on regarde. Clément Poitrenaud. Evident comme la grâce. Flagrant, mais oui, comme le dernier romantique des attaquants. La foulée ample à ne pas croire. Et cette douceur, oui presque adolescente, dans la voix. Cette douceur-là.

L’heure tournait. Le cœur s’emballait comme une horloge de contre la montre. Alors écrire sur Clément Poitrenaud, vraiment ? Pour dire quoi ? Reparler, entre autres, de son sens inné de la relance ? Mais tous les spécialistes s’y étaient déjà penchés…

J’ai eu envie de descendre, de rejoindre « Sandwich » et « Petit Pois ». De leur demander ce qu’ils en pensaient, eux, de Clément Poitrenaud. Je ne sais ce qui m’a retenu. Peut-être le fait que ces deux vieux bougres ressortaient d’une toute autre époque. D’un autre rugby. Et puis ils avaient poussé, ferraillé dans des mêlées d’avant la toute puissance de l’arbitre et des mises à l’épreuve par le droit scrupuleux à l’image. Après coup je me suis dis que j’aurais du. Ils avaient joué, eux au moins, et par voie de conséquence ils savaient voir. Evaluer les vastes champs de ce jeu qui à travers les âges, dans le fond, n’avaient pas tellement changé. Pas fondamentalement en tout cas. Mais je ne l’ai pas fait et voila.

Résigné- je me trouvais, pour tout vous avouer, un peu bécassin- je suis passé à autre chose. J’ai écrit d’autres textes, des trucs pour tenir en respect ces fichus accès de mélancolie qui me viennent à chaque fois qu’on m’annonce l’arrêt d’un de ces grands joueurs de rugby et j’ai beau me répéter qu’ils ne seront jamais que des gigolos de mes fantasmes de gamin, à tous les coups ça recommence. Toutes ces images je me les garderai précieusement dans un coin de la tête. Parfois, il n’est pas utile, pas très opportun non plus, de remettre une couche de mots ampoulés et bien maladroits, pour tenter d’apporter quelque éclairage- et là tu as raison. Ecrire sous la dictée toujours trop hâtive de l’émotion, sans l’avoir au préalable maitrisée, ça ne vaut pas tripette- non, nul besoin de remettre une couche par dessus des séquences qui vous manœuvrent l’âme avec autant de force que d’adresse, lesquelles, de toute façon, se suffisent à elles-mêmes.

Encore un dimanche bouleversant à ne surtout pas rater. J’avais toujours cette idée derrière la tête. Et tout le temps devant moi, désormais. Il pleuvait. Une pluie fine, aussi fine et ténue que le départ sur la pointe des socquettes d’une fille. Une fille dont on ne saura jamais le prénom. Et je m’allumais une cigarette en marchant. Il pleuvait et je me suis dit que pour cette inconnue comme pour moi, nos soleils seraient toujours coiffés d’écume, une écume particulière. Car, mais oui, parfois à la sortie d’un film qui vient de vous labourer le cœur, dès l’annonce de la retraite d’un joueur de rugby élégant au-delà de l’élégance, c’est comme si un brin de laine pourrie vous entraînait dans le hall d'une clinique pour poisson-chat.

 

Puisque il y a des trucs inégalés dans la vie. Un roman. Un film. Un sourire. Et moi, dans quelques années, je pourrais au moins dire que j'ai eu la chance de voir jouer Clément Poitrenaud. Ah oui.

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