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[RÉCIT] Le dernier match de Richard Burton

Par midi olympique
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    [RÉCIT] Le dernier match de Richard Burton
Publié le Mis à jour
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Ce fantastique comédien née au pays de Galles, qui tourna dans une soixantaine de films avec les plus grands réalisateurs, joua longtemps au rugby. Il raconte dans un texte du livre « Sport & Cinéma », à paraitre, son dernier match de rugby. Magnifiquement savoureux…

Le rugby : difficile pour moi de savoir par où commencer. Je suis né dans une famille de mineurs gallois fanatiques de rugby, j’en connais un tel rayon sur ce sport, j’ai lu une telle littérature sur le sujet, j’ai entendu avec délectation proférer de tels mensonges ou exagérations fantasmatiques sur la question (auxquels j’ai grandement contribué, à mon niveau), et cinq de mes frères y ont joué, dont l’un avec une certaine réussite. Je commencerai donc par la fin. Les derniers seront les premiers, comme on dit, et donc je vous parlerai du dernier match auquel j’ai participé. J’avais pratiqué ce sport national depuis l’âge de 10 ans quand ceux qui m’emploient dans ma profession, à savoir celle d’acteur, firent remarquer avec insistance qu’il était difficile de couvrir par une assurance les risques liés aux matchs joués contre des équipes barbares nichées au fin fond de vallées reculées et qui montreraient peu de respect, pas de respect du tout, voire un mépris total pour ce que j’aimais considérer comme mon visage.

Qu’arriverait-il si d’aventure je me retrouvais au sol au milieu d’une mêlée ouverte ? murmuraient-ils, des dollars plein la bouche. Puisque les traits ravagés de mon visage étaient déjà internationalement connus et que j’étais grassement rétribué
-peut-être trop ?- pour les présenter sous ce jour, les producteurs exigeaient que les choses restent en l’état. Hormis le désir de préserver ma beauté naturelle, ils arguaient que les films ne seraient pas raccord si mon nez était droit le vendredi en plan moyen et se retrouvait tordu vers l’oreille le lundi en gros plan. De Tokyo à Tonmawr, des millions de fans avides seraient déçus, ajoutaient-ils. Et donc, jusqu’à aujourd’hui, figure dans mon contrat une clause qui m’interdit de piloter mon avion personnel, de faire du ski ou de jouer au rugby. Implicitement, il me serait possible de me battre contre un tigre du Bengale à l’autre bout du monde mais inenvisageable de jouer contre, au hasard, le club de Pontypool à domicile.

 

Village de mineurs

À l’issue de mon dernier match, je conclus qu’ils avançaient des arguments valables. Nous jouions contre un village dont seuls les habitants et des masochistes infirmes occupés à baver tranquillement dans un recoin de leur cuisine connaissaient le nom. Un village de mineurs paré des beautés naturelles d’une vallée lunaire, à peu près aussi accueillant, avec une équipe presque exclusivement composée de mineurs. Je n’avais pas disputé de match depuis quatre ou cinq ans mais j’étais plutôt en forme, pensais-je, et l’adversaire était perdu dans les profondeurs du classement : il semblait raisonnablement possible de le battre. Sauf que nous jouions sur leur terrain. J’aurais dû y réfléchir. J’aurais dû me rappeler que c’était le genre d’équipe avec laquelle, vers la fin du match, on laissait tourner le moteur du bus garé près de la ligne de touche, en cas de victoire : la vie sauve dépendait alors de votre vitesse de pointe.

Je n’éprouvai pas de nervosité particulière à l’approche du match, jusqu’au moment où, bien qu’affublé d’un casque de rugby pour seul déguisement, et alors que tout le monde avait juré le secret, j’entendis une voix au sein de l’équipe adverse demander avec un accent terrible, alors que nous entrions sur le terrain : « Est-ce que c’t’e sacrée vedette de cinéma est là ? » Ma couverture, comme on dit dans les films d’espionnage, était grillée et les ennuis allaient me suivre comme mon ombre (alors que, de l’ombre, il n’y en avait pas, du fait d’une absence totale de soleil, et qu’en réalité, on rapportait que la dernière apparition du soleil dans ce coin-là remontait à 1929). Le spectre de la fin de ma carrière allait me hanter tout au long des quatre-vingts minutes et quelques qui suivirent. Ce match était une erreur fatale.

J’y survécus sans casse mais le moral en berne car l’attitude de l’adversaire aurait pu se résumer en ces termes simples : « Ne vous occupez pas du foutu ballon, occupez-vous de ce foutu acteur ! » Consigne parfaitement suivie par toute l’équipe. À l’époque, entre autres choses, je jouais « Hamlet » au théâtre Old Vic, à Londres. Au cours des quelques représentations qui suivirent ce match, je fus obligé de jouer le rôle comme celui de Richard III. Je n’avais pas compris que j’étais là pour prouver quelque chose avant qu’il ne fut trop tard. Et j’étais incapable de ne rien prouver. Et je ne prouvais rien. Et je suis encore un peu chatouilleux à l’évocation de ce souvenir. Malgré le fait que je m’échinais à l’Old Vic à jouer « Hamlet », « Corolian », « Caliban », le Bâtard dans « Le Roi Jean » et « Toby Belch », ce n’était pas le genre d’entraînement qui convenait à ces horribles monstres noueux et tordus, sortis tout droit « des entrailles brûlantes de la terre ».

Dans ma jeunesse, j’avais navigué à la lisière du rugby de haut niveau, du fait que je connaissais toutes les ruses du jeu, permises ou pas, que j’étais un mauvais, très mauvais perdant, mais principalement, et peut-être uniquement, parce que j’étais rapide au départ d’une action. Pieds nus, je mesurais un mètre soixante-dix-sept et des poussières et, tout mouillé, je ne pesais pas plus de 78 kg. Et puisque je jouais dans le pack d’avants, d’habitude au poste de troisième ligne aile droit, et que je jouais face à de vrais costauds, il était indispensable que je sois galvanisé par l’enjeu pour être réactif et m’affranchir des lois de l’inertie. Dans ce match, ce dernier match joué contre des troglodytes, brûlés jusqu’à la moelle par la fureur de leur métier, des hommes aux jambes arquées, pleins d’amertume parce qu’ils ne jouaient pas ou n’avaient pas joué et ne joueraient jamais pour Cardiff, Swansea, Neath ou Aberavon, des hommes dont les rares sourires fendaient leurs visages comme des scalpels, entraînés à entailler, taillader le front tourmenté de la mine de façon compulsive sept heures et demie par jour, droits comme des stalactites, indéracinables, sculptés dans le granit à grands coups de burin et d’outils rudimentaires : face à ces masses encyclopédiques, je n’étais qu’un livre de poche.

 

Parfait guet-apens

J’ai découvert très vite quelques vérités. J’ai découvert, par exemple, juste après la première mêlée, que c’était le moment de se précipiter vers le bus, pas vers leur demi d’ouverture. Il était roux et son visage sans menton était d’un blanc tirant sur le bleu. Il se tenait bien droit, les mains ballant à hauteur des mollets et quand le ballon et moi-même arrivâmes, exultant, sur ce corps immobile comme un roc (un parfait guet-apens, en l’occurrence), je me retrouvai sur le dos alors qu’il bottait en touche en toute décontraction. C’est alors seulement que je me rappelai qu’essayer d’intimider un gars de cet acabit équivalait à vouloir effrayer un babouin et que ce type avait toute la souplesse et la flexibilité du béton armé. Et ce n’était que le demi d’ouverture. À partir de ce moment-là, je fus roué de coups de coude, éborgné, déraciné, planté, ratissé, fauché, piétiné pas mal, pris en sandwich et, humiliation suprême, plaqué par-derrière alors que l’espace devant moi était libre et qu’il ne me restait plus que quinze mètres à couvrir avant d’aplatir dans l’en-but. S’attaquer à Olivia de Havilland, Lana Turner ou Claire Bloom n’avait rien à voir avec plaquer ces Wills et ces Dais, ces Twms et ces Dicks.

Le lundi soir suivant, au théâtre, sur Waterloo Road, je jouais « Hamlet », prince du Danemark, avec une tête de Peau-Rouge, le visage penché en permanence d’un côté, le bras droit recroquevillé dans une bandoulière imaginaire et agité, par intermittence, de contractions involontaires et de tremblements incontrôlés comme si j’étais frappé d’une attaque cérébrale. Je me tourne vers les connaisseurs de « Hamlet » et j’admets bien volontiers que mon interprétation du prince était éloignée de ce que l’on pouvait attendre mais ce n’était pas exactement dans les intentions de l’acteur qui se trouvait en scène ce soir-là. Mon Hamlet était cependant mélancolique. Très profondément mélancolique…

J’ingurgitai plus que ma part de bière dans le pub du club de nos hôtes, me joignis aux chants et réalisai que l’ennemi était timide et réservé jusqu’à ce que la bière ait appuyé sur le bon bouton. Personne ne fit allusion à ma prestation sur le terrain. Mais je fus plongé dans la plus profonde des expectatives quand un membre du groupe opposé, qui avait l’air particulièrement triste et taciturne, me dit brusquement, dans ce qui aurait pu passer pour un sourire mais ressemblait plutôt au choc d’un tremblement de terre dans la masse informe qui lui tenait lieu de visage :

« Sortez avec nous, hein ? » Il y avait un autre beau gosse avec lui.

« Où ça ?, demandai-je.

- Pas d’importance, dit-il. Ça ira. Venez juste avec nous. Vous inquiétez pas.

- OK. »

 

« Nous avons uriné avec Richard Burton »

Nous sortîmes dans la nuit cruelle de février et nous dirigeâmes vers les toilettes des hommes, un mur de béton peint en noir avec un tuyau noir faisant office de chasse d’eau, le tout à l’air libre, exposé à l’humidité ambiante. Nous nous tenions debout, côte à côte, en silence. Ils commencèrent à vidanger. Moi de même. Il y avait eu suffisamment de bière pour tout le monde. J’attendais un possible compliment sur mes exploits de l’après-midi car, après tout, j’avais réalisé une ou deux bonnes actions, même si c’était par accident. J’attendis. Mais rien ne vint, si ce n’est le bruit du vent et de l’eau. J’attendis encore, puis les suivis en silence pour rentrer dans le pub. Finalement, je leur dis :

« Qu’est-ce que vous vouliez me dire ?

- Rien, répondit le plus bavard des deux.

- Mais alors, pourquoi m’avez-vous demandé de sortir ?

- Eh bien, fit l’orateur. Eh bien, vous voyez, nous deux, nous sommes frères, et nous voulions pouvoir dire à notre maman que nous avions… que nous avions… »

Il hésita. Après tout, j’utilisais un vocabulaire plutôt soutenu, sauf quand je parlais gallois, langue que j’avais employée avec l’équipe adverse mais que, eux, curieusement, n’avaient pas utilisée avec moi.

« Eh bien, nous voulions juste pouvoir dire à notre mère que nous avions uriné en compagnie de Richard Burton », déclara-t-il prudemment, mais avec une note de triomphe dans la voix.

 

« Oh ! Diable ! », m’exclamai-je. Le lendemain, je rentrais à Londres à tombeau ouvert au volant d’une Jaguar Mark VIII, mettant de l’ordre dans la moisson de souvenirs qui peuplaient mon esprit, et tassant dans le tiroir du fond de mon subconscient toutes mes blessures, le sang séché, ma fierté amochée, mon sentiment d’être plus vieux que je ne l’avais jamais été. Tout cela n’a pas dû être très bien ficelé puisque, de temps à autre, les piles de parties débordent du tiroir pour envahir mes rêves et me réveiller en sursaut, tremblant, comme Hamlet, « au milieu du désert funèbre de la nuit », m’obligeant à tendre le bras vers le réconfort d’une cigarette et à me glisser, tout en exhalant une bouffée de fumée dans un soupir, dans la peau d’un VanWyk, d’un Don White ou d’un Alan Macarley, pour remporter seul plusieurs matchs, 65 à 0, et pouvoir refermer le tiroir aux souvenirs. 

 

Cet article est tiré du livre "Sport et Cinéma" coécrit par julien et Gérard Camy, aux éditions Du Bailli De Suffren

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