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Jacques Delmas : « Je n’aurais jamais cru vivre ça »

Par Vincent Bissonnet
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    Jacques Delmas : « Je n’aurais jamais cru vivre ça »
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Le technicien se livre pour la première fois depuis son départ du RCT, en décembre dernier. Boudjellal, Laporte, son aventure, les titres, ses souvenirs, la séparation : il raconte tout sans concessions.

Quelle est votre actualité depuis votre départ de Toulon ?

Je suis rentré au Pays basque le 23 décembre et suis encore en phase de « réathlétisation » familiale. Quand tu te retrouves sans vie sociale, il faut savoir le gérer. Mon quotidien actuel me change du rythme toulonnais pour le moins effréné.

 

Le mois dernier, vous êtes retourné à Toulon pour, entre autres, solder les comptes avec Mourad Boudjellal. Comment se sont passées les retrouvailles ?

Il a été réglo. Il savait que je ne voulais pas rester. Au nom de tout ce que nous avons vécu, un terrain équitable a été trouvé. Je l’ai revu sans amertume. Mais c’est sûr, il avait plus le sourire en me voyant partir que lorsque je suis arrivé il y a trois ans et demi.

 

Vous n’avez jamais été sur la même longueur d’onde, tous les deux…

Je considère que ça a été un rendez-vous manqué. Il ne me voulait pas dès le départ et je sais pertinemment que je n’aurais jamais été au RCT si mon nom n’avait pas été mis sur la table par Bernard. Nous sommes restés bloqués sur le premier ressenti, c’est le problème.

 

Concrètement, qu’est-ce qui clochait entre vous ?

Je ne veux pas ressortir les dossiers. Je vais juste raconter une anecdote qui illustre les difficultés de notre relation. Après la finale de Barcelone, il a dit que j’avais commis une faute professionnelle car Levan Chilachava n’avait pu rentrer en jeu du fait qu’il avait retiré ses chaussures. Il s’est servi de cette histoire pour me mettre la défaite sur le dos et justifier l’arrivée de Marc Dal Maso dans un prétendu renforcement du staff. Sa réaction est à la fois injuste et inélégante voire hypocrite. C’est sa manière d’agir mais, moi, je fonctionne à la franchise, alors ce genre de comportements… Si j’avais estimé que nous avions perdu la finale par ma faute, je me serais barré direct. Quant à Marc Dal Maso, il l’avait recruté bien avant. Avec les résultats que l’on connaît…

 

Revenons-en au point de départ. Comment tout a-t-il commencé ?

Un soir, Bernard m’appelle : « J’ai quelqu’un à te passer. » C’était Mourad. Il me propose de les rejoindre et me dit : « Je veux changer d’entraîneur des avants pour lancer un nouveau cycle. Ça peut être toi ou un autre. Je voulais savoir ce que tu avais dans le ventre. » J’ai un premier entretien avec Mourad à Paris qui ne se passe pas extraordinairement bien. Il neigeait, j’avais le dos bloqué, ça n’accroche pas trop. Dans ma tête, je me dis que ça ne va pas le faire. Un second entretien est organisé à Bandol. Ça se passe globalement mieux et Mourad me dit : « C’est toi qui vas venir. »

 

Comment pourriez-vous résumer les trois saisons passées sur la rade ?

J’ai vécu une aventure que je ne pourrais jamais revivre ailleurs. Ça a été tout sauf un long fleuve tranquille. C’est aussi pour ça que ça a été aussi passionnant. Il y avait les saillies de Mourad dans les journaux qui ne me plaisaient pas, Bernard qui me disait de la fermer et de calmer le jeu… C’est très toulonnais comme relation. Cet atmosphère fait le charme de ce club. Quand tu as vécu trois ans là-bas, tu te rends compte que c’est le plus bel endroit pour jouer et entraîner. Je me sens même plus comme un poisson de Méditerranée que de l’Océan dorénavant. J’ai réussi à m’y faire adopter et j’envisage, pourquoi pas, de m’y installer un jour.

Quels espoirs vous animez-vous en signant au RCT ?

Saint-Exupéry a dit : « Fais de ta vie un rêve, et d’un rêve, une réalité. » C’est exactement ce qui s’est passé. Bernard m’avait envoyé un texto avant que j’arrive : « Prépare-toi, on va se régaler. » Même en imaginant le meilleur, je n’aurais jamais cru vivre ça. Je ne parle même pas du sportif mais de ce que nous avons partagé à trois. Pierrot (Mignoni, N.D.L.R.), c’est ma plus belle rencontre dans le rugby et Bernard, c’est mon ami. J’étais au bon endroit au bon moment avec les bonnes personnes. C’est le secret de cette belle réussite. Je me considère comme un privilégié. D’autres auraient pu très bien le faire à ma place. Mais c’est moi qui y étais.

 

Pourtant, l’aventure avait commencé sur de drôles de bases…

Je n’étais pas légitime aux yeux de tous. J’entendais que j’étais là car j’étais l’ami du manager. Alors, je me suis fondu dans le paysage et j’ai travaillé dans l’ombre. Mourad disait, à propos de moi : « Je l’observe, je l’observe, j’ai l’impression que le costume est trop grand. » Je prenais des Scud et Bernard anticipait mes colères : « Tais-toi et travaille. Ici, le méchant, ce n’est pas toi, c’est moi. Tu as compris ? » Ça a pris du temps et il y a eu des moments durs : la crise contre Grenoble, notre mêlée qui ne devait jouer que contre des filles, Mourad qui voulait un consultant… Je me suis assis sur mon ego et me suis mis au service du collectif. Et ça a fini par fonctionner.

 

Comment un entraîneur vit le fait de devoir gagner sa légitimité comme ça a pu être votre cas ?

La plupart des joueurs ne me connaissaient pas et, en dehors, certains disaient que j’étais même un imposteur. C’est dur de changer le regard des gens, vous savez. Mais j’ai progressivement réussi à gagner la reconnaissance des joueurs. Avec le temps, en apprenant leur fonctionnement, en leur montrant ce qu’il était possible de faire ensemble, sans élever la voix, ils m’ont accepté. C’était une victoire personnelle. Je me rappelle aussi qu’après un succès contre le Leinster, un groupe de supporters était venu me voir pour me dire : « Excuses-nous, on avait une mauvaise image de toi mais tu mérites l’affection des Toulonnais. » C’était alors le plus beau des compliments.

 

Ressentiez-vous l’épée de Damoclès placée au-dessus de votre tête ?

Oui et heureusement que j’avais le paratonnerre avec moi. Si Bernard n’avait pas été là, peut-être qu’au premier ou au deuxième coup de foudre, j’aurais été électrocuté. J’en suis conscient, oui…

 

En quoi votre expérience vous a-t-elle aidé à appréhender ce contexte ?

Je n’étais plus le même à 58 ou 59 ans qu’à 35. À cette époque, j’étais sanguin, caractériel, je piquais des colères… Je me suis posé. Et heureusement. Au début, au RCT, quand je rentrais chez moi et que je me mettais à cogiter, je pensais : « À 35 ans, je ne l’aurais pas accepté. » Pierrot me le répétait d’ailleurs : « Jacques, je ne sais pas comment tu fais pour supporter tout ce qui se passe. Comment tu fais pour prendre sur toi ? »

 

Vous, l’ancien sanguin, avez dû aussi vous pincer, parfois, quand les joueurs réclamaient des entraînements a minima ?

Disons qu’il a fallu s’adapter en permanence. Mais quand la copie est aussi propre en match, qu’est-ce que tu veux leur demander après ? Je me rappelle encore les séances de mêlée. Au bout de vingt minutes, Bakkies levait la tête et me demandait : « It’s OK, Jackie ? » Pourquoi est-ce que j’aurais forcé ? Je savais que les gars seraient prêts. En phases finales, c’étaient des bêtes de combat. C’est pour ça que je suis persuadé qu’ils ont encore un titre dans le ventre cette saison.

 

Le fait de marcher à l’affectif a-t-il facilité votre tâche dans un club où les sentiments sont exacerbés ?

C’est vrai, j’aime avoir des relations fortes. Avec Pierrot, par exemple, il n’y a pas trois jours sans qu’il y ait un coup de fil et, dès que je suis à Biarritz, je vais voir Jérôme Thion et les autres gars. C’est marrant que vous me posiez cette question car on m’a souvent reproché le contraire. Tous mes potes me disent que je renvoie une image à l’opposé de ce que je suis. Je le sais, j’ai plus de détracteurs qu’autres choses. Mais l’important est le regard des gens qui me connaissent. Le reste…

 

Parmi ces gens, il y a Bernard Laporte, votre ami de longue date…

C’est un homme à part. Un mec qui a un destin. Souvenez-vous qu’il relevait des compteurs EDF à Grenoble au début. Rien ne l’arrête. Je me rappelle encore le jour où il est venu à la maison pour me dire : « Je devais aller entraîner l’équipe d’Italie. Je ne peux pas y aller. Vas-y toi. » Je ne comprends pas et je demande : « Qu’est-ce que tu vas faire à la place ? » Et là, il me répond : « Je pars en politique. Je vais être ministre. » Je me suis alors dit : « Mais c’est un malade, ce mec ! »

 

En parlant de lui, avez-vous cru qu’il se séparerait de Guy Novès ?

À aucun moment. J’ai toujours eu la conviction qu’il le garderait. C’est un ressenti, je n’avais pas d’informations mais il est intelligent et lucide. Il n’avait pas d’intérêt à l’évincer.

 

Dans le Var, vous avez noué une amitié avec Pierre Mignoni. D’où est-elle partie ?

Pierrot m’a dit, dès le premier jour : « Tu viens à la maison ce soir. » Dès lors, il est devenu mon guide et, moi, je lui ai fait profiter de mon expérience. Quand je voyais Pierrot, je me revoyais plus jeune. Cette complicité, je ne me l’explique pas. C’était mon binôme, tout simplement. Nous étions tellement fusionnels.

 

Comment avez-vous vécu son départ pour Lyon ?

J’ai eu un manque terrible après. Mourad n’avait pas osé nous confier les rênes. Je pense que nous avions les épaules assez larges mais bon… Le fait qu’il ne nous fasse pas confiance a donc conduit au départ de Pierrot. Je me souviens encore de son annonce. Nous étions à Grenoble et il est arrivé au petit-déjeuner alors que j’étais seul avec Jean-Pierre Darnaud. Quand j’ai vu son visage, détendu, j’ai compris. Il semblait apaisé. Je lui ai dit : « Pierrot, tu viens de prendre ta décision. » Il m’a répondu : « Oui, Jacques. » Darnaud s’est mis à pleurer… C’était la fin d’une histoire.

 

Quand avez-vous compris que l’histoire était définitivement terminée pour vous, à Toulon ?

Le lendemain de la finale de Barcelone. Je revois la scène : je suis sur le parking de Berg avec Bernard, tout le monde est parti, on échange trois mots… Et là, je prends conscience que c’est terminé. J’ai ce pressentiment. Il y a de la tristesse, soudainement. Je vois partir mon pote. Ma raison d’être là.

 

Dans les premiers temps, vous avez pourtant fondé des espoirs sur l’arrivée de Diego Dominguez…

Oui mais le conflit était permanent entre lui et Mourad. Je savais que ça allait exploser et, dans ce cas, c’est celui qui a le pistolet qui gagne. On peut reprocher à Diego d’avoir été psychorigide mais le contexte n’a pas aidé. Le jour de la mise à pied de Diego, Mourad me convoque. Je lui dis, d’entrée : « Je m’en vais. » Ce n’était plus mon histoire. Je n’avais aucun feeling avec Mike Ford et Marc Dal Maso. Et après ce que je leur avais dit entre quatre murs, je ne pouvais pas rester. Mourad m’a dit être prêt à prolonger mon contrat. J’ai juste répondu : « Ça ne peut pas continuer. » Par fidélité à Diego et parce que je ne pouvais pas travailler avec les autres, j’ai pris cette décision. Juanne Smith est venu me voir après et m’a demandé : « Je suis arrivé avec toi, je veux qu’on finisse ensemble. » Mais j’étais capable d’avaler des couleuvres, pas des boas. Je préférais rentrer à la maison. En plus, j’avais la tête du fusible idéal.

 

Fabien Galthié peut-il être l’homme de la situation ?

Au-delà de ses qualités, le timing de sa venue serait le bon. S’il était venu directement après Bernard, ça aurait été plus dur d’assumer. Là, d’autres ont subi les turbulences. Après, tout dépendra de sa relation avec le président…

 

Le doublé, apothéose sportive, est-il le sommet de cette épopée ?

Non, ce sont les souvenirs en commun qui sont au-dessus de tout. J’ai des images qui reviennent. Par exemple, ce match perdu à Toulouse en 2014. Jonny (Wilkinson) rentre à vingt minutes de la fin et passe complètement à travers. Au moment de rentrer dans les vestiaires, il est inconsolable. Ce mec qui nous a tant fait gagner, ce champion s’effondre… Ça m’avait bouleversé. Et six mois après, il nous offre le Bouclier. Le moment où Pierrot m’annonce qu’il part m’a aussi marqué. Le jour où je me suis retrouvé sur ce parking de Berg pour le mot de la fin, aussi…

 

Vos trois saisons varoises supplantent-elles les vingt-cinq années précédentes ?

Sportivement, j’ai autant de mérite d’avoir participé à la quête de ces trois titres avec Toulon que d’avoir fait monter Périgueux et Grenoble. Mais bon, le palmarès, c’est joli sur le C.V. La richesse de ce métier, ce sont les rencontres. Le rugby n’est qu’un prétexte. À Périgueux et à Grenoble, je me suis régalé. Au BO, c’était un peu comme au RCT. J’ai aussi gardé un souvenir magnifique de Paris, une histoire de dix mois, particulièrement intense. Mais Toulon occupe effectivement une place à part. C’était plus fort que tout le reste.

 

Cela aurait pu marquer un heureux dénouement. Avez-vous pensé à raccrocher ?

J’ai toujours la passion. Si l’occasion se présente, je partirai. C’est dans mes gènes, c’est ma vie. Le jour où j’estimerai que je ne peux plus rien amener, je me rangerai. Peut-être qu’il n’y aura plus rien et que je resterai à la maison. Ça ne m’affole pas. La nouvelle histoire devra en tout cas être humaine. Si c’est pour être aux côtés de mecs que je vomis, ce n’est pas la peine. Je sais où ça mène (référence à son passage à l’Usap).

 

L’entraînement était-il une vocation à l’origine ?

Jamais je n’aurais imaginé pouvoir entraîner avant que Jean-Louis Despoux et Henri Ferrero ne m’aient demandé de donner un coup de main à Narbonne. J’avais 28 ans. J’étais dans mon laboratoire de prothèses. J’avais été obligé d’arrêter le rugby trois ans plus tôt car je ne pouvais pas tout concilier. Je me suis peut-être nourri de cette frustration. Je me suis en tout cas surpris moi-même en me prenant au jeu.

 

Quand on vous entend parler, on se dit que vous ne semblez pas adepte du « c’était mieux avant »…

Peut-être parce que j’ai l’impression d’être jeune. À Toulon, vous savez, je faisais table avec les Fresia, Escande… Le rugby n’est plus le même sport qu’avant mais il y a encore de belles histoires. Ça reste un métier de privilèges. Après avoir vécu tant de grands moments, je ne peux pas faire le blasé. 

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