"Pour l'honneur", la bonne nouvelle de Philippe Guillard

Par Rugbyrama
  • Philippe Guillard lors du Sportel, le 25 octobre 2016 à Monaco.
    Philippe Guillard lors du Sportel, le 25 octobre 2016 à Monaco.
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En 1999, Philippe Guillard sortait son deuxième livre " Petits bruits de couloir ", vite devenu un classique et récompensé la même année du prix Sport Scriptum et du Grand prix de la littérature sportive. Un recueil de nouvelles qui sera bientôt réédité en coffret. Pour l'occasion " La Guille " a la gentillesse d'en offrir une, " Pour l'honneur " aux lecteurs de Midi Olympique et Rugbyrama.

Partie1

Au milieu de la forêt, il y avait un club-house. Le club entier tenait dans ce club-house. Les joueurs, les femmes des joueurs, les amis, la famille, les visiteurs, les femmes des visiteurs et leurs amis. Tous.

C’était très pratique pour les troisièmes mi-temps. Surtout au milieu de l’hiver. Personne ne restait au-dehors, il y avait toujours de la place dans notre club-house. Oh, il n’était pas bien grand, mais on se serrait. Et quand il n’y avait plus de place comme les jours de grands matches, on en trouvait toujours une. Même pour le cousin éloigné d’un ami de la famille d’une femme d’un adversaire.

Un jour, un étranger était entré dans notre club-house. Personne ne l’avait jamais vu, cet étranger. Eh bien, même à lui, on lui avait trouvé une place, un jour de très grand match pourtant. Du coup, il était revenu tous les dimanches. On l’avait baptisé l’Écossais sans que personne ne sût vraiment s’il venait de la vraie Écosse, ou bien d’une autre. Il venait, il parlait, il buvait et il rentrait. D’ailleurs, à grands coups de gentillesse, il avait gagné sa place dans notre club-house, juste au coin du bar. Titulaire.

Il était très pratique aussi, ce club-house, pour les assemblées générales. Le président-sortant-candidat-unique exposait son programme, puis on l’élisait très vite car ces assemblées, c’était toujours après le boulot, et le boulot, ça donne soif.

Notre président, c’était le père Lamerge. On disait le "père" car c’est lui qui avait fondé le club vingt ans auparavant. À l’époque, il était président-entraîneur-capitaine-joueur-buteur-sponsor. Puis, chacun de ces titres s’effaça le long de son âge. Aujourd’hui, il ne restait que celui de président. Le père Lamerge nous promettait à boire et à manger après chaque match. Et il tenait toujours ses promesses. Faut dire qu’il aimait beaucoup ça lui-même. Le père Lamerge était un président honnête. Il disait toujours : "L’argent ?… moins t’en as, plus c’est facile de le gérer…" Et de l’argent, le club n’en avait pas. On payait nos licences, parce que, en comptant la quarantaine de seniors que nous étions, cent francs chacun, c’était toujours moins que quatre mille francs pour tous. Après les entraînements, ceux qui travaillaient payaient souvent pour ceux qui n’avaient pas d’argent. Il n’y avait que des gens honnêtes, comme le président Lamerge. Normal, on jouait en division d’honneur.

En ce temps-là, le rugby français se partageait en huit divisions, et la division d’honneur se trouvait sous la troisième division. Le club-house était tenu par Nini et Robert. Depuis le début, depuis vingt ans. Nini, c’était la femme de Robert. Et Robert, le mari de Nini. On disait Nini et Robert, ou Robert et Nini, mais jamais Nini ou Robert. On rajoutait même Nini et Robert du Pays basque. Du vrai, de celui qu’est au pied de la montagne basque.

Robert, il ramassait les maillots, et Nini, elle les lavait. Robert, il allait lui-même à la pharmacie chercher les produits de première nécessité, et Nini, elle les rangeait. À la mi-temps, Robert nous apportait des citrons, des oranges, et c’est lui qui courait avec son éponge quand il y avait un carambolage. Il n’était ni kiné ni médecin, mais il arrivait quand même à nous faire du bien rien qu’avec son éponge. Nini, elle, ne bougeait pas, angoissée jusqu’à la dernière goutte du match. Ensuite, elle courait au club-house préparer la troisième mi-temps. Les verres, les bouteilles, le saucisson, le pâté, le pain et quelques oranges. Celles qu’on n’avait pas finies à la mi-temps.

Tout le monde avait mis du sien pour le payer, ce club-house, même les pauvres. Après les matches, on y rigolait, même quand on perdait. On riait des loulouzades, sorte de grosse bourde de très mauvaise inspiration rugbystique qui nous coûtait des essais et parfois même la victoire. La loulouzade devait son nom à son créateur, Loulou. Ce dernier jouait soit à l’arrière, soit à l’ouverture. Il nous faisait une loulouzade par match. Il réceptionnait la balle derrière nos poteaux, sur une pénalité ratée par exemple, et il relançait. Un bord à tribord, puis, un autre à bâbord, un retour à tribord et hop !… essai pour les adversaires. On riait, mais on ne se fâchait jamais. On ne pouvait pas, des loulouzades, chacun d’entre nous en faisait.

Notre entraîneur ne pouvait même pas nous réprimander, parce que, lui aussi, il loulouzait. Dédé était entraîneur-joueur-capitaine. Parfois, il n’était même pas à l’entraînement, notre entraîneur.

Chez nous, tout le monde officiait un peu partout. Selon les besoins, on passait de troisième ligne à ailier, d’arrière à demi d’ouverture ou de trois-quarts centre à talonneur. C’était ainsi car, dans ce club, personne n’était assez important pour exiger d’être à la même place tous les dimanches.

On s’entraînait une fois par semaine. Excepté Gros Louis, notre pilier droit, lui ne s’entraînait jamais. Dans la semaine, il conduisait des poids lourds, et le dimanche, il manœuvrait la mêlée. Entre nous, heureusement que l’arbitre ne lui faisait pas souffler dans le ballon. Parfois, on l’engueulait, Gros Louis. Oh, pas pour ses absences aux entraînements, non, parce que ça, on s’en moquait. On s’en moquait d’autant plus que personne ne voulait jouer pilier droit dans l’équipe, alors le dimanche, on était bien content de l’avoir, Gros Louis. On l’engueulait parce qu’il y allait un peu fort sur le jaja qui tache. S’il continuait, un jour, le jaja qui tache le botterait en ballon mort, au Gros Louis.

Parfois, au mois de septembre, on voyait débarquer un nouveau. Un prof de gym avec l’accent du Sud-Ouest qui venait d’être muté dans la région. Un type qu’aurait, disait-on, joué à Béziers et à Toulouse. Alors là, chez nous, un prof de gym qu’avait l’accent du Midi et qui avait joué à Toulouse ou à Béziers, il enquillait d’office en équipe première. Malheureusement, souvent, le gars avait bien joué à Béziers, mais en minime, et ce n’est pas tout à fait "à" Toulouse qu’il avait fait carrière, mais "vers" Toulouse !…

Attention, il y avait aussi des types du Midi qui jouaient chez nous et qui étaient bons. Jeanjean, par exemple, il avait l’accent du Midi, de Toulon pour être précis, et il était bon, et à tous les postes. De l’aile à la deuxième ligne. Il était surtout gonflé. Un jour, il avait fait une feinte de passe à l’arbitre de touche pour éliminer son adversaire. Jeanjean, il parlait tout le temps sur le terrain. À nous, aux arbitres, aux adversaires, aux spectateurs, aux femmes des joueurs, au chauffeur du car, bref, à tout le monde. Il chambrait. Il était insupportable, mais drôle, alors, il faisait même rire les adversaires.

Et puis, il y avait tous les autres, P’tit Pierrot, Pépito, Vivi, Papy, Rackham, que des types qu’avaient pas l’accent du Midi et qui n’avaient jamais joué ni à Toulouse ni à Béziers. Des types d’ici, qui avaient appris le rugby sur le tas.

Dans notre club-house, il n’y avait qu’une photo. Celle de l’équipe première. Robert l’avait accrochée au-dessus du bar. On jouait en blanc. Pour le maillot, parce que pour le reste, c’était souvent improvisé. Nini n’oubliait jamais de mettre des fleurs. Pour que les femmes ne se sentent pas complètement oubliées les soirs où les hommes remettaient même en cause la stabilité du serpent monétaire international.

Nos déplacements n’étaient pas très longs. Le Championnat d’honneur ne s’étendait qu’à la région. Quand on allait jouer à quatre-vingts kilomètres de chez nous, c’était le grand voyage. On partait très tôt, on mangeait en route et on arrivait sur les jantes. La réserve se déplaçait toujours avec la première dont elle assurait le lever de rideau. Parfois, certains jouaient avec la réserve et étaient remplaçants avec la première. Si un joueur se blessait d’entrée dans le second match, le type en jouait deux le même jour. Il dormait bien au retour.

Les soirs de victoires, on chantait la Pitxuri. Les soirs de défaites, Montagnes Pyrénées. C’est triste comme la défaite, Montagnes Pyrénées. Et les soirs de grandes victoires, Robert montait sur une chaise, avec un torchon de cuisine entre les jambes, et il chantait : "Ah, la salope, va laver ton cul malpropre, ti-re-li-re-la-la-lère…" Et Nini, elle se cachait derrière le bar. La honte.

Puis on allait Chez Serge, un bar encore plus petit que notre club-house. Faut croire qu’on aimait bien ces endroits exigus. Ça devait nous rapprocher. Plus tard, on allait en night-club. Au Bora-Bora. Et comme les routes étaient dangereuses, on avait un test pour les conducteurs. Celui qui disait "chez Cherge" ne prenait pas le volant et celui qui disait "cé Cherche" ne prenait pas la voiture. On remerciait toujours le ciel de nous avoir épargnés. On ne comptait aucun deuil. Un miracle.

On montait rarement à Paris pour les matches du Tournoi des Cinq Nations. La distribution fédérale s’arrêtait à la troisième division. On n’avait jamais de place. On se réunissait chez Jeanjean, ou chez Loulou, ou chez Bruno, ou chez Rackham. Après, on allait Chez Serge pour recoudre le match. Qu’on avait pas assez joué derrière, que c’était pas la peine d’avoir les meilleurs trois-quarts du monde pour ne pas attaquer, que certains n’auraient jamais mis machin à l’ouverture et que, pour Jeanjean, le meilleur demi de mêlée du monde n’était même pas sélectionné. Incroyable ! Y avait qu’en France qu’on voyait ça !… Dans les moments de grande inspiration, on composait une autre équipe de France. La plus belle !

Nous avions aussi notre match international. À Pâques, contre un club anglais. Un jumelage. Une année, on se déplaçait chez eux, l’année suivante, on les recevait. On partait en bus le vendredi matin, prenait le ferry-boat à Boulogne-sur-Mer à midi, et arrivait en Angleterre à seize heures. Les "glishes" nous donnaient toujours rendez-vous dans un pub. Normalement, les pubs ferment très tôt en Angleterre. Cela aurait pu nous sauver si ces malins de rosbifs, pour faire plaisir aux grenouilles, ne s’arrangeaient pas pour que le patron obtînt une autorisation de nuit exceptionnelle. En notre honneur, quoi !… Eux, of course, ils allaient se coucher. Et nous, bien sûr, le lendemain, on prenait la pâtée. Évidemment, l’année d’après, on leur faisait goûter le rosé du patron et nous, on s’enfilait de la grenadine. Ainsi, on leur rendait la pâtée. L’Écossais était ravi. Je crois bien qu’au bout du compte nous étions à égalité de pâtées. Je n’ai jamais connu plus grande jouissance rugbystique que de "patétiser" l’Anglais.

Bref, nous étions heureux, au milieu de cette forêt.

Et puis une année, on était tellement heureux d’être ensemble, qu’on gagna tous nos matches. On gagna même celui de la montée en troisième division. On était soufflé. Nous, en troisième division ? Nous, les petits gars de la division d’honneur et du milieu de la forêt en troisième division. La belle fête.

Mais l’inquiétude grignota vite les joies. La troisième division, il fallait peut-être l’organiser. En mai donc, il y eut une assemblée générale dans le club-house. Étrangement, il était rempli de plein de dirigeants qu’on ne voyait pas souvent pendant l’année. Comme M. Gérard, par exemple, un ancien joueur du club. Tout récent chef de cabinet de notre maire, il nous avait dégoté auprès de ce dernier une petite rallonge pécuniaire. En échange, le père Lamerge lui avait offert ce poste honorifique et inutile, de vice-président du club. D’où notre surprise de le voir presser notre président :

— François, lui avait-il demandé avec insistance devant tout le parterre du club, qu’est-ce que tu comptes faire pour l’an prochain ?… Parce que, je ne voudrais pas effrayer tout le monde, mais pour avoir connu les deux, la troisième division, c’est plus la division d’honneur !

Le père Lamerge s’était trouvé dans l’embarras, cette troisième division, il ne la savait pas. Il avait juste promis de se renseigner et de nous donner son plan d’attaque à la fin du mois.

Un mois d’attente, c’était beaucoup de temps perdu au goût de ces quelques dirigeants qu’on n’avait pas beaucoup vus dans l’année. De toute évidence, les épaules du père Lamerge ne seraient pas assez solides. Attention, le père Lamerge était un excellent président, mais seulement pour la division d’honneur, pas pour la troisième division. M. Gérard nous avait même présenté un ami à lui qui avait été le président d’un club de troisième division, dans le Midi, vers Toulouse.

— Dis-leur, Jacky, dis-leur… la troisième div’… c’que c’est !

— Putain, t’as raison Marcel, avait confirmé cet ami, la troisième division, c’est…

Et il avait sifflé longuement en guise de descriptif.

— En plus, je veux pas vous effrayer, avait prévenu Marcel Gérard, mais j’ai connu des clubs qui avaient pris la troisième division à la légère, eh bien, non seulement, ils sont redescendus en honneur, mais, en plus, ils sont aussitôt retombés en première série… pas vrai, Jacky ?

— Oh, putain, con, de sûr !…

Le trouble nous avait gagnés. Vrai qu’après tout on n’y connaissait rien en "troisième division", et que maintenant qu’on y était arrivé, fût-ce par hasard, on n’allait pas se déballonner.

— Au moins pour l’honneur, avait dit M. Gérard.

Du coup, Marcel Gérard obtint l’attention de tous et fit campagne. Attention, il ne s’agissait pas de renverser François Lamerge, mais d’aider le club. À la seconde assemblée générale, le père Lamerge eut l’honnêteté de nous avouer que, ignorant tout de la troisième division, il préférait s’effacer. Faute de candidat, Marcel Gérard devint notre nouveau président et on eut droit à son premier discours. D’abord, il félicita le président sortant, son vieil ami Lamerge, pour l’excellent travail accompli pendant toutes ces années et le nomma d’office président d’honneur. Ensuite, il nous délivra les grandes lignes de son projet. Un merveilleux projet, plein d’ambitions, où chacun aurait son rôle à jouer. Un projet d’avenir :

— Mon but, c’est d’offrir au club son futur !

Rien que cela !… Ce projet, le néo-président Gérard l’avait baptisé "Tous Ensemble pour la Troisième Division".

— D’ailleurs, pour m’aider dans cette tâche, j’ai désigné mon ami Jacky comme conseiller en troisième division.

On reprendrait l’entraînement plus tôt que d’habitude, fin août. Pendant la première semaine, on s’entraînerait tous les jours pour remettre tout le monde à niveau. Ensuite, il y aurait deux séances d’entraînements par semaine. Parce qu’une seule fois, à ce niveau, c’était insuffisant. Ah oui, on allait changer d’entraîneur aussi. Non que Dédé fût mauvais puisqu’il avait fait monter le club, mais on ne pouvait à la fois entraîner et jouer. Pas en troisième division. Plus en troisième division.

— Et c’est qui le nouvel entraîneur ? avait justement interrogé Dédé.

— Jean-Louis Bone !

Personne n’avait entendu parler de Jean-Louis Bone. Alors, le désormais conseiller du président nous rassura :

— C’est un excellent entraîneur !… D’abord, il est professeur d’éducation physique, et ça tombe bien car, en troisième division, putain, il faut être en condition physique. Ensuite, y’a cinq ans, con, il a fait monter un club du Sud-Ouest de la troisième à la deuxième division !… Et ça, avait-il renchéri, c’est ce qu’il y a de plus dur, dans le rugby, con !…

— C’est que, coupa le président Gérard, il faut déjà y penser, à la seconde division… la troisième, c’est qu’une étape, les enfants !…

En attendant la seconde division, le président Gérard et son conseiller se devaient de recruter quelques pointures de haut niveau. Attention, ils croyaient en nous, mais dans un premier temps, quelques joueurs d’expérience accéléreraient notre apprentissage.

Enfin, le président Gérard et son conseiller en troisième division nous donnèrent rendez-vous au milieu du mois de juin, pour une dernière assemblée, le temps de peaufiner bien d’autres surprises. Puis ils allèrent se coucher. Le projet Tous Ensemble pour la Troisième Division était né.

Chez Serge, nous avions tracté jusqu’au bar une caravane d’états d’âme. Était-ce vraiment nécessaire de revenir avant la fin du mois d’août ? Et que feraient ceux qui travaillent à cette période ?… Et Gros Louis, tiens, est-ce qu’il va pouvoir venir s’entraîner deux fois par semaine ? Et Dédé, pourquoi il devrait choisir entre jouer ou entraîner ? Et les nouveaux ?… Pourtant, en fin de soirée, l’excitation avait remplacé les doutes. En sortant de "Cé Chherchhe", il fut décidé de relever le défi de cette troisième division.

Pour l’honneur, bien sûr.

Partie 2

Au milieu du mois de juin donc, on apprit que trois fonctionnaires avaient été mutés dans la ville. Des types qui avaient l’accent du Midi. Mais, attention, pas des types qui avaient joué "vers" Toulouse, ou "à côté" de Béziers comme ceux qu’on avait vus par le passé, non ! Des types qui, eux, avaient joué à Agen, à Toulon et à Lourdes. Ça changeait, ça ! Puis trois autres aussi, qui auraient dû jouer à Bayonne, à Perpignan et à Narbonne s’ils n’avaient pas été mutés professionnellement dans notre région. Cela faisait donc six nouveaux.

— Un beau coup de chance pour le club ! avait dit le président Gérard.

— De sûr, con !

Marcel Gérard nous présenta le nouvel organigramme du bureau. Outre le désormais incontournable conseiller pour la troisième division, le projet comptait douze nouvelles têtes venant étoffer les toutes fraîches structures administratives, financières et sportives du club. Il y avait même un responsable de l’équipement. Plus question de se présenter avec des bas et des shorts de toutes les couleurs. La troisième division, et le rugby en général, c’était l’école de la vie, pas une école de samba. Désormais, on aurait un vrai équipement. Puisqu’on en était aux questions vestimentaires, on se déplacerait en blazer et en cravate. Cela ferait plus sérieux, plus ambitieux, plus prestigieux… Un grand club, quoi !

— D’ailleurs, je vais vous présenter tous ceux qui vont nous aider l’an prochain dans ce projet… et d’abord mon vieil ami Albert Lartigus, le patron de Pantalonnade.

Pantalonnade, on connaissait, c’était la boutique de prêt-à-porter la plus huppée du centre-ville. La plus onéreuse aussi. Pas un d’entre nous n’y était encore entré. Excepté Gros Louis… pour des livraisons !… Albert Lartigus nous offrait les blazers et les cravates.

— Maurice Lambert, le patron de Sport Shopping, continua notre président, il vous fournira les équipements, et Jean-René Alto, le patron d’un endroit que vous connaissez sûrement, l’Auberge Blanche…

Tu parles, l’un des tout meilleurs restaurants de la région ! On n’y était jamais allé.

— C’est un peu comme des sponsors ?… avait demandé Kiki.

— Non, Kiki, pas des sponsors, des partenaires !… C’est différent, c’est la famille, quoi !… et enfin, voilà votre nouvel entraîneur, Jean-Louis Bone.

Il nous sembla bien costaud pour un ancien demi de mêlée, mais Jacky nous rappela qu’il avait joué jadis en première division, et les demis de mêlée, dans cette division-là, c’était pas des nains !…

Bone profita de ce premier contact pour nous distribuer des programmes de préparation physique pour cet été.

— Des devoirs de vacances ?… avait demandé Gros Louis qui n’arrivait déjà même pas à suivre les travaux dirigés…

— En quelque sorte !… disons que cela vous permettra de ne pas être à court de forme pour les premiers entraînements.

Nous, on n’avait jamais vu ça, un programme de préparation physique pendant la seule période où justement on n’avait rien à faire. Mais personne n’avait ressenti l’envie de contester. Au contraire, cela faisait presque professionnel. On était plutôt curieux. On y jetait tous un œil discret. Footings, courses lentes, fractionnés, travail foncier, récupération, musculation… ça n’avait pas l’air évident, la troisième division.

À la fin du mois d’août, une énorme surprise attendait Robert et Nini. Là, en plein milieu de notre forêt, le président Gérard avait détruit notre club-house pour en ériger un nouveau. Tout neuf, tout large, tout grand :

— Les enfants, vous méritiez mieux que cette pauvre bâtisse en préfabriqué, non ?

Robert n’osa pas lui dire que cette "pauvre bâtisse en préfabriqué", on l’avait construite avec nos mains.

Le bar n’était plus à gauche à l’entrée, mais à droite, au fond. Les murs étaient certes flambant neufs, brillants, mais on sentait bien qu’ils n’avaient rien à raconter.

— Bien sûr, pour la décoration, je vous laisse faire, hein, Nini ?… j’ai juste mis des fleurs… je vous connais, les femmes… mais attention, elles sont en plastique. Comme ça, Nini, plus besoin de les changer !…

Nini n’osa pas lui dire que les fleurs en plastique, c’était comme du jambon de supérette, ça sentait le plastique, et que des fleurs qui sentaient le plastique, c’était plus des fleurs.

Robert demanda où était passée la photo de l’équipe ?

— Aucune idée, mon cher Robert. De toute façon, la photo de l’équipe première va changer avec tous ces nouveaux… en plus on mettra une photo avec les sponsors… c’est qu’il faut les soigner les sponsors, et les photos, ils aiment ça, les sponsors…

Le premier entraînement de la nouvelle saison se tint justement dans le nouveau club-house.

— Réunion d’organisation et de prise de conscience du nouveau projet ! avaient précisé le président Gérard et son conseiller.

Bone nous y distribua le programme du stage. En ligne de mire, écrit en énormes lettres rouges soulignées, le premier match du nouveau championnat. À domicile, contre le RCTR. Pour ceux qui ne savaient pas, le RCTR, c’était la grosse équipe de la poule… le RCTR venait la saison dernière de manquer de très peu la montée en deuxième division.

— Un club quasi semi-professionnel ! s’exclama un président Gérard admiratif… Et c’est pas toi, Jacky, qui vas me contredire, hein ?

— Putain, con !

— Et puis, attention, avait insisté Bone, en troisième division, y’a une règle essentielle… primordiale… incontournable… il est interdit de perdre à la maison !

On n’osa rien dire, mais cela devait sûrement être la première fois en dix ans, qu’on nous interdisait quelque chose, dans ce club !…

— Enfin, d’ici là, avait-il prévenu, on a du pain sur la planche !…

— Il va sans dire, conseilla le président Gérard, que le maintien est ce que j’attends de vous en priorité, même si à moyen terme je vise bien sûr la montée en seconde division… attention, si celle-ci arrivait dès cette année, et j’y crois, on ne va pas cracher dessus, hein Jacky ?

— Putain, de sûr, oh, con !

En attendant la seconde division, à la sortie des vestiaires, il y avait un photographe ! Nous, on pensait que c’était pour la nouvelle photo de l’équipe, mais non, le photographe, c’était seulement pour les nouveaux. D’ailleurs, le lendemain, la photo était à la "une" du journal. En vingt ans de club, cela n’était jamais arrivé. C’est que des nouveaux, c’est toujours une attraction, même pour nous. Tu penses ! c’est qu’on attendait de les voir à l’œuvre. Il y en avait trois costauds, et trois apparemment très rapides. Pour être honnête, je ne me souviens plus de leur nom, aussi je les surnommerai N 3, N 4, N 7, N 9, N 10 et N 15. "N" pour nouveau, et le numéro pour le poste qu’ils devaient occuper.

Le matin, on faisait de très longs footings.

À midi, on allait aux séances d’essayage pour les nouveaux équipements et les costumes.

L’après-midi, les entraînements débutaient dans les vestiaires, par une séance de tableau noir. Matrices, temps réel de jeu, attaque à plat, attaque en profondeur, combinaisons, points de fixation selon les zones définies, premier temps de jeu, replacement et second temps. Puis on allait appliquer ces jolies théories en pleine chaleur. Nous, on lui avait suggéré de s’entraîner le soir, à la fraîche, mais il avait bondi :

— Les matches, c’est pas le soir qu’on les joue, c’est l’après-midi !… Cela peut vous paraître comme un détail, mais c’est en additionnant les détails qu’on devient un grand club !…

Le soir, on se couchait tôt !

Robert et Nini avaient pris la nouvelle division très au sérieux. Avec le nouveau budget, Robert avait acheté un nouveau seau, des nouvelles éponges et même un manuel de premiers secours. Nini, elle, avait ramené de chez elle quelques éléments de décoration, ainsi qu’un manuel de diététique. C’est que Bone avait invité un diététicien, lequel nous avait donné une petite leçon sur les erreurs qu’il ne fallait pas commettre pour rester en forme. Et quand il expliqua à Gros Louis que la viande rouge, c’était ce qu’il y avait de pire pour les muscles et qu’à trop en consommer on risquait le claquage à répétition, je crois bien qu’il avait cru à la fin du monde. Parce que Gros Louis avait peut-être l’aspect d’une grosse vache, mais celui qui allait ne lui faire bouffer que de l’herbe sans vinaigrette et des pâtes sans sauce à tous les repas n’était pas né. Même en troisième division. Même pour l’honneur.

Le président Gérard et Bone avaient organisé trois matches de préparation.

Les nouveaux avaient tous joué le premier match. Normal, il fallait bien les essayer. On l’avait perdu, mais attention, de peu. Normal, les nouveaux, ils n’avaient pas encore l’habitude de jouer ensemble. Alors, ils jouèrent tous le second match. Justement, pour qu’ils s’habituent. Perdu aussi, mais cette fois, avait analysé notre coach, avec de nets progrès. Les nouveaux commençaient à trouver leurs marques.

Du coup, Bone les fit jouer pour le troisième match.

Nous, on pensait qu’il aurait peut-être pu nous tester un peu. Je parle des six anciens qui faisions banquette depuis le début de la troisième division pour cause de nouvel arrivage : Gros Louis, Kiki, Dédé, Loulou, Jeanjean, et moi, ou, pour être plus précis, A 3, A 4, A 7, A 10, A 15, et A 9. Même rien qu’une mi-temps.

— Ne vous inquiétez pas, nous avait rassurés notre coach, votre heure viendra, la saison est longue… Une fois que l’on aura gagné quelques matches, qu’on sera rassuré, rodé, là, on pourra tourner…

— Vous avez le temps, les enfants, avait rajouté le président Gérard… et puis, franchement, c’est pas la peine d’avoir fait venir tous ces nouveaux, pour ne pas les faire jouer, hein Jacky ?

— De sûr, con !

— De toutes les manières, avait tranché l’entraîneur, on ne change pas une équipe qui est en train de trouver ses marques… pas en troisième division… surtout à une semaine du grand rendez-vous contre le RCTR !…

Au troisième match, la victoire donna raison à Bone.

Le président Gérard était fier :

— Ça, c’est plus que rassurant !… En plus, Messieurs, quel beau match !… je vous félicite…

Du coup, on n’osa pas dire que nous étions un peu déçus de la manière. On avait trouvé que N 10, il n’ouvrait pas beaucoup de ballons et que N 9, il partait un peu trop souvent au ras des avants. Cela avait beau être tactique, on pensait qu’il était un peu dommage de construire une maison de six pièces pour ne rester que dans le couloir.

On n’osa rien dire car tout le monde avait l’air heureux dans le car qui nous ramenait au milieu de notre forêt.

Après tout, c’était peut-être ça la troisième division !

Pour fêter cette victoire, le président Gérard nous invita à l’Auberge Blanche. Heureusement que le diététicien n’était pas invité. Gros Louis avait gobé deux côtes de bœuf et on avait chanté tout le répertoire du parfait rugbyman.

— J’ai bien fait de vous amener à ce match, hier !

La veille, le président Gérard nous avait offert une surprise. Le samedi donc, nous avions assisté à un match qui comptait pour le Championnat de première division. Le président Gérard et Bone tenaient tout particulièrement à nous montrer d’abord, ce qu’était un grand match, et ensuite ce qu’était un grand club. Ça ne pouvait que nous inspirer…

Le grand club qui recevait gagna 6 à 3, grâce à deux pénalités contre une. Aucun essai, pas d’attaque à la main, pas une relance, que du jeu au pied et parfois même des coups de pied et des coups de poing. Au retour, le président Gérard, son conseiller et notre entraîneur semblaient comblés. Quel match ! Quelle lucidité en matière de tactique ! Quel combat d’avants !

— Vous avez vu, cet engagement ?…

Nous, on avait surtout trouvé que le jeu avait été très pauvre, on avait vu une bonne relance à jouer à trois contre un, dans les vingt-deux mètres, quand l’arrière avait finalement tapé en touche.

— Sûrement pas ! avait coupé Bone.

À ce niveau, nous avait-il expliqué, on ne pouvait se permettre de faire n’importe quoi. À 6 à 3 à dix minutes de la fin, on ne relançait pas, on n’avait pas le droit. C’était la règle, en première division.

Les gars s’entraînaient tous les jours. Récupération le lundi, travail physique le mardi… travail technique individuel par ateliers le mercredi, travail collectif le jeudi, et enfin, le vendredi, travail tactique en fonction du match à venir. C’est que cela ne rigolait pas du tout en première division.

— Sans parler de l’organisation, les gars…

En première division, il y avait trois entraîneurs, un pour les avants, un pour les trois-quarts, et un pour la condition physique. Plus un directeur technique et même parfois, dans les grands, grands clubs, un manager coordinateur général.

Nous, on s’était juste demandé, vu le match auquel on avait assisté, comment, avec tout ça, il était possible que le score restât à 6 à 3.

Le premier match écrit en rouge – contre le RCTR – qu’il nous était interdit de perdre à la maison approchait.

— Messieurs, avait rappelé le président, vous savez tous ô combien que ce dimanche qui arrive est un dimanche primordial pour le club… je dirais même pour la ville tout entière…

Bon, il attigeait un peu. Depuis dix ans, on n’avait jamais eu plus de cinquante supporters.

— C’est que dimanche, il y aura du beau monde dans la tribune d’honneur. Alors, je ne vais pas vous parler de rugby, ce n’est pas mon rôle. Je vais plutôt vous parler d’état d’esprit !

Maintenant que nous étions dans l’élite, que nous avions ce privilège, il fallait nous comporter comme des exemples. Finis, les petits débordements !… Fini de chanter notre chanson sur cette salope qui… enfin cette jeune fille négligée à laquelle on conseillait une meilleure hygiène intime… d’abord ce n’était pas spécialement drôle, en plus, à l’Auberge Blanche, il y avait eu des plaintes de la clientèle… Fini aussi d’arriver en guenilles !… blazers cravates obligatoires, on n’avait plus aucune excuse… surtout que, le dimanche, on allait prendre la photo d’équipe, avec le maire, son épouse et les notables de toute la ville !… s’agissait donc d’être présentables !…

— Voilà, maintenant, votre entraîneur a lui aussi quelques petites choses à vous dire en vue du choc de dimanche !

— Bon, moi… je n’aurai qu’un mot d’ordre : gagner !…

Et Bone de discourir à son tour… qu’en troisième division, seule la victoire était belle… que le beau jeu, ce serait pour plus tard… et que si l’on gagnait contre cette grosse écurie quasi semi-professionnelle du RCTR, quelle qu’en fût la manière, on ferait peur d’entrée à toutes les autres équipes de la poule, voire à la troisième division tout entière… mais qu’attention le chemin de la victoire, à ce niveau, passait en priorité par le sérieux. Aussi bien avant que pendant le match. Et même aux entraînements. Lui aussi avait noté quelques débordements impardonnables, les histoires de cul de Kiki à une heure du coup d’envoi, les feintes de passe de Jeanjean à l’arbitre de touche, les gros pets de Gros Louis dans les vestiaires… les loulouzades… tout cela, c’était très rigolo, mais en division d’honneur, pas en troisième division.

— Il faut savoir ce que vous voulez les gars !…

Ce lundi-là, exceptionnellement, afin que tout le monde se préparât à la troisième division, Jean-Louis Bone livra l’équipe qui allait jouer ce match capital. Il n’y eut aucune surprise, on ne changeait pas une équipe qui venait de gagner un match. Gros Louis, Kiki, Dédé, Loulou, Jeanjean et moi jouerions donc avec la réserve, le match de lever de rideau. Pour finir, Bone désigna l’un des nouveaux, le N 9, comme capitaine. Dédé fit la moue, mais comme il ne jouerait pas en première…

— Messieurs, résuma notre président, tout ce que l’on exige de vous, c’est rien que pour l’honneur. Le vôtre et aussi celui du club !… pensez-y !

Partie 3

Comme prévu, le matin du match, on fit les photos d’équipe. Le président Gérard avait réuni tous ceux qui faisaient partie du beau projet de Tous Ensemble pour la Troisième Division. Y avait même le petit caniche de l’épouse du maire. Alors, on fit d’abord une première photo avec tout le monde, puis une photo rien qu’avec le maire pour la mairie, et une autre avec le maire, sa femme et le petit caniche pour leur maison, puis avec le patron de Pantalonnade pour sa boutique et aussi avec le patron de l’Auberge Blanche, pour son restaurant, et enfin, bien sûr la dernière photo avec le patron de Sport Shopping pour son magasin. On la doubla d’ailleurs, car il avait deux magasins.

Ensuite, on alla tous déjeuner dans le nouveau club-house avant de jouer. Enfin nous les joueurs, parce que les autres, les partenaires, ils déjeunaient à l’Auberge Blanche. Les nouveaux s’étaient assis ensemble pour parler du match. Puis ils s’étaient infiltrés chez les anciens qui allaient le jouer pour quelques ultimes conseils. Le silence étant de rigueur, on n’entendait que des chuchotements. Nous, les anciens qui jouions en lever de rideau, avions disparu très vite dans les vestiaires. Excepté Loulou ! Eh oui, des six nouveaux que le président Gérard avait recrutés, N 10 ne jouerait pas. Une légère contracture au dernier entraînement l’avait contraint à renoncer.

Bone dut titulariser Loulou

C’est Loulou qui nous raconta la suite de l’avant-match après la rencontre. C’est qu’on avait voulu savoir ce qu’était un avant-match de la troisième division. Rien n’avait été laissé au hasard. La tactique fut répétée dix fois : on joue devant, on joue chez eux, on les bouscule, on les fait tomber au sol, il fallait de la haine à ce niveau-là… d’ailleurs, il ne fallait pas avoir peur, ils n’étaient pas si impressionnants que cela… Bone en avait croisé quelques-uns dans le couloir… qu’il les avait même trouvés plutôt inquiets… alors, il fallait en profiter, la victoire aurait un retentissement national !…

48 à 3… Pour un baptême, ce fut une extrême-onction ! Les invités du président Gérard, partenaires de Tous Ensemble pour la Troisième Division, ainsi que leurs familles avaient la mine déconfite dans le nouveau club-house. Le président aussi d’ailleurs, et Bone tout autant.

Quant au conseiller en troisième division, il était anéanti. Faut dire aussi qu’on l’avait bel et bien raté, notre rendez-vous avec la troisième division écrit en rouge, qu’il était interdit de perdre !… on l’avait bien loupé, ce match contre des types qu’étaient pas si impressionnants que cela, et même inquiets avant le match !… De mémoire de père Lamerge, invité d’honneur de la nouvelle tribune, le club n’avait jamais reçu pareille leçon. Le président Gérard, son conseiller, l’entraîneur et les nouveaux, pourtant tous experts en troisième division, furent bien embarrassés pour expliquer aux partenaires du projet les raisons d’une telle déculottée.

Nous fûmes nous aussi dans l’embarras, mais pas pour les mêmes raisons. Plutôt pour expliquer à nos familles et amis qu’ils devaient nous attendre à l’extérieur du nouveau club-house. D’abord parce qu’il était rempli à ras bord d’invités et, en plus, parce qu’il fallait un carton pour y accéder. Il était tellement contrarié, le président Gérard, qu’on n’avait pas osé lui dire qu’en dix ans il y avait eu de la place pour tout le monde, dans l’ancien club-house préfabriqué de nos mains. Et qu’il était inutile d’en avoir construit un plus grand, s’il ne pouvait recevoir tout le monde.

Nini et Robert étaient contrariés aussi. Le président avait employé deux jeunes serveurs professionnels en smoking blanc pour le cocktail. En dix ans, personne n’avait osé passer derrière le bar. Ni les amis ni la famille. Même pas l’ancien président.

À l’Auberge Blanche, le maire, son épouse, les notables et tous les partenaires se retrouvèrent assis avec Bone, les nouveaux, le président et son conseiller en troisième division. Ils avaient refait le match. Ainsi, à l’heure du fromage, un miracle se produisit : ce match, il n’était pas si mauvais que cela. D’abord, parce que les autres avaient quand même eu cent pour cent de réussite. Tu parles !… leur buteur avait enquillé dix pénalités sur dix. Trente points à lui tout seul, rien que cela !… Ensuite, on leur avait fait quelques cadeaux… imagine !… toutes ces fautes stupides… qu’avec un peu plus d’attention, un peu plus d’expérience, on n’aurait jamais faites, pardi !… Tiens, comme ce cadeau, à la première minute de jeu, sur cette chandelle, où N 15 et A 14 s’étaient fait des politesses à la réception… je la prends non, non, c’est moi !… et tac, le ballon au milieu, et tac, essai pour eux, entre les poteaux !… Sans compter la déveine de Loulou qui avait raté deux pénalités pas mal placées !… et ce drop de N 9 à deux centimètres des barres !… Et, nom de Dieu, cette loulouzade de notre ailier à la dernière minute qui coûta le dernier essai…

Alors, si on calculait le nouveau score amputé de la réussite de leur buteur, trente points, du cadeau de la première minute, six points, et en le gonflant avec un peu plus de chance pour nous, on arrivait à un score de douze à douze… et là, c’était plus pareil…

— Parce que, assura le président Gérard à tous les partenaires du projet, ce genre d’équipe, je connais !… c’est beau, c’est bien huilé… mais, y suffit d’une bousculade, d’un tout petit doute et c’est fini… y savent plus où y z’habitent !…

Du coup, à l’heure du digestif, le président Gérard, le conseiller, Bone et les nouveaux étaient rassurés. Ce match, cent fois on devait le gagner !… d’ailleurs, au match retour, avec un peu plus d’expérience…

Nous, on trouvait bizarre qu’on eût pu gagner un match qu’on avait perdu 48 à 3… Attention, quand on disait nous, c’était juste pour être collectif, parce qu’avec la réserve, dans le sillon d’un Dédé en pleine forme, nous avions écrasé nos homologues 33 à 6. Nette, propre, sans aucune contestation possible !… Mais en quatre heures de dîner, personne n’avait évoqué notre très belle victoire. Logique, les invités du président ne pouvaient pas connaître le résultat… ils ne savaient même pas qu’il y avait eu un lever de rideau.

Pour la première fois en dix ans, nous n’étions pas allés Chez Serge après un match. Pour la première fois en dix ans, nous n’avions pas chanté. Eh oui, le président Gérard avait prévu un pianiste polonais qui ne connaissait que Chopin. Alors, quand Robert lui demanda s’il savait jouer "Ah, la salope, va laver ton cul malpropre", il la sortit en valse ! Et surtout, mais ce soir-là, personne ne l’avait remarqué, c’était la première fois en dix ans qu’on n’avait pas vu l’Écossais après un match.

C’était pas bien grave, parce que Bone, le président Gérard et les nouveaux, ils ne connaissaient pas l’Écossais. Ce qu’il y avait de plus important, pour eux, c’était de savoir que cette équipe qui leur avait mis presque cinquante points au nom de la troisième division, ils iraient la battre au match retour. Même le conseiller en troisième division en était sûr !

Une question d’honneur

Malheureusement, cet honneur fut encore chahuté. À la fin des matches aller, le bilan avait assommé le président Gérard et sa cour intérieure. Sept matches, sept défaites, trente-cinq points de moyenne encaissés par match, pour six points de marqués. Aussi, au lendemain de la septième défaite, juste avant la trêve, le président Gérard, son conseiller, Jean-Louis Bone et les nouveaux organisèrent une Réunion d’Urgence pour une Réaction Forte, Vive et Immédiate.

C’est là, à force de recherches et de débats, d’analyses et de conclusions, qu’ils trouvèrent enfin le mal. On touchait là un domaine qui n’appartenait qu’aux choses du sport. Rien à voir avec le talent. Ni avec la logique. Nous avions mis le doigt dans un engrenage incontrôlable. Une sorte de virus destructeur, hantise de tous les clubs du monde et de tous les sports : la spirale de la défaite !…

Heureusement, le mal était trouvé à temps. Une chance ! Il fut donc convenu d’un plan que le président Gérard baptisa fièrement : Plan et Méthode de Transformation Urgente de la Spirale. Surtout que la septième défaite fut largement honorable. 12 à 11 contre l’ASVR. Nous, on n’osa pas dire au président qu’il n’y avait rien d’honorable de perdre contre une équipe qui, comme nous, n’avait gagné jusque-là aucun match, dans cette troisième division. On n’osa pas lui dire non plus que ce plan ne concernait pas l’équipe réserve, invaincue depuis le début du Championnat. Et qu’en remplaçant quelques joueurs atteints du virus de la spirale de la défaite par ceux tombés dans la spirale de la victoire, on renouerait peut-être avec le bonheur. On n’osa pas lui dire que la spirale de la défaite nous inquiétait beaucoup moins que son pianiste polonais qui nous empêchait de chanter l’amitié, même après les défaites. Et aussi, qu’il y avait de moins en moins de nos amis qui venaient nous voir jouer, parce qu’ils ne pouvaient même pas entrer dans le club-house après le match. On n’osa pas lui dire, enfin, que personne n’avait plus de nouvelles de l’Écossais, et que ça, c’était bien plus grave que la logique des spirales !

Qu’importait, le président Gérard avait trouvé le mal à temps et son conseiller De Sûr en était sûr :

— Une bonne trêve, les gars et hop, ça va repartir, con !

Bref, l’espoir flottait encore.

Heureusement d’ailleurs, car le premier des matches retour se jouait à l’extérieur, chez ceux qui nous avaient corrigés à la maison, dans ce fameux match qu’on avait perdu 48 à 3, mais qu’on aurait dû gagner rien qu’en réfléchissant, à l’Auberge Blanche.

— On va les surprendre… avait dit Bone.

Pour les surprendre, tout avait été passé au peigne fin. La défense, l’attaque, la tactique. Cette fois, on ne referait pas les mêmes erreurs. Cette fois, on ne ferait aucun cadeau, cette fois, on ne craignait plus rien, plus personne, on avait trouvé le mal, et on avait notre plan. Cette fois, notre victoire aurait un retentissement national. Fallait y croire, pour l’honneur.

62 à 4 !… C’était le plus gros score de la journée, toutes divisions confondues. Comme retentissement national, y avait pas mieux. Dans le bus, tout le monde était abattu. L’équipe avait coulé à pic. Ce match-là, même très tard à l’Auberge Blanche, on n’avait pas failli le gagner. Pas plus que les suivants, parce que N 15 eut beau remplacer N 10, puis A 10 eut beau jouer à la place de N 15, puis N 4 à la place de Dédé, puis faire venir un nouveau demi d’ouverture qui avait joué à Lourdes, puis un autre qui avait joué à Dax, ou remettre Dédé capitaine à la place de N 9, mettre le blazer et la cravate pour impressionner, prendre quelques photos de plus avec les partenaires du projet, provoquer moins de fautes, ne plus offrir de cadeau dans les premières minutes de jeu, avoir un peu plus de réussite, s’entraîner plus pour la forme, s’entraîner moins pour le repos, s’entraîner tous les jours pour faire le plein, ou ne pas s’entraîner du tout pour faire le vide, on perdit tous les matches jusqu’à l’avant-dernier.

Heureusement, il y eut ce dernier match. Et surtout, heureusement, il y eut Loulou ! Loulou et sa lucidité. Loulou et son talent ! Loulou et sa classe !

Figurez-vous que l’ASVR, l’équipe contre laquelle nous n’avions perdu que 12 à 11, avait elle aussi subi la loi impitoyable de la troisième division… treize matches, douze défaites, une seule victoire. Un miracle !… Une opportunité incroyable !… Une victoire avec deux points d’écart, et on évitait la descente. Du coup, l’espérance sortit de sa tombe. Le président Gérard nous rappela qu’après tout l’objectif principal, c’était le maintien !… Il avait déjà planifié la saison prochaine. On pouvait compter sur beaucoup d’autres partenaires, et puis des nouveaux encore plus forts, qui allaient venir d’Angleterre et d’ailleurs… et tout plein de surprises et peut-être même des primes de match… Cela s’était déjà vu, ça, une équipe au bord de la descente une année et championne de France l’année suivante !… Et puis, rien que pour l’honneur du club…

C’est sûrement en cet honneur-là qu’il y avait autant de monde pour ce match de la dernière chance. Les anciens partenaires, les futurs nouveaux, leurs familles, leurs amis, les équipements tout neufs, un nouveau photographe et des nouvelles photos… Y avait même le maire et son épouse. Le soir, une grande réception était prévue pour fêter le maintien.

Heureusement donc, il y eut Loulou et cette dernière minute du match. Jusqu’alors, nous n’étions pas à la noce. Visiblement, eux aussi voulaient éviter la descente. Agressifs, mieux organisés et plutôt en réussite, nos adversaires nous tinrent à distance d’un point tout au long du match. Puis vint cette dernière minute, cette ultime chance. Là, juste en face des poteaux, à quinze mètres !… une pénalité !… immanquable !… le miracle !… N 15 s’approcha, mais Loulou, le Loulou, notre Loulou, concentré, sûr de lui, de son talent, de la réussite qui l’avait accompagné tout au long du match, insista pour la tenter… S’il la passait, on gagnait de deux points et, du coup, c’est l’ASVR qui redescendait en division d’honneur. Loulou prit son temps, modela une belle petite motte de terre, plaça la balle comme il en avait l’habitude, avec la vessie en direction des poteaux, et puis soudain, la surprise !… la tribune d’honneur était debout. Tout le monde croyait rêver. Même les adversaires n’en revenaient pas !… Loulou avait pris son élan dos aux poteaux, dos à l’espoir, dos au maintien… puis, avant même que quiconque pût l’en empêcher, il prit son élan et mit un énorme shoot en direction de cette tribune d’honneur, où les invités du président Gérard pensaient être à l’abri de tout.

Ce dernier fut remercié. C’est que, pour présider, en division d’honneur, il fallait un président qui maîtrisât cette nouvelle division !… L’honneur, c’était autre chose que la troisième division. Le père Lamerge retrouva donc sa place et les nouveaux furent tous mutés. C’est qu’ils n’avaient jamais connu la division d’honneur. La pression serait trop forte !… Robert remit une vieille photo de l’équipe première, et Nini acheta des fleurs qui sentaient la fleur. On perdit le premier match de la saison à cause de la feinte de passe de Jeanjean à l’arbitre de touche. À notre grand bonheur, on vit l’Écossais radiner sa fraise à la fin du match. Et, dans notre club-house, au milieu de la forêt, on lui raconta le fameux coup de pied du dernier match de la dernière chance du projet Tous Ensemble pour la Troisième Division. Il estima que c’était bien la plus belle loulouzade de l’histoire du club.

On vécut ainsi longtemps, en harmonie parfaite.

Rien que pour l’honneur.

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