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200 ans d'histoire (30/52) : comment le rugby divisa une Nation...

  • La tournée des Sud-Africains en Nouvelle-Zélande ne s'est pas passé comme prévu.
    La tournée des Sud-Africains en Nouvelle-Zélande ne s'est pas passé comme prévu. Fabien Agrain-Vedille - Fabien Agrain-Vedille
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Jamais le rugby n’avait été à ce point pris en otage par la politique. La tournée des Sud-Africains en Nouvelle-Zélande donna lieu à une irruption de violence inouïe dans un pays si paisible...

Des policiers casqués, matraques au poing. Des manifestants souvent très jeunes, cheveux au vent prêts à tout pour interrompre les matchs. C’était en 1981, une tournée d’enfer mit le feu à tout un pays. Jamais encore le rugby n’avait été le théâtre d’une telle série de débordements. En 56 jours, la Nouvelle-Zélande fut secouée par 200 manifestations, impliquant 150 000 personnes à 28 endroits. 1 500 d’entre elles furent l’objet de poursuites judiciaires. La cause de cette chienlit ? La venue des Springboks, il faut comprendre qu’une tournée sud-africaine en Nouvelle-Zélande (ou vice versa), c’était un peu le Mondial avant le Mondial. Seules les tournées des Lions avaient un impact comparable.

L’Afrique du Sud vivait sous le régime de l’apartheid, elle avait refusé la présence de joueurs maoris chez les All Blacks en tournée sur son sol, mais les opposants avaient compris que les rendez-vous sportifs étaient la caisse de résonance la plus appropriée aux mesures de Boycott. En 1962, elle avait été exclue des Jeux olympiques. Mais en 1976, les All Blacks avaient accepté de faire une tournée là-bas, elle fut concomitante aux émeutes de Soweto. Par mesure de rétorsion, vingt-deux nations africaines avaient boycotté les Jeux olympiques de Montréal, contre la présence de la Nouvelle-Zélande. Tout ça pour un sport qui n’était même pas au programme des JO. Le 22 juillet, les Springboks jouent leur premier match à Gisborne face à Poverty Bay. Ils sont commandés par le numéro 8 Wynand Claassen (le père d’Antonie, futur international… français). Même si la tournée fait débat, peu imaginent qu’elle va prendre une tournure de… guerre civile. Pour la première fois, opposants et partisans de la tournée se font face, yeux dans les yeux. Murray Ball dessinateur de presse très connu, fils d’un All Black, ancien très bon joueur lui-même, expliqua plus tard qu’il n’avait jamais ressenti autant d’agressivité entre deux factions du même peuple. La ligne de fracture traverse sa propre famille comme l’affaire Dreyfus. Des activistes balancent des bris de glace sur la pelouse la veille du match. Ils seront arrêtés. Mais le match se joue : victoire des Boks 24 à 6. Le 25 juillet, c’est la première déflagration. Le match de Hamilton contre la province de Waikato est carrément annulé. Juste avant le coup d’envoi, trois cents activistes ont envahi la pelouse et se sont liés pour former une mêlée géante. Les policiers mettent une heure à arrêter cinquante personnes. La majorité des spectateurs insultent les manifestants et leur jettent des bouteilles. La confusion est énorme, des bagarres éclatent. Les images font le tour du monde.

L’incendie se propage jusqu’à Wellington, la capitale le 29 juillet. Les Boks jouent à New Plymouth contre Taranaki mais pendant ce temps, une manifestation marche vers le parlement et le consulat d’Afrique du Sud. Pour la première fois de l’histoire la police fait usage de matraques contre des manifestants. On apprit que le gouvernement avait commandé en urgence un arsenal anti émeute à l’étranger (boucliers, casques, bâtons).

Un avion balance un sac de farine

Le 15 août à Christchurch, les All Blacks commandés par Andy Dalton gagnent le premier test 14 à 6. Autour du stade, la tension est telle qu’un policier dira que ce fut un miracle que personne ne trouva la mort. Les "pros tour" balancent des blocs de béton et des bouteilles sur les antis. La police a le sentiment d’avoir cette fois protégé les manifestants. Le second test est du même acabit à Wellington sauf que les Springboks gagnent 24 à 12. 7 000 "antis" ont bloqué les issues qui mènent au stade. Les policiers ont ménagé des corridors pour "infiltrer" ceux qui voulaient voir le match.

Le troisième test à Auckland, le 12 septembre, est une apothéose, plutôt un nadir. Le match est superbe ; 25 à 22 pour les All Blacks. Mais les manifestants redoublent de violence dans les rues adjacentes. Pour la première fois, les médias évoquent la présence de voyous venus spécialement pour se bastonner avec les forces de l’ordre. Pendant le match, c’est le pompon. Un avion Cessna piloté par Marx Jones et Grant Cole survole la pelouse à… 64 reprises et balance des prospectus et des sacs de farine. L’inévitable se produit le pilier Gary Knight prend une de ces bombes improvisées sur la tête et s’écroule, puis se redresse. Au milieu des fumerolles blanchâtres, le match va jusqu’à son terme. L’arrière Alan Hewson passe la pénalité de la gagne.

"Nous avons manqué notre coup puisque le match a continué. Mais nous avons gagné car plus personne n’a joué contre les Springboks jusqu’en 92 et la fin de l’apartheid", expliqua Cole. Les deux furent condamnés à six mois de prison. Ils recroisèrent Knight au procès : "Un gars super gentil. Il a fait comme si de rien n’était."

  • Les matraques de Molesworth street

Les manifestations du 29 juillet de Wellington sont restées dans les mémoires comme « les incidents de Molesworth Street », soirée d’émeutes inédites. 2 000 manifestants marchent vers le consulat d’Afrique du sud et le parlement. La police tente de les arrêter mais la foule continue à avancer. Une première ligne de policiers fait barrage, les agents de la seconde ligne sortent leurs matraques et frappent les manifestants à la tête. C’était le même jour que le mariage du Prince Charles et de Lady Di qui avait retenu beaucoup de Néo-Zélandais devant leur télévision, le Premier ministre Robert Muldoon y assistait. Ben Couch, ministre de l’intérieur était un ancien All Black, Maori dont la carrière avait été entravée par l’Apartheid puisque l’Afrique du Sud refusait la visite des joueurs non blancs sur son sol. Mais il prit ses responsabilités et assuma son devoir jusqu’au bout en faisant le maximum pour que les matchs aient lieu.

  • Une fracture générationnelle

Il est évident que si la tournée avait continué deux ou trois semaines de plus, il y aurait eu des morts. Mais ces 56 jours ont marqué un tournant dans l’Histoire de la Nouvelle-Zélande, bien au-delà du sport. Ils illustrent une ligne de fracture entre deux mondes. Les protestataires étaient des « baby boomers », enfants de la prospérité des trente glorieuses, formés politiquement pendant la guerre du Vietnam,à la contestation des essais nucléaires français. Des gens prêts à remettre en cause l’ordre ancien. Le Premier ministre conservateur Robert Muldoon d’un caractère volontiers rude, incarnait la génération de la crise du 29, de la guerre. Lui et sept de ses ministres avaient combattu. Pour lui, le rugby était une préparation et une métaphore de la guerre. Cette tournée, ce fut aussi la tradition britannique contre la conscience d’une nation pacifique indépendante. Ce fut aussi la remise en cause de l’idée que le pays était celui de la plus harmonieuse cohabitation des races du monde. Les Maoris avaient soutenu les « antis », les 56 jours relancèrent le débat sur leur place. dans la société. Les débordements de cette tournée infernale eurent un impact certain sur les élections suivantes de novembre 1981. La vieille école tenait encore le manche. Robert Muldoon les remporta, un peu comme de Gaulle en 68. Ses adversaires lui reprochèrent d’avoir souhaité les violences pour mieux en profiter.
Il ne faut pas non plus oublier qu’en 1973, une précédente tournée avait été annulée avec le soutien du Premier ministre socialiste, Norman Kirk qui avait dit : « Autoriser une tournée de l’Afrique du Sud conduirait à la pire éruption de violence de l’histoire de notre pays. » L’histoire lui a donné raison. Alors dans l’opposition, Muldoon s’était opposé à cette annulation de 1973, confiant que cette question « était de nature à faire changer un vote ». Et justement, il avait amené son parti à la victoire lors des élections suivantes en 1978. Il défendait l’idée que le sport et la politique ne devaient pas être mêlés. Il estimait que la majorité silencieuse de son pays le suivrait sur ce point. Bel exemple de flair politique confirmé donc en 1981.

  • Mourie s’était abstenu

Avant la tournée, un gros indice avait mis la puce à l’oreille des observateurs, Graham Mourie, capitaine des All Blacks avait décidé de décliner la sélection pour les trois tests… « Bien sûr l’apartheid m’insupportait. Je savais que cette tournée ne serait bonne ni pour le rugby, ni pour la population. Capitaine des Blacks, j’étais le représentant de mon pays, conscient que lors des tournées de 1949 et 1970 chez les Boks, les Sud-Africains avaient interdit la présence des Maoris sous prétexte que les spectateurs les agresseraient », confia-t-il à Libération en 2011. Graham Mourie reprit : « Même si j’étais en phase avec les opposants, je n’ai pas participé aux manifestations, préférant rentrer travailler à la ferme. Je pressentais que des voyous souffleraient sur les braises. Effectivement, des Hells Angels en ont profité pour se battre avec les flics. » Il constate consterné que pour la première fois le rugby divise son pays. « Par mon refus, j’ai l’impression d’avoir apporté une pièce au puzzle, Je sais qu’à Robben Island, l’île prison où fût détenu Mandela, on parle de cette prise de position aux touristes. »

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