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200 ans d'histoire (36/52) : et le rugby devint professionnel

  • 200 ans d'histoire, 36ème numéro.
    200 ans d'histoire, 36ème numéro.
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Réunis à Paris en 1995, les membres de l’International Board décident de faire du rugby un sport professionnel. Une décision historique prise sous la pression des événements.

Ça s’est passé le 26 août au soir à Paris. Un aréopage de vingt-et-une personnes, réunies dans le sous-sol de l’hôtel Ambassador, boulevard Haussmann, rendit caduques les règles réagissant l’amateurisme. 172 ans après le geste de William Webb Ellis, le rugby à XV changeait d’univers. Parmi ces membres du Conseil de l’International Board figuraient deux Français, Bernard Lapasset, président de la FFR, et Marcel Martin. Après des décennies de débats, de querelles, de faux-semblants ou de positions de principes fermement opposées, on pouvait enfin le dire : le rugby était professionnel.

Chaque terme du communiqué final avait été pesé au trébuchet. Le premier enjeu de cette nouvelle ère fut sémantique : "Nous avions fait exprès de ne jamais employer le terme "professionnalisme", nous expliqua ensuite Bernard Lapasset, car nous voulions un nouveau rugby "open", c’est-à-dire adapté à chaque pays." Ce vote historique, Lapasset le préparait depuis deux mois au sein d’une commission spéciale, avec le Gallois Vernon Pugh (décédé en 2003), l’Écossais Fred McLeod et le Néo-Zélandais Rob Fisher. Les quatre hommes avaient sacrifié leur été à réunir des documents, à échanger des lettres, des fax et des e-mails (une autre innovation de l’époque). "Vernon Pugh, juriste de profession, avait tout synthétisé dans un rapport magnifique de clarté."

Les Sudistes le vent en poupe

Ce 26 août, les débats duraient depuis deux jours dans une atmosphère lourde évidemment. Si les vingt-et-un franchissaient le pas, rien ne serait plus comme avant. Lapasset avait ajouté : "Ça restera comme l’un des moments les plus forts de ma vie de dirigeant. Tout le jeu consistait à faire voter les membres à l’unanimité, point par point. En plus, je ne voulais pas de vote secret. Chacun devait s’exprimer à main levée, c’était trop important. Celui qui aurait voté non aurait dû dire pourquoi. Quand je sentais que quelqu’un n’allait pas être d’accord, je m’abstenais de passer au vote et je reprenais le débat."

Autour de la table, on retrouvait toutes les sensibilités, les modernistes effrénés (les Sud-Africains et Australiens), les modernistes plus modérés (les Néo-Zélandais), des Sudistes donc ; puis des conservateurs celtes et argentins et au milieu les Français et les Anglais en position centriste. On sentait chez les Nordistes, une forme de nostalgie. Mais les Sudistes avaient le vent en poupe, à l’image de Louis Luyt, le patron de la fédération sud-africaine. Gonflé par la victoire des Springboks en Coupe du monde et la signature d’un énorme contrat avec Rupert Murdoch, pour les Tri-Series et le Super 12, il pouvait laisser libre cours à son fort tempérament.

Les Européens avaient émis l’idée qu’on paie les joueurs seulement pour le droit à l’image, mais Luyt avait écarté ça d’entrée. Ce serait le professionnalisme pur et dur ou rien. Les Européens et les Irlandais multiplièrent les questions sur les bouleversements qui se profilaient. "J’avais toujours considéré que le vote clé serait celui des Irlandais. Quand j’ai vu que Tom Kiernan et Syd Millar levaient le bras, j’ai compris que c’était gagné", poursuivit Bernard Lapasset.

Mais il faut bien saisir que l’International Board n’avait pas les mains totalement libres. Il était sous la pression des événements. Un magnat des médias australiens, nommé Kerry Packer, avait fait contacter les meilleurs joueurs pour mettre sur pied un circuit professionnel parallèle (lire ci-dessous).

Ferrasse : "Le professionnalisme n’est pas fait pour nous et puis, je n’y crois pas…"

L’IRB devait réagir sous peine de se faire submerger. Les témoins sont frappés par la tête d’enterrement de Pugh, au sortir du salon Molière, la pièce où tout a basculé car cinq mois plus tôt, il avait déjà rédigé un rapport dont les conclusions allaient dans le sens d’une réforme, mais modérée. Ses premières déclarations exprimèrent la résignation : "Dans certains pays, le rugby est déjà professionnel. C’est un fait, une réalité. Il se cachait sous de fausses apparences et ce n’est pas bon. Puis nous voulons éviter à tout prix le gouffre qui allait se creuser entre le Nord et le Sud et enfin, le Board se devait de montrer sa capacité à accompagner l’évolution du rugby." Dans Midi Olympique, l’ancien manitou du rugby français Albert Ferrasse, retraité depuis quatre ans, refuse de se rendre à l’évidence : "Le professionnalisme n’est pas fait pour nous et puis, je n’y crois pas…" On connaît la suite.

L’incroyable offensive de Packer

Kerry Packer était un magnat des médias australiens, grand rival de Rupert Murdoch. Il avait décidé de lancer son propre circuit mondial de rugby professionnel, avec un système de franchises qui se seraient affrontées dans un grand tournoi mondial. Et il avait envoyé ses émissaires contacter les meilleurs joueurs durant le Mondial sudafricain. Pour les Français, l’envoyé s’appelait Eric Blondeau, personnage peu connu dans le monde du rugby. Le 29 mai 1995, il s’était rendu à l’hôtel des Bleus en compagnie de Ross Turnbull, bras droit de Packer. Les deux hommes étaient en bermuda et en tee-shirts pour ne pas attirer l’attention et échapper à la surveillance des journalistes et du manager Guy Laporte. Le 5 juillet, la rumeur disait que 120 joueurs français avaient signé une lettre d’intention, plus seize internationaux anglais, dixsept All Blacks, vingt-deux Springboks et vingt Wallabies. Certaines vedettes s’étaient vues proposer 1,4 million de francs par saison. Beaucoup furent séduits par ce projet à une époque où le Super 12 et la Coupe d’Europe n’existent pas encore.

C’est à ce moment-là que les fédérations décident de réagir. « On ne pouvait pas laisser le rugby international tomber aux mains d’intérêts particuliers. Au moment du premier rapport Pugh, les fédérations conservatrices avaient parlé d’un moratoire d’un an. Mais je voyais bien que l’ancien système était en train de voler en éclats. Attendre un an, c’était bien trop risqué. Il fallait agir », nous expliqua Marcel Martin. L’enjeu est colossal. Mais Rupert Murdoch, le concurrent de Packer venait de lancer son projet de Super Rugby et de Tri-Series. Grâce aux 2,7 milliards de francs qu’il avait promis de verser sur dix ans (500 millions d’euros), les fédérations sudistes peuvent contre-attaquer. Une à une, elles réussirent à convaincre leurs joueurs de rester au bercail, par divers arguments durs ou plus subtils. Mais il faut lâcher de l’argent, entre 1 et 2 millions de francs (150 et 300 000 euros) pour les Springboks, 820 000 pour les Néo-Zélandais. Les Européens suivent le mouvement : 550 000 francs pour les Anglais, « seulement » 310 000 pour les Français. Le coup de poker avait tourné en faveur des fédérations traditionnelles. Il ne restait plus qu’à prendre la décision, sous la pression.

Le leurre d’un leurre

Toute cette histoire est complexe à résumer car elle fonctionna comme des poupées russes avec des leurres de leurres. Packer avait les droits du championnat treiziste australien, Murdoch voulait lancer un championnat concurrent, puis les deux hommes furent opposés sur le XV et puis, brusquement, Packer avertit ses émissaires : « On arrête tout ». Les frères ennemis de 35 ans firent soudain la paix, jusqu’à sabler le champagne ensemble. Le championnat treiziste de Murdoch ne fut pas une franche réussite. Et ce dernier avait compris que Packer laisserait tomber son histoire de rugby professionnel s’il lui laissait le champ libre pour… la diffusion des courses hippiques sur tout le territoire australien. Un marché un peu obscur vu d’Europe, mais d’une profitabilité exceptionnelle. Le « Yalta » est conclu : à Murdoch l’international à Packer les compétitions australo-australiennes. Et le rugby n’avait qu’à se débrouiller avec son nouveau statut pro.

Rappel chiffré

Les joueurs français furent très intéressés par le projet Packer car ils jouaient au plus haut niveau pour pas grand-chose à l’époque. Dans un récit ultérieur Philippe SaintAndré estima à 50 000 francs par an, le montant des défraiements qu’il touchait pour jouer sous le maillot national. Ceci correspond à 7 600 euros environ. Et Packer leur proposait l’équivalent du salaire d’un bon joueur de première division des années 2000 à vue de nez dix ou douze fois plus. Ceci dit, les propositions n’étaient pas toutes équivalentes. On croit savoir que 26 des mondialistes français avaient signé une lettre d’intention (seuls Sella, Benazzi et Benetton n’avaient pas ratifié). Une fois le professionnalisme admis, on a vu que Bernard Lapasset accepta de leur donner 310 000 francs de prime annuelle. soit 47 000 euros environ. « Mais je ne me souviens pas d’un chantage éhonté. Les joueurs ont été très responsables », commenta dix ans plus tard Bernard Lapasset.

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Les commentaires (1)
CasimirLeYeti Il y a 7 mois Le 20/09/2023 à 12:57

Pour nous, les cols bleus, c'était "tripote et mascagne" et pour les cols blancs, c'était "avec le tripot, [à tous les coups,] on gagne"