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200 ans d'histoire (47/52) : Jacques Brunel découvre le jeu en cellules

Par Jérôme Prévôt
  • Jacques Brunel, ancien sélectionneur de l'équipe de France.
    Jacques Brunel, ancien sélectionneur de l'équipe de France.
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La stratégie des blocs, ou des cellules, fut la matrice du Grand Chelem 2002 du XV de France. Elle fut mise au point par Jacques Brunel alors adjoint de Bernard Laporte. Elle reste d’actualité.

"Le jeu des blocs ? Je préfère parler de jeu en cellules !" Ce rugby du XXIe siècle a surgi de l’imagination d’un technicien français nommé Jacques Brunel, un Gersois ancien arrière des années 70, devenu un technicien complet, imaginatif et pointu sur le jeu d’avants.

On ne voit vraiment pas qui pourrait revendiquer le rang de précurseur, même dans l’hémisphère Sud. "J’y pensais depuis mon passage à Colomiers, mais j’ai commencé à vraiment y travailler à Pau", se souvient-il. Derrière ce terme un peu jargonneux se cachait une vraie révolution tactique, une autre façon de concevoir le rugby, une manière de répondre à cette question : que faire après le premier lancement de jeu si l’attaque n’a pas tout de suite perforé le rideau adverse jusqu’à l’essai ? Pour le grand public, la théorie des "blocs" ou les "cellules" est associée au grand chelem 2002 justement peu après l’arrivée de Jacques Brunel aux côtés de Bernard Laporte dans le staff du XV de France. Entre l’été 2001 et janvier 2002, à l’abri des regards indiscrets se forgea un nouveau rugby avec des entraînements particuliers, à course ralentie et parfois sans ballon. Le rugby en cellules fut d’abord une réponse au renforcement généralisé des défenses induites par le professionnalisme. "Oui, beaucoup d’équipes avaient travaillé avec des treizistes, il fallait trouver une parade. À l’époque, les avants et les trois quarts jouaient encore de façon séparée. Je veux dire que quand on attaquait vers la gauche, tous les avants se dirigeaient vers la gauche et ça aboutissait à une concentration des joueurs sur un espace réduit, genre quatorze sur vingt-cinq mètres. Une réalité m’est apparue. Nous n’occupions pas toute la largeur du terrain."

Une problématique a surgi dans l’esprit du technicien. Il fallait rationaliser la course des avants, les joueurs a priori les plus lourds. Mais Jacques Brunel n’a pas tout inventé d’un seul coup : "Au début, à Pau, j’avais divisé le terrain en quatre zones dans le sens de la longueur avec l’ambition d’en occuper au moins trois, mais ça s’est avéré très compliqué. Et puis j’ai eu l’idée de différencier les joueurs, il y avait les lents et les rapides, les troisième ligne. J’ai alors eu l’idée de placer ceux-ci dans les couloirs extérieurs et les "gros" dans l’axe. Le jeu en cellule a vraiment démarré là." On disait aussi que le "jeu à la toulousaine" fondé sur l’adaptation et la lecture était trop énergivore, notamment pour les joueurs du cinq de devant. L’idée générale fut, sur les séquences offensives, de demander aux avants, de se disposer d’une certaine façon sur la largeur du terrain, à un endroit prédéterminé, sans rapport avec les mouvements du ballon. Le but du jeu était de constituer des petits groupes de joueurs sollicités pour franchir eux-mêmes, soutenir les trois quarts ou assurer la conservation du ballon sur les regroupements. Il fallait occuper tout l’espace. Le jeu "en blocs" ou "en cellules" était bâti sur la notion d’anticipation. Depuis ces années 2001-2002, aux paramètres classiques de l’analyse du jeu d’une équipe il fallait ajouter celui de la circulation des joueurs. Plus que jamais notre sport ressembla à un vrai jeu d’échecs. "À partir de là, tout est devenu plus clair, par des courses rationnelles, nous avions réussi à avoir un temps d’avance sur les défenses et nous avons réussi à faire du mal à beaucoup d’entre elles", diagnostique Jacques Brunel, peut-être pas à notre avis, assez célébré pour cette trouvaille historique.

Les avants voulaient savoir quoi faire

Jean-François Beltran fit partie de ces entraîneurs de première division qui comprirent tout de suite les bienfaits de cette nouvelle vision et qui allaient s’en emparer : "Je crois que Jacques a fait un très gros boulot, il est le créateur des cellules. Mais à ce moment-là beaucoup d’avants cherchaient quoi faire après la conquête, pour se rassurer. Les Anglo-Saxons surtout étaient demandeurs d’un schéma ou d’un itinéraire, j’en ai connu dans mes clubs et je leur répondais qu’on allait faire comme dans le conte du Petit Poucet qui semait des cailloux pour montrer le chemin." Pour lui, la première vertu des blocs fut d’assurer la conservation du ballon dans de bonnes conditions. Mais ce passage au jeu en cellules fut aussi un épisode déconcertant pour des joueurs pleins d’énergie à qui l’on demandait de se cantonner à un endroit précis du terrain. Olivier Magne par exemple exprima ce sentiment. Mais le pli était pris, on commença alors à évoquer en rugby des formules chiffrées comme au foot et ses 4-3-3, 4-4-2 ou 3-5-2. Avec le ballon rond, les canevas se déclinent sur le plan vertical. Avec le ballon ovale, les schémas se disposent dans un sens horizontal. En rugby on parlera de 2-2-2-2, de 2-4-2, ou 1-3-3-1. C’est désormais avec ces codes un peu rébarbatifs qu’on reconnaît les vrais spécialistes.

  • Déclic venu d’un coup de pied treiziste

Contrairement à une idée reçue, le jeu en cellules ne vient pas de l’école australienne et du XV de Rod McQueen, champion du monde en 1999. « Non, les Australiens pratiquaient un jeu programmé sur cinq ou six temps de jeu. Une tactique qui peut-être très efficace quand elle est bien exécutée. Mais le but n’était pas le même que celui du jeu en cellules. On ne peut pas dire que nous nous sommes inspirés de ça. Quand nous avons mis au point cette façon de jouer », glisse Jacques Brunel. Il ne cache pas qu’il y a eu un débat entre lui et Beranrd Laporte à son arrivée dans le staff. « Oui Bernard était plutôt enclin à s’inspirer de l’école australienne. Mais une chose l’a fait évoluer. L’affaire des passes au pied latérales vers les troisième ligne positionnés en bout de ligne. J’avais vu ça chez les Treizistes australiens des Brisbane Broncos. Avec des gars de plus d’1,90m comme Magne, Harinordoquy ou Bonnaire, ça pouvait être payant. C’est ça au départ qui nous a conduit à passer eu jeu en cellules. »

  • Une vision encore d’actualité

Le jeu en cellules reste d’actualité plus de vingt ans après sa création. On a même l’impression qu’il en est devenu l’alpha et l’omega, avec évidemment certaines variations. Le premier schéma de Jacques Brunel s’apparentait à un 2-2-2-2. On a coutume de dire qu’aujourd’hui les All Blacks sont des adeptes du 2-4-2 alors que les Français sont assez fidèles au 1-3-3-1. On a même vu des équipes comme le Racing au début des années 2010 pratiquer un « 4-4 » assez énergivore (aujourd’hui abandonné). En fait, le rugby « en cellules » n’a cessé d évoluer en diverses déclinaisons imaginées par les techniciens ou dictées par les circonstances du match ou d’une action. La première des interrogations étant de se demander à quoi devaient servir les avants disposés, soutenir, étayer, faire des leurres ou porter le ballon ? Dans ces colonnes, Christophe Laussucq nous avait expliqué : « Quand on joue dans le sens, l’attaque a généralement un temps d’avance sur la défense. Dans ce cas, les trois-quarts ont la priorité et les avants restent derrière eux. En revanche, sur les retours, les défenses récupèrent leur retard et optent généralement pour des montées très agressives. Dans ces cas-là, les avants doivent se placer en tête des cellules, afin de ne pas subir la pression adverse. Et puis s’ils voient que la défense le leur permet, rien ne les empêche de servir un trois-quarts derrière eux, qui lancera le jeu dans leur dos. » Christophe Laussucq évoque même tel ou tel système en fonction du scénario. Selon lui le 2-4-2 est parfait pour préserver une avance au score en fin de match. Parce qu’il limite les déplacements de joueurs fatigués, et assure un maximum de soutien au centre du terrain pour conserver le ballon. Reste donc aux joueurs de garder suffisamment de lucidité pour s’organiser en conséquence…
Jean-François Beltran explique : « Parmi les dernières nouveautés, je vois cette volonté des équipes de placer après les ballons lents, une cellule de trois avants pour accélérer le jeu passé à une sortie de balle rapide. »
Jacques Brunel lui-même est le premier à observer cette évolution en évoquant notamment un mélange avants-trois-quarts dans les fameuses cellules sorties de son cerveau fertile.

  • L’Irlande passée maître dans cet art

​​​​​​​L’équipe d’Irlande du grand chelem 2023 a été citée en exemple pour sa parfaite maîtrise du jeu en cellules et sa façon de les reprogrammer très vite. L’équipe entraînée par Andy Farrell travaille avec des cellules en losange. La cellule est d’abord formée d’un triangle de trois joueurs avec une pointe qui aura deux soutiens à sa gauche et à sa droite, mais qui pourra aussi faire une passe supplémentaire pour décaler la zone d’affrontement vers l’extérieur ou l’intérieur (plus rare).

On parle de losange, car la cellule fonctionne avec un libéro juste derrière elle (souvent Sexton, mais parfois Ringrose) qui peut recevoir le ballon quand l’équipe choisit de « jouer dans le dos ». Les Irlandais réussissent souvent à placer deux cellules sur la largeur du terrain grand côté, décalée de quinze mètres la première peut servir à jouer dans le dos, la seconde peut attaquer la défense, mais la charnière peut aussi choisir d’écarter au large avec donc… six joueurs en leurre. Jean-François Beltran estime que la dernière « tendance » du jeu en cellules, c’est le mélange avants-trois-quarts et le désir du porteur du ballon de trouver des soutiens avec des courses opposées.

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