Festival Rugbimages : Troisièmes mi-temps d’hier et d’aujourd’hui

Par Rugbyrama
  • Laurent Labit, Vincent Charlot et Claude Spanghero
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Ce débat est né d’une rencontre avec le journaliste Jean-Christophe Colin, à l’automne dernier, qui était en train de préparer un film pour la chaîne L’Equipe TV.

Ironie du sport, il était programmé pour la veille d’Ecosse-France et devait traiter du rugby et la nuit et poser la question : la 3e mi-temps est-elle condamnée dans ce nouveau monde avec rugbymen hyper-professionnels et réseaux sociaux ultra-cafardeurs ? Finalement, le tournage a été interrompu après des premières images filmées à Paris pendant la "Nuit du Rugby" et au "Pousse au crime", haut lieu des nuits rugbystiques de la capitale. Mais, comme le Festival Rugb’images l’avait lui aussi inscrit dans sa programmation, le débat a été maintenu, sans le film, avec un casting de rêve. Ont en effet répondu à notre invitation le journaliste Jean Cormier, l’ami et l’éclaireur des plus grands rugbymen fêtards ; Claude Spanghero, capitaine des virées nocturnes les plus homériques ; Laurent Labit, l’ancien joueur tarnais devenu manager du Racing 92 et de toutes ses stars prises parfois dans les tourments parisiens ; Vincent Charlot, un sociologue universitaire (Toulouse 3) dont les recherches portent sur le rugby professionnel. Enfin, pour animer le débat, (celui qui l’a fait naître) Jean-Christophe Colin a pris le micro et posé les questions :

Qu’est-ce que pour vous la 3e mi-temps ? Est-elle constitutive de ce jeu ? Citez un bon souvenir

Vincent Charlot : Le rugby a donné beaucoup de matière à écrire en sociologie, notamment sur la 3e mi-temps. Cela rejoint l’anthropologie parce que c’est du rituel masculin, même si quelques femmes sont là parfois. Elle est étudiée en tant que rite de passage, de masculinité aussi avec ses excès, alcool ou autres… Elle est également en rapport avec les caractéristiques du jeu, souvent lié à l'image "on se tape dessus et après on boit ensemble". Le rugby pro avec son cosmopolitisme a démontré l’existence d’un socle commun. La culture festive fait partie de tous les rugbys du monde. Même avant le début de la saison, on note des moments festifs pour souder le groupe et créer du lien. Un souvenir ? Je n’ai joué au rugby qu’à la fac. Étudiants et rugbymen, on croyait cumuler les effets en 3e mi-temps mais, un petit matin, en croisant l’équipe première de la Section Paloise et, en découvrant une Dyane (automobile de la marque Citroën) déposée devant la Halle du marché de Pau, on s’est rendu compte qu’il y avait un trait d’union entre notre équipe et l’élite de ce sport.

Claude Spanghero : on a connu l’époque où tous les joueurs d’une équipe étaient du coin. Que ce soit à Narbonne, Toulon ou Béziers, on se connaissait tous ; les proches venaient aux matches et, après, on était invités dans les familles. Après les matches, on était tous ensemble. Les jeunes qui arrivaient étaient pris en charge par les anciens ; on les formait et, traditionnellement, le jeune qui débutait son premier match en première était désigné capitaine de l’équipe…. C’est un rite de formation qui a existé dans tous les clubs. Quand on jouait à l’extérieur, au retour, le bus s’arrêtait chez nous, à la campagne (Bram, dans l’Aude). On prenait un apéro solide et on servait des plats à manger. Ça servait à se connaître et après, quand ils ont bu quatre canons, les gens parlent plus facilement. J’ai été capitaine pendant dix ans à Narbonne et dès qu’un joueur avait des soucis, je lui faisais boire du whisky et après je lui parlais de lui, de sa famille... Et le gars se mettait à parler… A 3 heures du matin, le bus repartait, parce que je bossais à quatre heures et que j’avais une demi-heure de route, il fallait que je sois prêt. Ça nous arrivait aussi de partir à minuit de Montchanin avec 8 heures de route derrière. Ça resserrait les gars, on refaisait le monde. Comme souvenir, je vais vous confier une anecdote que je vous demande de ne raconter à personne. C’était la veille du match France-Angleterre à Colombes, en 1972. On était logés à Rueil-Malmaison et Jean Cormier m’appelle pour me demander de le rejoindre à Paris. Je fais le mur et je le retrouve rue Princesse. On va chez Castel, on tombe sur l’équipe de Basket de Villeurbanne, après on va chez Tony et en face, parce que c’est des copains aussi. Bref, il est 8h30, le matin du match quand je rentre à Rueil. Je suis en tenue, avec la veste de l’équipe de France et je croise Michel Celaya (l’entraîneur) qui me dit qu’il me trouve bien matinal. Je lui réponds que les jours de grands matches, j’aime me lever tôt et je file dans ma chambre où je demande à Jean Sillères (ailier) de me réveiller à 10h30. Après, j’ai été élu homme du match. On avait marqué six essais aux Anglais, pour leur plus grosse défaite en France (37-12).

Jean Cormier : je voudrais préciser deux choses. 1) C’est Denis Lalanne (journaliste à L’Equipe), mon grand frère, qui a inventé ce terme de 3e mi-temps. L’autre c’est que si je dois faire un classement des meilleurs joueurs de 3e mi-temps, mon frère Claude(Spanghero) est sur la plus haute marche du podium.

Qui complète ce podium ?

Jean Cormier : là, c’est plus difficile. Gérald Martinez devrait en faire partie. Pierre Chadebech aussi. Mais il y a les Irlandais : Duggan, Slattery, Kennedy… Ils me font penser à cette anecdote. Ils sont tellement contents d’aller défier les Anglais à Twickenham qu’ils font la fête toute la nuit dans Londres. Et, à la première mêlée du match, toute la première ligne irlandaise vomit sur la première ligne anglaise. Et les Irlandais embrouillent le match et finissent par le gagner. Mes petites histoires sont démultipliées à l’infini. Je vais écrire un livre avec du plaisir, du bonheur et de la tristesse… Je n’ai pas eu de limite mais je ne sais pas si je peux tout raconter

Christian Labit : la 3e mi-temps était essentielle dans notre sport ; j’ai commencé à Revel en amateur. Aujourd’hui ç’a évolué. Tout le monde la voit après la victoire mais elle a aussi de l’intérêt, sinon plus, après la défaite. Parce qu’il faut se retrouver. J’ai une grande nostalgie pour les moments de partage qu’elle représentait. Pas seulement entre joueurs, mais aussi avec les familles, les supporteurs... On n’était pas soumis, comme aujourd’hui, aux visites de partenaires après le match. On avait des échanges avec les journalistes, ils avaient le temps de rendre leur papier le lendemain ; ils passaient la soirée avec nous ; il y avait les arbitres aussi. On refaisait les matches avec toutes les composantes du rugby. Quand on jouait à l’extérieur, on s’arrêtait à Noé et il y avait 15 bus garés devant le restaurant avec des équipes de fédérale, de tous les niveaux. Et là encore, on échangeait. Maintenant, on prend l’avion le matin du match, on rentre directement après ; il n’y a plus les mêmes échanges. On travaillait. En semaine, on allait au boulot et on se voyait très peu entre équipiers. Là, on se voit tous les jours, les joueurs dînent ensemble dans la semaine avec les femmes. Aujourd’hui, on voit bien que toutes les composantes sont très dissociées et se regardent en chiens de faïence. Avant, journalistes, joueurs, arbitres, dirigeants, on vivait main dans la main.

Finalement, la fonction de la 3e mi-temps n’était-elle pas le temps de la découverte du partenaire comme de l’adversaire ?

Vincent Charlot : autrefois, l’équipe de rugby représentait un territoire qu’il fallait défendre. On était les enfants du village et on n’envisageait pas de le quitter. Il y avait un esprit de corps. Il n’y avait pas non plus énormément de choix d’activité. Aujourd’hui, les rugbymen professionnels sont une corporation ; les joueurs se connaissent, changent de clubs. Ils ne découvrent plus. La Coupe d’Europe, c’était l’expédition, dans les années 1990. Aujourd’hui, à 30 ans, ils connaissent presque toutes les terres du rugby. Ils ne découvrent plus. Au niveau du rugby des villages aussi, la mondialisation a fait son effet. Il y a de la mobilité dans toute la société.

Claude, pour vous il n’y avait pas de copain pendant les deux premières mi-temps mais vous n’aviez que des amis pour la 3e…

Claude Spanghero : quand on allait à Toulon, c’était dur. Il n’y avait que de chandelles et gare à ceux qui osaient les cueillir. Quand on allait à Montceau ou au Creusot, on ne gagnait pas là-bas. C’était un rugby de tranchée. Ce qu’il y a de grave, c’est qu’à cause du manque de 3e mi-temps, c’est l’esprit qui n’y est plus. Je vais vous raconter une anecdote que j’ai vécue avec mon ami Ken Kennedy, le talonneur irlandais. En 1972, l’Irlande n’a pas participé au Tournoi à cause de la guerre. La fédération irlandaise a donc demandé à la FFR d’organiser deux matches aller-retour pour compenser la perte de recettes. Le match aller s’est joué à Toulouse avec une sélection du coin. Aux deux premières mêlées, Ken nous grappille le ballon. Je lui dis "Ken, arrête de faire le con !". A la troisième, il essaye encore et je lui en mets une. Il est tombé sur le séant. Le soir, je lui ai fait visiter toutes les boîtes de Toulouse et on est rentrés ensemble au petit matin. Pour le match retour, en Irlande, c’était l’équipe de France. A cinq minutes de la fin, je suis coincé sur la touche, me retourne, passe la balle et me retrouve sur le dos. Et là, je vois arriver une chaussure sur la poire : Ken ! Il m’a souri et m’a dit : "on est quitte". J’ai eu des points de suture et failli ne pas jouer la demi-finale du championnat. C’est ça les Irlandais…

Comment a évolué 3e mi-temps ?

Jean Cormier : j’étais l’instigateur des mauvais coups. Je draguais les filles, enfin je ne draguais pas vraiment. Les filles étaient là, avec nous. C’était 1968, jamais très loin de l’année suivante. Tout était prêt pour le festif. J’ai baptisé la rue Princesse rue de la Soif et les autres adjacentes la vallée de la Soif. L’évolution vient aussi du fait que dans ce petit carré Saint-Sulpice, devenu pré carré du rugby, des anciens joueurs ont acheté des bistrots. Et maintenant, les équipes de rugby qui viennent faire la fête dans ce quartier sont protégées ; il y a un socle, une omerta. Si on savait à l’extérieur ce qui se passe au Pousse au crime… La 3e mi-temps est devenue plus planquée pour les joueurs pro, mais on parle de quoi ? Un millier de personnes. Tous les autres continuent comme avant. Le petit Camille Lopez parle toujours de Mauléon, où on fait la fête. Notre conversation sur les professionnels est intéressante mais n’oubliez pas qu’il y a deux rugbys : celui de l’élite et celui de la multitude qui n’a pas changé. Dans les villages, on se protège. On garde les adversaires pour dormir; ils ne rentrent pas bourrés.

En 1995, le rugby devient pro et la 3e mi-temps va être forcément impactée. Toutefois, on a l’impression qu’elle résiste même chez les plus grands et malgré la crainte des médias sociaux…

Laurent Labit : elle reste fondamentale. Mais il faut être aujourd’hui plus raisonnable, parce qu’on est plus suivis, plus contrôlés. On est à Paris où certaines affaires qui nous ont touchés récemment, ne seraient pas sorties à Castres ou à Montauban. On est donc obligés de prendre tout ça en compte. Les joueurs sont très bien préparés, il y a beaucoup d’impacts, des chocs très durs. Attention, le rugby était peut-être plus dangereux (mauvais coup, pas de vidéo) autrefois, mais l’envie d’aller voir l’adversaire, de boire un coup avec lui après les matches, persiste. Parce que ça fait vraiment partie de ce jeu. Cette saison, Lyon avait gagné chez nous et ils étaient restés sur Paris. On se connaît bien, les joueurs, les staffs. On est tous issus de la base, de clubs où la 3e mi-temps nous a formés. Et je voudrais souligner aussi que, même pour les matches à enjeu, il n’y a pas de grillages dans les tribunes pour séparer les supporteurs des deux équipes ; eux aussi font leur trois mi-temps ensemble.

Laurent Labit, Vincent Charlot et Claude Spanghero
Laurent Labit, Vincent Charlot et Claude Spanghero

Mais, maintenant, vous devez être obligés de choisir vos moments.. ?

Laurent Labit : les joueurs aujourd’hui sont mieux préparés, ils récupèrent mieux des soirées. Le lendemain ils ont les bains, la cryothérapie, les ostéo, les massages, la journée de repos. Nous, on allait au boulot le lendemain matin. En revanche, les enjeux sont devenus différents. Les joueurs portent des marques et ils doivent éviter tout ce qui peut nuire à leur image. Donc ils se font rappeler à l’ordre. On a mis en place système de contrôle, notamment vis-à-vis des réseaux sociaux. Aujourd’hui, un joueur qui sort la veille d’un match ne peut pas passer inaperçu et, imaginez la réaction des gens si ça se savait. Il y a un jugement moral maintenant.

Comment ça se passe au Racing ? Est-ce que le staff donne son autorisation pour les sorties nocturnes ?

Laurent Labit : on a plusieurs formes de management, suivant la période où on est. Par exemple, même si on a gagné un match très important à Lyon dimanche dernier, on a un quart de finale de Coupe d’Europe à jouer dimanche à Clermont, donc, dès la fin du match, au vestiaire, c’est interdiction de sortir ou de faire n’importe quoi. Autrement, on discute avec les leaders, nos relais dans l’équipe. Ils organisent beaucoup d’événements conviviaux dans la semaine. On les laisse aussi seuls juges de la soirée en respectant l’image du club et de ses partenaires.

Claude, j’ose à peine vous demander si un entraîneur vous a interdit de sortir. Et, si oui, dans quel cimetière peut-on le trouver ?

Claude Spanghero : s’il avait fait ça, il ne serait plus entraîneur. Mais à l’époque, on avait quand même conscience de représenter Narbonne ou l’équipe de France. A Narbonne, on était cinq ou six joueurs à gagner de l’argent, les jeunes ne touchaient que les primes. Mais quand on partait en 3e mi-temps, les petits ne mettaient jamais la main à la poche. On leur payait tout et on leur apprenait. En soirée, ils pouvaient me parler, s’ils avaient besoin de quelque chose, d’une voiture ou autre. J’en parlais au président et le jeune avait une Simca 1000. Ça se passait comme ça. Si je suis resté dix ans capitaine à Narbonne, c’est que je n’étais pas le roi des couillons.

Cela veut dire qu’il y avait une responsabilité collective de l’équipe sur la 3e mi-temps. Aujourd’hui, on a l’impression que les joueurs s’éparpillent, comme on l’a vu récemment avec l’équipe de France à Edimbourg…

Claude Spanghero : je me souviens d’un match à Bordeaux, où je demande à l’entraîneur de sortir la veille du match mais je dis aux gars qu’on rentre à minuit. C’est ce qu’on a fait, sauf deux qui sont arrivés avec demi-heure de retard. Je leur ai dit qu’ils ne joueraient pas et on a gagné sans eux. Je pense que les joueurs étaient plus murs et responsables avant.

Jean Cormier : le rugby évolue avec le temps. Un Guirado qui est un type charmant, posé, qui parle anglais. Parfait mais il n’y a plus de spontanéité qui faisait le rassembleur, celui qui pouvait dire merde à l’entraîneur, qui payait des grosses fêtes… Il est évident que ces gens-là, les frères Spanghero, Dauga et autres… auraient leur place dans le rugby d’aujourd’hui, parce que c’étaient des athlètes mais je voudrais voir comment ça se passerait avec l’entraîneur.

Vincent Charlot : ce qui a changé, c’est que le marché est devenu concurrentiel. En permanence, la performance est mesurée, pesée. L’évaluation individuelle est permanente. Avec, en plus, la concurrence étrangère. Les joueurs sont donc contraints à gérer leur propre carrière et la vraie difficulté du rôle de manager c’est de concilier les projets. Le sens de l’engagement dans une équipe de rugby pro peut être très variable : un tremplin pour certains, un passage pour d’autres. Certains s’économisent en championnat pour briller en Coupe d’Europe... On regrette que ça se "footballise". Moi, j’ai tendance à dire que c’est normal. Quand un marché s’économise beaucoup, avec le salaire du rugbyman, même s’il reste loin du footballeur, qui est un de ceux qui a le plus progressé ces vingt dernières années, avec la France qui est un l’Eldorado, les joueurs sont dans des logiques individuelles. Plus je vais faire de feuilles de match, mieux c’est et si le collègue sort et est pris avec de l’alcool au volant, ça peut être un concurrent de moins. Ce n’est pas facile à accepter pour les amoureux du rugby mais ça fait partie de la réalité des groupes aujourd’hui. Donc la 3e mi-temps existe toujours mais elle est encadrée ; on décide quand et comment…

Laurent Labit : c’est exactement ça. Le rugby est devenu un sport collectif pratiqué par des individualistes. Notre travail est de les faire travailler dans le même sens. Il y a effectivement des difficultés parce que les intérêts de certains ne se confondent pas avec ceux de l’équipe. On parle de l’apport des étrangers, notamment Néo-Zélandais. Pour eux, leur concurrent est dans le club adverse. Alors que pour un Français celui qui joue au même poste que lui dans son club est déjà un concurrent. Alors, il va difficilement travailler et partager avec lui. Les Néo-Zélandais ont la culture de la transmission et du partage. Quand j’ai débuté à Castres, les joueurs qui jouaient derrière avec moi étaient tous de la région et il y avait la notion de leader. On ne les cherche pas seulement en équipe de France, aussi en club. C’est un problème générationnel. Les pros d’aujourd’hui n’ont pas connu monde du travail, ils sont moins responsabilisés. En 1993, quand on gagne le Bouclier avec Castres, on fait la fête à Paris et l’entraîneur annonce que les remplaçants et les hors groupe vont jouer la finale du challenge du-Manoir, le week-end suivant, à Agen, contre Toulouse. Gary Whetton s’est levé pour dire qu’il n’était pas et que, si on voulait gagner, il fallait garder la même équipe. Aujourd’hui, c’est inconcevable. J’adore les mecs qui rentrent dans mon bureau pour manifester leur désaccord ; ça me fait réfléchir et progresser. Si je n’ai que des béni oui oui , je vais finir par croire que je suis le meilleur entraîneur du monde, mais ce n’est pas comme ça que ça marche. On manque de gars capables de taper du poing sur la table. On a plein de joueurs pétris de talent mais qui ne seront pas des tauliers.

Comment expliquez-vous les dérives de la 3e mi-temps qui ont émaillé la chronique ces derniers temps ?

Vincent Charlot : il y a le regard beaucoup moins bienveillant de la société. Ce qui a changé aussi la tolérance, c’est la publicisation des salaires. L’amateurisme marron n’attirait pas l’attention. Avant, on était tolérant parce qu’ils étaient amateurs. Le jugement moral du comportement des joueurs a été attisé par leur professionnalisation. Avant, on les voyait comme des surhommes capables de jouer, de se coucher tard et d’aller au boulot le lendemain. Aujourd’hui, on reprochera à un pro qui sort d’outrepasser ses droits. Après, on a tous une caméra sur nous, le moindre faux-pas peut être sur internet, en une minute. On est jugé socialement avant d’avoir fait une bêtise. On a eu Byron Kelleher en formation à la fac ; il n’y venait pas régulièrement mais, le lendemain de son altercation avec un boxeur dans un bar toulousain, il est venu. Il avait l’œil abîmé et on lui a demandé pourquoi. Mais toute la fac, comme la ville était déjà au courant. On lui a conseillé de présenter des excuses et c’est ce qu’il a fait. Mais ç’a été le début de sa fin à Toulouse. A Pau, je parle beaucoup avec Slade et Smith de la maison "All Blacks". Ils me racontent que cela tient autant de la tradition que, maintenant, de la marque et qu’ils doivent en respecter les codes. D’où cette conférence de presse d’Aaron Smith en pleurs pour s’excuser d’avoir été surpris dans les toilettes d’un aéroport en galante compagnie. Autrefois, ça aurait fait sourire qu’un joueur fasse ça ; aujourd’hui on ne le tolère plus.

Claude Spanghero : je ne me souviens pas d’un joueur de Narbonne ou de l’équipe de France se batte dans une boîte de nuit. Quelques accrochages, peut-être, mais rien de grave. Bien sûr que le rugby a couvert des affaires mais nous n’étions pas dans une situation de non droit. On veillait au grain ; il m’est arrivé de dire à Jean Castel de ne pas laisser entrer dans sa boîte un joueur de l’équipe de France parce que je savais qu’il allait créer des problèmes…

Comment l’institution Racing est-elle amenée à gérer ce genre de problèmes ?

Laurent Labit : difficilement. L’an dernier, on a été bien gâtés à ce niveau-là. Surtout que c’est tombé à une période où on n’avait pas trop de résultats. Donc, en tant qu’entraîneur, j’ai entendu le double reproche : tu ne tiens pas les joueurs sur le terrain ni en dehors. Tu te retrouves en première ligne. Après, c’est vécu différemment suivant les joueurs sur lesquels ça tombe. Bien sûr, c’est normal que la société n’accepte pas tout. Mais, sur Paris, il y a des caméras et des flics partout. Certains sont commissionnés avec les journaux people pour qu’ils les avertissent dès qu’ils attrapent une star. C’est ce qui s’est passé avec Dan Carter. Tu n’as pas le temps de réagir que c’est déjà sorti sur le site du journal. Dan partait en vacances. Il était sur Paris pour une réception avec un de ses partenaires. Il a du boire trois verres puisqu’il a été pris à 0,8g, je crois. Il rentrait chez lui et devait prendre son avion pour la Nouvelle-Zélande le lendemain. Il se fait contrôler pour la vitesse sur les Champs-Elysées. Il n’avait pas de papiers, un des flics l’a reconnu et c’est là que ça s’est aggravé. Ils l’ont fait souffler et tout ce qu’il y a eu derrière… ç’a été dramatique pour lui. Quand tu es All Black, tu représentes l’institution. On n’imaginait pas l’impact négatif que ça allait prendre dans son pays. Voilà ce qui s’est passé. Et puis, après les histoires réelles, il y a celles qui sont montées. Ça nous est arrivé en début de saison avec deux piliers, à la sortie d’une boîte où ils avaient fêté l’anniversaire d’une copine. Sur le trottoir, ils se chambrent sur la façon de plaquer et il y en a un qui plaque l’autre. Ils finissent dans la station de Vélib, ils rigolent et là, passe une voiture de la BAC. En voyant ces deux sangliers dans les Vélib, les policiers croient à une bagarre et ils les interpellent. Comme ce sont des îliens, qu’ils ne parlent pas , ils finissent au poste et dans les journaux, alors qu’ils s’amusaient. Des trucs comme ça, il y a vingt ans, il y en avait après tous les matches, mais personne n’en parlait. Mais quand tu es impacté par ça au club ; c’est difficile. Le président était à cran parce que le préfet lui a écrit. Or il était en attente de l’autorisation d’ouverture de l’Arena par la préfecture. Donc, il a fallu s’excuser auprès du préfet.

Malgré cela, vous continuez à autoriser les sorties à vos joueurs…

Laurent Labit : oui pour tout ce qu’on a déjà dit. Même si on est les premiers à dire que ce ne sont pas les 3e mi-temps qui font les victoires mais les victoires qui font les 3e mi-temps, il y a des soirs de défaites où il est important de se retrouver. Encore plus aujourd’hui où il serait tellement facile de s’éparpiller dans l’anonymat de Paris. Mais on en revient à la responsabilisation du groupe et à la confiance qu’on accorde aux leaders.

La 3e mi-temps servait de traitement psychologique de masse, ne va-t-on pas aujourd’hui, comme en football, vers des traitements psychologiques individuels ?

Vincent Charlot : ce n’est pas pour défendre à tout prix les joueurs de rugby, mais ils subissent en permanence des injonctions paradoxales. On les éduque en centre formation à la rigueur diététique et, en même temps, on les somme de ne pas devenir comme les footballeurs. Les journalistes se plaignent aussi de ces joueurs au discours plat, qui font du média training. On leur demande ça et on leur rabâche qu’avant c’était mieux. Donc ils ont envie de rappeler qu’ils sont joueurs de rugby, qu’ils n’ont pas oublié leur petit club et donc ils s’autorisent la 3e mi-temps. Je vois ça comme une manière de montrer que le rugby reste le rugby. Les jeunes sont élevés dans ce paradoxe.

Laurent, avec votre groupe très cosmopolite, la 3e mi-temps n’est-elle pas aussi l’occasion de découvrir d’autres cultures ? Autrefois, elle mélangeait les couches sociales, aujourd’hui les continents ?

Laurent Labit : tout à fait. Avant, on était sur l’appartenance ; très peu de joueurs venaient de très loin. Aujourd’hui, on a les Argentins qui sont un peu nos cousins. Mais les Anglo-Saxons, les Iliens, les Géorgiens ou les Néo-Zélandais n’ont pas les mêmes traditions que nous. Des fois, c’est ça qui pose problème sur des soirées et, comme nous ne sommes pas avec eux, c’est là que nous avons besoin des leaders pour les contrôler. Parce que quand on nous appelle, c’est souvent trop tard. Ce qui manque c’est les leaders. Très peu de joueurs sont capables de dire à Tameifuna de ne pas rentrer dans un bar parce que ça va mal se passer.

Abordons la place des femmes de joueurs dans la 3e mi-temps. On a l’impression qu’elles sont plus présentes qu’avant…

Laurent Labit : c’est vrai. Elles les accompagnent beaucoup. Le statut des femmes de joueurs a changé. Il y en a très peu qui travaillent aujourd’hui. Elles vivent derrière leur mari. Pour certains, c’est une forme de pression supplémentaire à la maison, parce que dès que le joueur commence à moins jouer, sa valeur baisse. Ça nous est arrivé de nous faire alpaguer par une femme à la sortie d’un match pour savoir pourquoi son mari n’avait pas joué. Heureusement, il y en a aussi qui aident leurs maris et ça fait aussi partie de notre travail de s’appuyer sur elles pour que l’ambiance du groupe soit la meilleure possible.

Il y a eu récemment des affaires de viol, ou d’agression sexuelle, impliquant des rugbymen en 3e mi-temps. Est-ce nouveau ?

Jean Cormier : dès qu’un joueur de l’équipe de France a un pet de travers, ça se sait. Peut-être qu’à Edimbourg, certains joueurs se sont un peu trop rapprochés d’une fille mais elle n’a jamais dit qu’elle avait été violée.

Au-delà de cette seule affaire, il y en a eu d’autres. Et on sait que des hommes ensemble peuvent abuser. Médiatisés, starisés, les rugbymen sont-ils préparés à ce qui les guette la nuit ?

Vincent Charlot : pour un joueur starisé, même localement, la vie est relativement simple. Sa vie nocturne et sa vie affective peuvent s’intensifier très facilement. Après, il y a une éducation là-dessus. Les joueurs sont tous passés par des centres de formation où ce travail est fait. On les met aussi en garde vis-à-vis de leur entourage afin d’écarter des agents véreux ou autres… Après, les dynamiques d’un groupe alcoolisé, que vous soyez rugbyman ou plombier… les fins de séminaires alcoolisées de cadres supérieurs au fond d’une discothèque, ça n’est pas mieux. La différence, pour les rugbymen, c’est qu’ils passent à la télé. Ils sont donc reconnus et peuvent attirer les convoitises. Je ne veux pas dédouaner les rugbymen mais les groupies intéressées, ça peut leur arriver et ils doivent s’en prémunir.

Laurent, avez-vous au Racing une action de prévention dans ce domaine ?

Laurent Labit : bien sûr. Obligatoirement chez les jeunes, dans leur formation. Et même sur les joueurs professionnels. Avec la médiatisation et la publicité de leurs salaires, les joueurs peuvent devenir des proies pour certains, comme c’est arrivé dans le foot il y a quelques années. On côtoie des footballeurs ; ils privatisent les endroits où ils font leurs soirées. Mais je voudrais rajouter que c’est bien que les joueurs ne soient pas protégés parce qu’ils sont joueurs de rugby. S’ils se sont rendus coupables de faits répréhensibles, ils doivent être sanctionnés comme tout un chacun.

Ce qu’on aime dans le rugby, c’est la proximité avec les joueurs. Va-t-on la perdre ?

Laurent Labit : ça marche dans les deux sens. Pour la soirée d’Edimbourg, je ne parle pas de ce qui s’est passé avec la fille, on a un joueur du Racing qui a été pris en photo avec des supporteurs avec qui il parlait dans un bar. Et la photo a été envoyée sur les réseaux sociaux avec ce commentaire : "non seulement ils ne sont pas bons mais ils se saoulent". Forcément, le joueur va mal réagir. Les mentalités ont changé. Pour nous, c’était un luxe de retrouver les supporteurs, les journalistes, les arbitres. A la fin de la soirée, on avait bu, rigolé mais, surtout, ça nous avait enrichis. Maintenant, tu dois faire attention à tout. L’image, c’est terrible.

Est-ce que l’entraîneur doit participer à la 3e ?

Laurent Labit : dans ma carrière, j’ai connu des entraîneurs qui savaient très bien se servir de la 3e mi-temps, pour aller chercher certains joueurs, les provoquer aussi ou les découvrir. Aujourd’hui, c’est difficile. Y être au début oui, mais on se retire vite pour laisser les joueurs entre eux. C’est notre façon de fonctionner. Ça nous permet aussi d’éviter des situations embarrassantes. Les intérêts sont devenus tellement importants que, forcément, dans la soirée on risque d’être accroché par un joueur qui ne joue pas et dire alors des choses impossibles à rattraper.

Jean Cormier : je pense à Jacques Fouroux. C’était un capitaine de guerre sur le terrain mais, devenu entraîneur, il a été extraordinaire pour son groupe d’hommes. Il aimait ses mecs à en crever et il préparait dans la 3e mi-temps les deux du match suivant.

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