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Lombard : « Si un joueur ne veut faire que du rugby, il ne viendra pas au Stade français »

  • Thomas Lombard, directeur général du Stade français
    Thomas Lombard, directeur général du Stade français Icon Sport - Icon Sport
Publié le Mis à jour
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Avant de prendre ses fonctions en novembre dernier, Thomas Lombard, alors consultant pour Canal+, avait réalisé un documentaire intitulé : « Rugby, la mauvaise éducation ». Dans la droite lignée de sa réflexion, il a décidé de repenser le modèle du club de la capitale et avance des propositions afin de conduire les joueurs à mener de front un double projet. Une décision qui s'est imposée avec encore plus de force en raison de la crise actuelle liée à l'épidémie de covid-19.

Comment le Stade français traverse-t-il cette crise ?

Il la vit tant bien que mal même si certains jugent que grâce au Docteur Wild le club est plus à l’abri que d’autres. C’est une manière de voir les choses. Après, quand on traverse une tempête, mieux vaut avoir un équipage et ne pas être seul sur son bateau. Or, il est, pour l’instant, seul sur son bateau. Certes, son bateau est solide, j’en conviens, mais ce n’est pas si simple. Il a déjà donné beaucoup pour le club et n’a pas reçu grand-chose en retour. La complexité de cette crise et les perspectives ne sont pas de nature à le rassurer. Néanmoins, il est opiniâtre et a envie de réussir avec le Stade français.

Comment a-t-il réagi vis-à-vis des joueurs ?

Son point de vue est simple : il y a un effort de crise à faire. Mais surtout, nous concernant, un effort plus général en raison de nos contre-performances. Et même si la deuxième partie de saison est satisfaisante, factuellement, nous avons terminé derniers. Je sais que ça fait plaisir à certains de dire que le Stade français a été sauvé sur tapis vert. Mais je sais aussi que mes joueurs sont des compétiteurs et vont se servir de ça pour rebondir. Il nous faudra avoir des actes plus fondateurs, plus réguliers, plus engageants car le Stade français vaut mieux que ça. Sur le plan financier, une solidarité active des joueurs doit voir le jour.

Quelles sont les difficultés rencontrées justement vis-à-vis de cette baisse des salaires ?

Il n’y a pas de difficulté, il y a simplement des profils de joueurs différents. Des joueurs qui ne sont pas issus du même tissu social, qui n’ont pas la même chance que d’autres. D’autres ont derrière eux des carrières un peu plus longues, qui ont eu le temps de préparer leur avenir. D’autres encore qui ont vécu à deux cents à l’heure, qui ne se sont concentrés que sur le rugby et qui n’ont rien aujourd’hui. Et puis, il y a les joueurs avec une culture différente qui ont cette option d’un retour dans leur pays d’origine, qui n’ont pas forcément d’attachement, ni de capacité à faire de gros sacrifices. Maintenant, nous ne sommes pas rentrés dans une discussion de gré à gré. Nous avons simplement fait une présentation de la situation qui est très mauvaise et nous avons demandé aux joueurs de revenir vers nous avec une proposition. C’est aux joueurs de témoigner de leur capacité d’engagement et de sacrifices pour le club.

Pourquoi certains joueurs sont-ils plus réceptifs que d’autres à cette demande ?

Les joueurs ont des engagements financiers, revenir dessus c’est difficile et source d’inquiétude. Surtout lorsqu’ils ont signé leur contrat, ils n’ont pas mis un revolver sur la tempe de qui que ce soit. Néanmoins, nous ne sommes pas dans une simple perspective de baisse des salaires, mais dans une logique de sauvegarde de l’emploi. Certains ont plus de mal à le comprendre que d’autres. Pourquoi ? Parce que certains n’ont que le rugby, parce qu’on leur a expliqué que dans le rugby d’aujourd’hui on ne pouvait faire que ça. Et c’est dramatique. Cette crise est un révélateur de la fragilité du système. Quand on tente d’expliquer à ces joueurs qu’il faut baisser leurs revenus pour sauver leur emploi, ils ne sont pas toujours réceptifs.

Lorsque vous étiez encore consultant pour Canal +, vous aviez réalisé un documentaire "Rugby : la mauvaise éducation ?" où vous aviez fait le constat que les joueurs faisaient de moins en moins d’études. Est-ce que cela rejoint votre sentiment aujourd’hui ?

C’est intimement lié. Si les joueurs avaient eu la possibilité de préparer quelque chose de concret ou d’avoir une porte de sortie du rugby, il y aurait moins de rigidité dans les négociations. Le rugby, c’est leur seul moment de vie où les joueurs peuvent construire quelque chose avec des niveaux de rémunérations importants.

C’est une nécessité. Nous voulons désormais que tous nos joueurs aient un double projet.

N’est-ce pas la faillite du système des centres de formation ?

Les joueurs ne sont en rien responsables de leur situation. Ils se sont inscrits dans la logique d’une pratique d’un sport. Ils ont été performants, ont gravi les échelons. Et puis, on leur a dit à un moment : "il faut que tu choisisses." Le rugby a délaissé le développement intellectuel, l’apprentissage du savoir et l’accès au monde de l’entreprise. Et c’est regrettable. Sagan disait : "J’aime le rugby non pas parce qu’il est violent, mais parce qu’il est intelligent." C’est un sport qui demande de la réflexion, du leadership, où il y a des leviers à activer dans la prise de décision. Cela s’acquiert évidemment en pratiquant mais aussi en se formant intellectuellement. Le rugby d’il y a quelques années permettait ça. C’était une agrégation de gens issus de milieux sociaux différents, de profils différents et on apprenait les uns des autres. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui car ils sortent tous du même moule après être passés par un centre de formation.

N’est-ce pas une spécificité très française ?

J’ai le sentiment que dans la culture anglo-saxonne, parce que le rugby est pratiqué de manière plus prégnante et plus organisée au sein de l’école, l’équilibre est meilleur. La dimension éducation, culture, développement intellectuel n’est pas laissée de côté au profit du sport. Mais nous avons tout pour réussir en France seulement nous n’avons plus de rugby pratiqué par des joueurs de haut niveau dans les universités.

Peut-on dire qu’il y a un appauvrissement intellectuel du rugby ?

Les difficultés récentes en termes de communication ou de leadership en équipe de France illustrent parfaitement ce constat. Nous récoltons ce que nous avons semé. La génération de joueurs d’aujourd’hui est potentiellement et intrinsèquement la même qu’il y a vingt ans, sauf qu’elle ne vit plus dans le même système.

Et que la sphère économique a aussi amené une nouvelle frange de la société attirée par des salaires toujours plus élevés ?

Nous sommes bien placés pour l’observer en Ile-de-France. Mais tant mieux si le rugby est un ascenseur social. Notre devoir d’offrir à ces enfants-là un avenir plus qu’un simple contrat de joueurs de rugby est encore plus fort. Avoir la capacité de leur donner un moment de vie pour améliorer leur quotidien, pouvoir subvenir aux besoins d’une famille ou d’une maman isolée, c’est bien. Mais permettre à ces gamins de se construire une vie d’après, c’est essentiel.

Comptez-vous appliquer ces idées au sein de votre club du Stade français ?

Mon projet, c’est de changer la direction du bateau. Pour ça, il faudra se battre contre un système assez coercitif. Pour les centres de formation, nous sommes contraints par la Ligue de respecter un cahier des charges. Alors, je ne dis pas qu’à l’avenir nous ne respecterons pas la règle mais nous ferons comme bon nous semble pour mener à bien notre projet.

Quel est-il ce projet ?

Nous sommes en passe de monter un projet avec HEC, nous réfléchissons aussi de la même manière avec Sciences-Po. Attention, tous les joueurs du Stade français ne vont pas faire Sciences-Po, ce n’est pas ce que je veux dire. Mais Pierre Jutge, notre jeune talonneur, va par exemple passer le concours pour entrer à HEC et nous l’encourageons en ce sens. Nous souhaitons aussi mettre en place des formations diplômantes pour que les joueurs ne fassent pas que du rugby. Et s’il faut qu’un gamin rate des entraînements ou qu’il ne s’entraîne qu’à 30 % durant quelques semaines parce qu’il a des échéances importantes sur le plan scolaire, nous l’accepterons. C’est une nécessité. Nous voulons désormais que tous nos joueurs aient un double projet.

Si le candidat avait joué au rugby, il savait qu’il avait des vertus, des valeurs, une énergie qui seraient profitables à son entreprise. Il me disait que le rugby était le seul sport à avoir ce lien organique avec l’entreprise. Seulement, il a totalement revu sa politique de recrutement ces dernières années. Aujourd’hui, les valeurs du rugby, c’est de la com’.

Pourquoi dites-vous que les règlements de la LNR ne permettent pas cet objectif ?

Je ne dis pas qu’ils ne le permettent pas mais qu’ils ne l’incitent pas. L’objectif, c’est toujours de développer, développer et encore développer le centre de formation pour aller vers toujours plus de performance. Les centres de formation sont faits de telle sorte que les joueurs sont enfermés, qu’ils croisent en permanence les joueurs pros à la salle de muscu et qu’ils veulent faire comme eux. C’est dramatique. Laissons-les sortir bordel ! Qu’ils prennent le train, le RER, qu’ils aillent à l’université, qu’ils jouent avec la fac le jeudi après-midi. Dans notre projet, nous voulons un lieu d’hébergement pour notre centre de formation. Mais je veux que les jeunes vivent dans la société, pas reclus dans un centre de formation. Au bout d’un moment, c’est de la consanguinité. Dans les filières de formation, le rugby, c’est seulement 46 % de joueurs qui ont le Bac ou niveau Bac parce qu’on les incite à ne penser qu’au rugby. Et quand j’entends que ce chiffre est acceptable par rapport à d’autres sports, ça veut tout dire… Pour moi, ce n’est pas recevable.

À quel moment la bascule s’est-elle opérée, selon vous ?

J’aimerais bien par exemple qu’on mette en parallèle la diversité des profils de joueurs ayant pris part à la finale du Mondial 2011 et celle de la Coupe du monde 2019. Prenons l’exemple du rugby universitaire, il existe toujours, mais il n’y a plus de rugbyman professionnel dans cette filière. Il y a vingt ans, l’équipe de France universitaire était championne du monde en Afrique du Sud avec des Ibanez, des Pelous et tant d’autres. Quels sont les joueurs professionnels aujourd’hui qui jouent avec l’équipe de France universitaire ? Il n’y en a aucun alors que ce serait valorisant pour tout le monde de renvoyer les joueurs à la fac. Un de mes amis chef d’entreprise me disait dernièrement que pendant trente ou quarante ans la première chose qu’il regardait sur le CV, c’était la pratique sportive. Si le candidat avait joué au rugby, il savait qu’il avait des vertus, des valeurs, une énergie qui seraient profitables à son entreprise. Il me disait que le rugby était le seul sport à avoir ce lien organique avec l’entreprise. Seulement, il a totalement revu sa politique de recrutement ces dernières années. Aujourd’hui, les valeurs du rugby, c’est de la com’.

Cet objectif de double projet pour les joueurs, allez-vous l’appliquer dans votre recrutement ?

Le recrutement s’est toujours opéré sur des critères. Celui-là sera un critère comme un autre. Et si un joueur ne veut faire que du rugby, il ne viendra pas au Stade français. Si le joueur ne veut pas faire d’études, il devra avoir un projet entrepreneurial. Nos partenaires sont nombreux et sont prêts à nous suivre dans ce projet.

Êtes-vous prêts à accepter que les bénéfices de ce projet ne soient pas immédiats ?

Mais nous le savons très bien. Ce projet-là s’adresse à 80 % aux joueurs qui vont signer en centre de formation.

Mais qu’en sera-t-il pour le recrutement de l’effectif professionnel ?

Vous croyez vraiment que si je demande à Pablo Matera ou Nicolas Sanchez d’aller prendre des cours à HEC, ils vont refuser ?

Je ne sais pas…

Le rugby argentin, il est construit de cette façon. Le rugby anglo-saxon également. Finalement, il n’y a que nous qui avons enfermé les joueurs dans un système sclérosant. Il y a trente ans, ceux qui n’étaient pas dans ce double cursus représentaient un groupe marginal. Pourquoi ne pourrait-on plus le faire aujourd’hui ? Les joueurs n’ont fait que s’adapter au modèle créé par les institutions. Ils n’ont pas eu le choix. Imposons donc un nouveau modèle. Créons du lien avec les grandes écoles, avec les universités.

Ce modèle peut-il permettre au rugby de mieux vivre en adéquation avec sa réalité économique ?

Cette crise est une formidable opportunité pour nous réinventer. Regardez avec quelle force cette crise nous a fracassés ! Elle nous démontre qu’il faut trouver un modèle plus viable, moins porté sur la flambée des salaires, même si le Stade français y a aussi contribué, j’en conviens.

Pensez-vous que la Ligue doit légiférer en ce sens ?

Ce n’est pas sa priorité. La ligue, c’est l’émanation des clubs. C’est à nous de prendre notre destin en mains. Je n’attends pas que Paul Goze ou Emmanuel Eschalier viennent me dire ce qu’il faut mettre en place au Stade français. D’ailleurs, ils ne se permettent pas de le faire car ce n’est pas leur rôle. C’est vraiment à nous, les clubs, de changer le cap.

Avez-vous échangé avec d’autres présidents à ce sujet ?

C’est ce qui est frustrant ! Tout le monde est d’accord, mais personne ne fait rien. La plupart sont des chefs d’entreprise qui ont formidablement réussi. Mais est-ce que la formation est un sujet important pour eux ? Je n’en sais rien. Certains y sont plus sensibles que d’autres. Didier Lacroix (président du Stade toulousain, N.D.L.R.) incarne cette idée. C’est quelqu’un qui a joué en équipe de France universitaire par exemple. Le Stade toulousain est l’équipe en France qui a le mieux utilisé cette ressource qu’est l’intelligence des joueurs. Des garçons comme Pelous, Cazalbou, Castaignède sont des exemples. Mais les présidents ne sont pas les seuls acteurs importants dans ce projet. Quand je vois qu’aujourd’hui, nous ne pouvons pas signer un seul joueur des centres de formation sans la présence d’un agent, c’est inquiétant. Aujourd’hui, dans le monde du rugby, si tu n’as pas un agent ou si tu veux faire autre chose que du rugby, c’est que tu n’es pas normal. Dans l’esprit des joueurs, c’est une façon d’optimiser leur contrat. Seulement, jouer au rugby, ce n’est pas optimiser sa vie.

Allez-vous inciter les joueurs de l’effectif professionnel à se tourner vers des formations diplômantes ?

L’exemple viendra d’en haut. Les joueurs professionnels doivent être moteurs dans ce projet et ils y trouveront un intérêt. Je ne dis pas qu’il ne faut pas aller jouer au golf le jeudi après-midi. Mais ce que les joueurs ne perçoivent plus, c’est que ça leur fera le plus grand bien d’aller aussi à HEC, à Acadomia (partenaire du Stade français), à Sciences-Po. Ce dont ont besoin les joueurs, c’est de faire autre chose que du rugby.

Tous seront-ils réceptifs ?

Le rugby est grégaire. Si quatre ou cinq d’entre eux le font, les autres suivront. Attention, je ne veux pas une équipe d’ingénieurs, mais nous devons recréer de la diversité. C’est vital pour les joueurs, pour les clubs et pour le rugby dans son ensemble.

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Les commentaires (2)
Manuel Il y a 3 années Le 07/06/2020 à 11:43

Oui, très intéressant de voir un gars qi arrivent à amener ce discours à ce niveau de business. Ça laisse un peu d'espoir.

Porcinator Il y a 3 années Le 31/05/2020 à 19:07

Que ça fait du bien de lire ça !...