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200 ans d'histoire (24/52) : en 1967, la tournée charnière des All Blacks

  • En 1967, les All Blacks, dirigés par le duo Saxton-Allen, stupéfient l’Europe par un jeu nouveau, prémice du rugby total. C’est la règle des 3P : "Pace", "Possession" et "Position".
    En 1967, les All Blacks, dirigés par le duo Saxton-Allen, stupéfient l’Europe par un jeu nouveau, prémice du rugby total. C’est la règle des 3P : "Pace", "Possession" et "Position". - Fabien Agrain-Védille
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En 1967, les All Blacks, dirigés par le duo Saxton-Allen, stupéfient l’Europe par un jeu nouveau, prémice du rugby total. C’est la règle des 3P : "Pace", "Possession" et "Position".

Il y a donc eu un avant et un après. La tournée européenne des All Blacks de l’automne 1967 est considérée comme un tournant de l’histoire du rugby. Une ode à la créativité de la part du pays le plus "rugbyphile" du monde. Elle a jeté les bases du rugby dit "total". Ce périple riche n’est pourtant qu’une solution de remplacement car les Néo-Zélandais devaient initialement se rendre en Afrique du Sud, mais la politique de l’apartheid interdit aux Maoris de fouler le sol du pays. Alors, les Néo-Zélandais mettent le cap sur la vielle Europe pour un parcours sans-faute : seize victoires et un match nul en dix-sept rencontres, quatre tests gagnés sur quatre. Ils marquent soixante-et-onze essais dont treize dans les quatre tests-matchs gagnés face à l’Angleterre, le pays de Galles, la France et l’écosse. Une moyenne de plus de quatre essais par match, qui démontre qu’en deux mois et deux jours, le rugby néo-zélandais passe de la culture de l’économie à celui de la prodigalité.

Cette équipe a deux cerveaux, Charlie Saxton (54 ans) et Fred Allen (47 ans), internationaux à la fin des années 30 pour le premier, des années 40 pour le second. On se souvient de Saxton et d’Allen à travers la règle des 3P : "pace", "possession", "position" (vitesse, possession et placement en français). Cette règle est la ligne directrice de la tournée de 1967 dédiée à un jeu offensif, voué à des victoires basées sur des essais et non des pénalités. Le rugby néo-zélandais d’alors est fort, bien sûr, mais comme on peut taper directement en touche depuis n’importe quel endroit du terrain, le jeu reste souvent statique, basé sur la force d’avants qui imposent leur poigne de fer avec beaucoup de jeu au pied pour faire avancer l’équipe. Cela a été le cas de l’équipe de Bob Stuart (1953) et de Wilson Whineray (1964). Il ne faut pas noircir le tableau : on voit bien quelques attaques mais sans grande maîtrise collective, sans la notion du jeu de ligne avec des individus livrés à eux-mêmes pour un festival d’improvisation. C’est là que le duo Saxton-Allen apporte son obole. Le premier a écrit un livre, "The ABC of rugby", un vrai manuel avec des schémas, des dessins, des croquis et une phrase inaugurale : "Rugby is an attacking game."* On vous recommande les schémas des courses des trois-quarts en profondeur et celle des soutiens des avants grand côté. Quelle modernité !

Quatre essais à Colombes, cinq à Twickenham

Fred Allen a le sentiment que ce rugby doit changer, car il pourrait finir par ennuyer les spectateurs. Ce duo marque sa différence et son ambition à travers une sélection qui surprend la presse. Ils privilégient des joueurs parfois sans référence mais aptes à pratiquer ce nouveau style. Ils oublient aussi quelques cadres sans vergogne. Trois choix frappent l’opinion : l’arrière, l’ouvreur et le numéro 8 de l’époque sont écartés (lire ci-dessous).

À Twickenham, les All Blacks marquent cinq essais dans les quarante-deux premières minutes, un rythme de fou. Aux antipodes, les Néo-Zélandais suivent ça à la radio via la voix de Bob Irvine. Ils apprennent que le nouvel ouvreur, Earle Kirton, marque deux fois. Il est bien le feu follet annoncé, le Beauden Barrett de l’époque, sans contrat de sponsoring (lire aussi ci-dessous). Puis les All Blacks infligent un 21-15 (quatre essais à un) aux Bleus de Christian Carrère à Colombes, terre exotique pour cette génération. Les techniciens français notent une nouvelle façon de pratiquer le rugby avec des récupérations de balle plein champ pour alimenter un jeu pendulaire avec balayages entre les deux lignes de touche. Les All Blacks jouent sans vrai demi d’ouverture mais avec deux "cinq-huitièmes".

Il y a d’autres moments forts dans cette tournée : une démonstration dans la "cour de ferme" de Cardiff. Sans la boue et la pluie, les Gallois auraient pris beaucoup plus cher que ce "petit" 13-6 et cet essai de Birtwistle en débordement, mis sur orbite par Ian McRae, l’autre "cinq-huitième". La supériorité technique et athlétique des Néo-Zélandais est flagrante sur le coup. À Murrayfield, la domination est éclipsée médiatiquement par l’expulsion très commentée du rude Colin Meads (la première depuis quarante-deux ans en match international) mais les images montrent notamment les courses de la troisième ligne après touche et une redoublée Kirton-McRae aux petits oignons. Les All Blacks affichent une fluidité qui fait la différence, même si elle nous paraît banale aujourd’hui. Allen ose même programmer des deuxièmes temps de jeu, avec un souci de replacement. Une ambition sidérante pour les mentalités des sixties. La tournée se termine par une ultime confrontation avec les Barbarians, à Twickenham, gagnée sur le fil (11-6), avec un dernier essai inscrit par l’ailier A.G. Steel sur une récupération de Lochore, relayé par une course limpide de Kirton. Les All Blacks gagnent un surnom très simple : "Magiques". Et une onde qui se propage encore.

* le rugby est un sport d’attaque

La consécration de Brian Lochore

Cette tournée de 1967 reste aussi attachée à la personnalité d’un joueur de légende, Brian Lochore, qui nous a quittés en 2019. À l’époque, il a 27 ans et joue dans une petite province, Wairarapa, souvent en difficulté en championnat. Contrairement à une idée reçue, il ne découvre pas les All Blacks, ni même le capitanat à l’occasion de cette tournée. Il a démarré à domicile en 1966 contre de faibles Lions britanniques.

Mais la tournée de 1967 consacre toute son aura. Il est le garant de la philosophie de ses entraîneurs, un rugby basé sur les courses et sur les passes. Lochore n’est pas un avant obsédé par le combat ou le désir de châtier l’adversaire comme les rudes Mike Tremain ou Colin Meads. Il n’est pas non plus un aboyeur mais un meneur naturel et tranquille. Dans ce collectif, Lochore brille par ses conquêtes en fond de touche et sa couverture de terrain et, bien sûr, par son influence sur ses équipiers. « Il ne provoquait pas le dialogue mais ne le refusait jamais. On pouvait toujours lui parler et il vous recevait tranquillement dans sa chambre. Il avait cet abord plutôt fermé d’homme de la campagne mais il était très bien éduqué », se souvient Henri Garcia, qui le fréquenta pour le quotidien L’Equipe. « Pour vous donner une idée de sa façon de jouer, il était un peu le Kieran Read de son temps. » Brian Lochore remporte les quatorze premiers tests de son capitanat. Sur ses 25 sélections, il ne connaît la défaite que face aux Sud-Africains, à quatre reprises et contre les Lions britanniques en tournée, une fois, les meilleurs de l’histoire.

Il demeura l’une des figures les plus respectées du rugby néo-zélandais avec qui il vit toutes les consécrations. En 1987, il est l’entraîneur de l’équipe pour la première fois sacrée championne du monde. Son influence est énorme en Nouvelle-Zélande. Quand le rugby passe professionnel, il use de son image pour que les talents les plus éclatants du pays signent des contrats avec la Fédération alors que, on l’oublie, des projets totalement privés leur font les yeux doux.

La fin des arrières gardiens de but

Le duo Sexton-Allen a osé oublier un arrière aussi solide que Mick Williment de Wellington. Un sacré canonnier mais comme beaucoup de numéros 15 d’alors, il joue les gardiens de but. Le pays l’adore en tant que successeur de Don Clarke. Allen le choisit d’abord pour le marginaliser mais il s’embrouille avec. Au départ, il y a trente-et-un noms cochés au lieu de trente mais au dernier moment, il raye son nom, tout en sachant qu’il va se faire « assassiner », ce qui ne manque pas d’arriver. Un journaliste parle même d’une « inexplicable décision suicidaire, la pire de toute l’histoire »… Pour Allen, l’arrière indispensable s’appelle Fergie McCormick, beaucoup plus audacieux et capable d’amorcer de vraies relances. À l’ouverture, le duo rappelle Earle Kirton d’Otago, vif et rapide, à l’opposé des pépères qui allument des chandelles ou tapent en touche pour un oui ou pour un non. Il n’a pas su saisir sa chance trois ans plus tôt mais Allen et Saxton croient à son talent. Avec raison.

  • Les premiers matchs en couleur

La tournée de 1967 est aussi remarquable par son contexte. Elle commence en Amérique du Nord, au Canada, et même au début, pour cimenter la cohésion du groupe, une semaine de libations aux États-Unis, à San Francisco, capitale de la contre-culture, en pleine contestation de la guerre du Viêt-Nam. Puis ils débarquent dans une Grande-Bretagne en pleine frénésie culturelle : la révolution pop, Carnaby Street, le Swinging London, « Chapeau melon et bottes de cuir » sur les écrans, les filles habillées par Mary Quant, etc. À leur niveau, les All Blacks participent à l’effervescence qui secoue alors le Vieux Continent, même dans un univers aussi conservateur que le rugby. En France aussi, les All Blacks sont saisis par un certain art de vivre avec des filles qui leur lancent des « Bonjour Monsieur… » dans la rue. Et pour couronner le tout, leur match contre les Anglais est diffusé en couleurs, une grande première. Et la reine Elizabeth II les salue avec un ensemble moutarde du plus bel effet.

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