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Campito, le rugby des bidonvilles

Publié le Mis à jour
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Making-of : à l’été 2012, l’équipe de France brille en Argentine avec une charnière Machenaud-Michalak, un ailier nommé Fall, un trois-quarts centre appelé Mermoz et un pilier gauche surnommé « Le Belge ». Un matin de juin, à Buenos Aires, notre correspondant en Amérique du Sud Maxi Lluduena, journaliste pour ESPN, nous demande si l’initiative de l’ONG « Bottines Solidarios », dans les bidonvilles de la capitale fédérale, est un sujet qui pourrait intéresser le Midol. On a dit « Banco ».

Le rugby ne connaît pas de frontière. Au cœur de la Villa 31, le plus gros bidonville de Buenos Aires, une poignée d’hommes vient de fonder le Campito, le premier club de rugby à naître dans le ghetto…
 

L’ambassade de France était catégorique. « Nous ne pouvons vous y assurer la moindre sécurité. Les accords diplomatiques sont caducs, à Retiro. » Les ONG n’étaient pas emballées non plus. « C’est une zone de non-droit. On vous le déconseille fortement. » Un journaliste de Clarín, le grand quotidien conservateur du pays, affirmait sans y avoir jamais posé un pied que « l’espérance de vie d’un étranger dans le bidonville ne dépassait pas trente minutes ». De la Villa 31, on avait une image, celle d’une verrue de brique et de béton, retenant derrière ses clôtures grillagées plus de 80 000 personnes ; un ghetto gigantesque se frottant aux bottines de Buenos Aires comme un gros chat quémande de l’attention à sa maîtresse.

Aux confins du quartier Retiro, la Villa 31 est comme emmitouflée dans une surabondance de bitume, bordée d’un côté par l’autoroute, de l’autre par une voie de chemin de fer supportant, chaque jour, le poids de milliers de voyageurs en provenance de Salta, Tucuman, Cochampapa (Pérou) ou Santiago du Chili. « Le chemin de fer et l’autoroute forment une frontière naturelle entre le bidonville et le reste de la ville », nous avait expliqué, la veille, le patron d’une échoppe de la calle San Martin. Pour percer le mystère de la Villa 31, il a fallu contourner les canaux officiels, compter sur une chance de cocu, croiser la route de Pichi, au crépuscule d’une noce comme seule Buenos Aires, la ville qui ne dort jamais, sait encore en offrir. La journée, Pichi travaille pour le gouvernement. « Je délivre des permis de travail aux immigrés, aux réfugiés politiques… » La nuit, il vit entre les murs décrépis de la Villa 31. « Le barrio 31 (quartier). Villa est le nom que nous donnent les gens de Buenos Aires. C’est péjoratif. […] J’aimerais partir d’ici. J’y pense tous les jours. Quand je visite un appartement au centre-ville, tout se passe bien jusqu’à ce que le propriétaire me demande mon adresse actuelle. » Il n’y a pas de seconde chance, pour les gens de la Villa. Ni Pretty Woman, ni Billy Elliot. « Je suis né et je mourrai dans le barrio 31. Je le sais. »

L’aventure interdite

On ne peut entrer dans la Villa que si l’on y est invité. Pichi nous avait ainsi donné rendez-vous au terminus du colectivo 45. « Les taxis ne s’approchent pas de Retiro. C’est le bus, ou rien. » Au téléphone, il nous avait aussi recommandé d’abandonner passeport, carte bleue, fringues de marque et alliance à l’hôtel. De ne demander le chemin à personne. De renoncer à cet accent « franchute » qui le faisait tant rire, la nuit passée. « Si les Boliviens vous remarquent, vous leur servirez de ballon de rugby. » Comme convenu, Pichi nous attendait à l’entrée du barrio 31, au terminus de la ligne 45. Il nous a salué, nous a souhaité la bienvenue à Retiro. Avant de nous mettre en route, on lui a offert une cigarette. « Des lights ? Vous êtes décidément trop délicat pour entrer chez moi ! » Pichi s’est marré. A déchiré le filtre. S’est mis en marche. On a suivi notre garde du corps, un minuscule Paraguayen d’une trentaine d’années, sur une centaine de mètres, le long d’une route en terre battue. Autour, la Villa s’ouvrait comme un cloaque, découvrant ses buildings de quatre étages, faits de tôle et de briques, surmontés d’une citerne censée recueillir l’eau de pluie. Avant le krach boursier de l’an 2000, 6 000 personnes, pour la plupart des passeurs de cocaïne, vivaient ici. Douze ans plus tard, ils sont 80 000, maçons, peintres en bâtiments, éboueurs ou, comme Pichi, fonctionnaires. « 30 % des habitants de la Villa travaillent en ville. » Les autres vivent de rapines, vendent l’or blanc du Pérou aux gosses des banlieues chics de San Isidro, Pilar, Tigré. « Le barrio est contrôlé par les cartels boliviens et paraguayens. »

Au cœur du plus important des dix-sept bidonvilles de la capitale, la guerre des gangs fait plusieurs victimes par jour. « La nuit, le quartier leur appartient. Les flics ne viennent plus, ici. » Des ombres se dessinent le long des murs décharnés. Pichi accélère le pas et nous précède sur un immense terrain de jeu, où une centaine de mômes jouent au foot, grattent leur guitare, se déhanchent au rythme saccadé de la cumbia, une musique née dans les négriers d’Isabelle II, reine d’Espagne. Au moment même où l’on pénètre l’aire de jeu, le temps s’arrête, les regards se tournent, les hommes nous dévisagent. Un ange passe. Pichi pénètre une cahute en béton, où une poignée d’individus est attablé autour d’un poste de radio. Trois minutes comme une heure. Soudain, notre ami ressort, précédé par un quadra à la peau tannée par le soleil. Rodrigo, le maître de la Villa 31, nous tend une main caleuse et nous souhaite la bienvenue. Jusqu’à la tombée de la nuit, il prendra soin de nous. Après, notre destin est entre la « mano de dios », comme il le souffle à présent, dans un sourire étrange.

Campito, le rugby des bidonvilles
Campito, le rugby des bidonvilles Marc Duzan / Midi Olympique

« Plus fort que Juan et Felipe »

Le rugby est entré dans la vie de la Villa 31 voici quelques mois, par l’entremise de Martin, le seul médecin du ghetto. El medico est un petit homme aux yeux rieurs. Il cultive une ressemblance frappante avec Aramis, le dernier des Mousquetaires, et sillonne le bidonville sur une bicyclette orange, s’arrêtant là où les gens le hèlent. « J’ai joué au rugby à l’université. Je me suis dit que ça pourrait plaire aux gosses. Un jour, je leur ai donc amené un ballon… » Les enfants ont considéré l’objet d’un air intéressé. Martin les a séparés en deux équipes de dix. A longuement expliqué les rudiments d’un jeu que les enfants des villas ne connaissaient pas. « Ils avaient entendu parler des Pumas, mais n’auraient pu en citer aucun… On a démarré par un toucher. » Banco. Le mouflet de William Webb Ellis s’est répandu à Retiro comme une traînée de poudre.

Aujourd’hui, El Campito, le club de la Villa 31, compte près de cinquante adhérents, appartenant à toutes les nationalités (bolivienne, péruvienne, paraguayenne, argentine) que regroupe le quartier. « Nous n’en sommes encore qu’aux basiques, détaille Matias, l’entraîneur de l’équipe. L’apprentissage de la mêlée, celui de la touche, viendront plus tard. Ce sont avant tout des enfants du foot. On part de zéro. » Au Campito, il n’y a ni catégorie d’âge, ni jeux de maillots. On joue comme on est venu. Avec sur le dos le tee-shirt de Boca Juniors, le survêt d’Independiente, le short de River Plate. Les entraînements ont lieu tous les lundi soir, aux abords de 20 heures, quand les footeux de la Villa 31 se décident enfin à déserter la cancha, pour observer, d’un œil noir, leurs petits frères pratiquer le sport « des autres ». Matias poursuit : « Le rugby n’appartient pas à tout le monde. En Argentine, il est encore réservé aux gens aisés des banlieues nord, aux enfants qui vont au collège, à l’université. » Au fil des mois, « le sport des autres » a pourtant conquis un nouveau territoire, ce morceau de terre battue où, jadis, seuls Carlos Tevez et Diego Maradona incarnaient des modèles d’ascension sociale. En mars, Hernan a donc quitté la Villa 31 pour signer à Belgrano, l’un des clubs les plus prestigieux de la capitale. À 18 ans, lui qui transmet désormais son savoir aux enfants du barrio 31, rêve déjà de devenir Puma : « Un jour, je jouerai au Stade français. Un jour, je serai aussi fort que Juan (Hernandez) et Felipe (Contepomi). »

Dédale de ruelles étroites

Le soleil a désormais basculé au nord, abandonnant le Campito à la pénombre. Une voix, dans notre dos : « Il faut y aller, maintenant. » Martin enfourche sa drôle de bicyclette et nous incite à le suivre dans un dédale de ruelles étroites, usées et jonchées de flaques d’eau. Ici et là, des cris d’enfant résonnent sur notre passage. Mariana, cinq ans, nous glisse une grimace, prend la pose, absorbe le flash, rougit lorsqu’on lui dévoile son image. Elle nous demande si les Françaises sont belles et déguerpit aussitôt en pouffant de rire, sans même nous avoir laissé le temps de lui répondre.

Alors que la nuit vient de tomber, le toubib gare son vélo devant un kiosque, s’approche de la devanture, derrière laquelle une Bolivienne tricote un châle. « Un paquet de chewing-gums, s’il te plaît. -OK. -Je te dois combien ? -Heu… Donne-moi deux pesos, ça ira bien. » Martin, le toubib sans salaire, nous abandonne maintenant à l’entrée nord de la Villa 31, face au bâtiment de la gare centrale. Ce soir, il a rendez-vous à la UAR (fédération argentine) « pour inscrire l’équipe dans un championnat digne de ce nom ». L’an passé, les mômes du Campito participaient ainsi à une compétition « corpo ». L’aventure a pris fin voici quinze jours. « Personne ne souhaite jouer ici. Les gens ont peur. Mais nous ne baisserons pas les bras. Ils finiront par nous accepter. Ce lieu est un champ de lutte. Quand les généraux de la dictature militaire ont voulu raser ces murs, en 1982, nos pères ont repoussé leurs tanks avec des pierres. »

Campito, le rugby des bidonvilles
Campito, le rugby des bidonvilles Marc Duzan / Midi Olympique

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