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Roman d'un club : la saison d'enfer des rapetous bèglais

  • Les joueurs du CABBG fêtent leur victoire finale avec le bouclier de Brennus en 1991.
    Les joueurs du CABBG fêtent leur victoire finale avec le bouclier de Brennus en 1991.
Publié le Mis à jour
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Tout le monde se souvient des Bordelo-Béglais des années 90, même s’ils n’ont été titrés qu’une seule fois. En quelques mois seulement, ils ont laissé une profonde empreinte dans le rugby français avant de propulser leurs plus fortes personnalités vers des destins impensables. Mais ils n’étaient pas seuls.

 

De toutes les « équipes de légende », le CA Bègles-Bordeaux Gironde fut sans doute la plus éphémère. Un seul Bouclier, et même pas un Du-Manoir. Aux yeux du grand public, ça n’a duré qu’une saison, et pour le très grand public, ce fut le temps d’une phase finale, lancée par une double confrontation sulfureuse face à Toulon. Elle fut couronnée par ce Bouclier de Brennus, le premier ramené à Bordeaux depuis vingt-deux ans. Depuis la guerre en gros, le foot était devenu dominant avec les Girondins de Bordeaux. Justement, cette année-là, ils étaient englués dans une grave crise qui les enverrait en deuxième division. Le CABBG arriva à point pour reprendre, l’espace d’un an, le flambeau, jusqu’à la finale du 1er juin gagnée assez facilement (19-10) contre Toulouse, dans un Parc des Princes plein avec des supporters à damiers bleus et blancs surgis de nulle part dans les tribunes. L’engouement était tel que dans la corbeille, il y eut même une petite crise diplomatique entre Jacques Chaban-Delmas et Noël Mamère, les deux édiles. À qui la préséance ? Bon, Chaban avait porté naguère les couleurs du club…

En 1990, ils étaient déjà prêts

Vincent Moscato avait sidéré tous les journalistes en passant en tribune de presse avant le match, bardé d’une triomphante décontraction. À un ancien du Midol qui lui demandait ce qu’il faisait là. Le talonneur gouailleur avait rétorqué : « T’inquiète pas, je ne serai pas en retard ! » Aujourd’hui, il ne rejette pas l’idée d’« âge d’or », même s’il a vécu bien d’autres émotions dans sa carrière et dans sa vie : « C’est toujours mieux la première fois. Évidemment, on avait entre 20 et 30 ans, on s’amusait. Et puis en principe tu te sens toujours mieux à 20 ans qu’à 60, non ? Alors ce que tu vis à cet âge-là te semblera toujours plus fort. En plus, cette aventure n’a pas duré trop longtemps. Je veux dire qu’on n’a pas trop eu le temps de souffrir. » Le CABBG triomphant, ça n’a duré qu’une saison, ça fait partie de sa légende : « Même si l’année précédente, on était déjà prêts, on aurait très bien pu être champions à la place du Racing », reprend Vincent Moscato.

Il fait référence à un double huitième de finale perdu de très peu face à Clermont au printemps 90. Il avait été expulsé au match aller avec son vis-à-vis Mallaret, un match vraiment explosif télévisé en direct, les bagarres avaient éclaté dès le coup d’envoi (31-18). Au retour, dans un Musard rempli jusqu’à la gueule, avec caméras de Canal + dans les vestiaires, les Béglais avaient fait un match énorme (pack de gladiateurs, Téchoueyres déchaîné chez les trois-quarts), avant d’encaisser un essai assassin de Saint-André, contre le cours du jeu, à la dernière minute (21-12), sur une erreur bordelaise en plus. Médiatiquement, les Béglais de 1991 sont nés à cette occasion. « Mais on était jeune et insouciant. On avait l’air sûr de nous, mais on ne savait pas trop où on allait en fait. On était un peu caractériel. On a parlé de violence, mais à mon avis c’était surfait. Revoyez le quart contre Tarbes, la demie face à Béziers, ou la finale. Ce sont de vrais matchs de rugby mais sans débordements », pose Philippe Gimbert, le pilier doit, un gros tempérament, c’est le moins qu’on puisse dire. « Évidemment, il y a eu une sorte de mayonnaise qui est montée pendant dix jours avant le double huitième face à Toulon. » Il revint de Mayol avec une suspension qui l’empêcha de jouer le match retour. Le match aller face à Toulon fait désormais partie de la légende.

Chaban-Delmas lance la dynamique

Comment caractériser cette équipe qui fascina tous les médias pendant des mois ? Une conjonction de personnages qui s’étaient retrouvés au bon endroit au bon moment. Et puis des gueules. « Le truc, ce qui a vraiment marqué, c’est qu’on se rase la tête après un pari à la noix », explique Philippe Gimbert, le pilier droit. Quelques coups de tondeuses et le tour médiatique était joué : la légende des « Rapetous » était née car les crânes pelés n’étaient pas encore à la mode au début des années 90. On en était resté aux avants hirsutes à la biterroise, façon viking. Les Bordelo-Béglais arboraient tout à coup, des allures de bagnards, ce qui offrait un effet de provocation garantie. Mais les quatre chéris bibis : Simon, Moscato, Gimbert, Vergé, seraient tous internationaux. Alban Moga, président de l’association du CABBG, précise : « La vraie genèse de cette équipe, c’est la finale de 1985 entre Toulouse et Toulon. Elle avait beaucoup impressionné Jacques Chaban-Delmas. En plus mon père venait de reprendre la présidence et Chaban lui a dit : « Comment on peut faire pour avoir une équipe comme ça ? » La mairie de Bordeaux était alors le principal partenaire du club. Elle a fait ce qu’il fallait pour aider mon père à recruter des personnalités, via ses réseaux, à Gaillac, à Nice. Il voulait des fortes personnalités, de vrais combattants, même s’ils débordaient parfois en termes de violence. »

Certaines personnalités étaient vraiment exceptionnelles, c’est incontestable : un médecin, un peu artiste et écrivain en pilier gauche, pas fainéant pour imposer sa main de fer. Et un demi de mêlée et capitaine, taillé comme un crayon à papier, sans talent éclatant mais avec un charisme à transformer un âne en cheval de course. Bernard Laporte et Serge Simon sont désormais à la tête de la FFR.

Ils n’étaient pas seuls évidemment : « On parlait beaucoup de nous, mais il y avait de bons joueurs à tous les postes. Revoyez l’essai décisif de la demi-finale face à Béziers. La passe incroyable de Christophe Reigt pour William Téchoueyres. Sans ça, on passe à la trappe, notre victoire n’était donc pas que du jeu d’avants. » Philippe Gimbert a raison, mais le buzz médiatique, c’était la première ligne qui le fit. À notre souvenir, l’ascension de Bègles épousa aussi l’arrivée de Canal + dans le rugby et sa nouvelle façon de filmer les matchs, jusqu’à entrer dans les vestiaires avant les coups d’envoi. Le CABBG jouait facilement la carte de la provocation avec Moscato comme bateleur en chef.

Au tout début de l’aventure, l’entraîneur Yves Appriou avait fait le choix du combat avant tout. Les personnalités avaient épousé facilement la cause. On a parfois parlé d’« un jeu de minimes » pour décrire la façon de jouer de la phalange aux Damiers. « Oui, on avait beaucoup travaillé les ballons portés car on avait compris que ce serait notre point fort. On a pris confiance là-dessus c’est vrai, même si on savait faire autre chose », poursuit Philippe Gimbert. Ces « tortues », elles ont incarné le sacre des Béglais avec quelques célèbres caricatures de Iturria répliquées sur des tee-shirts. On les revoit se remettre en ordre de marche, soudées, les plus réussies s’ouvraient en leur centre pour laisser s’échapper Sébastien Conchy cheveux au vent, pour le coup, l’anti-Rapetou en termes d’apparence.

Philippe Gimbert s'extirpe de la "tortue" bèglaise
Philippe Gimbert s'extirpe de la "tortue" bèglaise Bernard Garcia / Icon Sport - Bernard Garcia / Icon Sport

Parfois c’était Michel Courtiols qui s’en extrayait. Yves Appriou, l’entraîneur, narre : « Quand elles s’ouvraient en leur centre, c’était génial, c’est sûr. Mais on se décalait aussi pour des départs sur les côtés qui étaient très efficaces. Nous nous étions inspirés de certaines phases du grand Béziers. Mais les « tortues » sont nées lors de séances hivernales du lundi soir à la salle Duhourquet. Nous étions dans des locaux réduits, confinés en quelque sorte. Nous avons travaillé sur les appuis au sol qui devaient être très forts, condition sine qua non, puis les liens en haut qui devaient être très serrés et très précis. Je pense que nous avons mis deux saisons pour les mettre au point. À noter que, par la suite, le règlement a été modifié. On ne pouvait plus avancer liés en laissant le ballon derrière. Je voudrais dire qu’on parlait des Rapetous, mais il y avait aussi André Berthozat, si courageux, si actif, il était souvent devant dans nos tortues. L’autre deuxième ligne Mougeot aussi était puissant, et on l’utilisait en touche. »

Les « tortues » qui s’ouvrent en leur centre

Cette équipe ne relevait donc pas de la génération spontanée. On peut considérer qu’elle prit naissance en 1987. Elle mit donc un certain temps à se construire, avec quelques dates clés. Philippe Gimbert évoque : « Pour moi, le moment charnière, c’est le huitième de finale aller qu’on perd en 1989 contre Toulouse à domicile, 47 à 3. On s’est sentis humiliés. Vincent Moscato, leader du pack, avait poussé un vrai coup de gueule, on ne pouvait plus continuer comme ça. Ou alors, il valait mieux partir. Sur l’orgueil, on a bien résisté au match retour. Ensuite, on a changé notre façon de nous entraîner. Finies les séances tranquilles. On a commencé à s’entraîner tous les jours. En plus des séances collectives, on s’est mis à faire de la musculation dans une salle de Bruges. »

Laurent Vergé, le quatrième mousquetaire capable de jouer aux trois postes de la première ligne, n’a pas non plus oublié : « À partir de là, on a fait vraiment tous les efforts nécessaires. On est entré en osmose, on est devenu vraiment très forts. C’est le miracle du rugby, une bande de mecs qui s’entendaient bien. » Yves Appriou poursuit : « Contre Toulouse, on avait été ridicule car on s’était vu trop beau. J’ai senti le déclic quand on a commencé à gagner à l’extérieur, parfois chez des gros bras. Des trucs qui ne nous étaient jamais arrivés. » On commença à parler de ces joueurs à Damiers, de ces jeunes turcs qui voulaient s’imposer. Les adversaires ne les regardaient plus du même œil. Les « ballons portés » devenaient de plus en plus huilés. « Contre Périgueux, on en a fait un de 80 mètres. Moi j’aimais bien quand le gars qui giclait n’allait pas trop loin pour attendre le soutien. On créait des brèches, puis on se réorganisait », reprend Laurent Vergé.

Bernard Laporte était à la manœuvre évidemment, de plus en plus charismatique, de plus en plus indéboulonnable à la mêlée devant des gars sans doute plus forts que lui intrinsèquement. « Il était déjà technicien dans sa tête, entraîneur même. Il avait cinquante mille cassettes vidéo chez lui », poursuit Gimbert. Le CABBG devenait une vraie armada. Moga avait le nez pour faire venir des talents méconnus du Grand Sud-Ouest. À l’époque, le recrutement était un art de maquignon, les jeunes n’étaient pas « calibrés » aussi tôt et aussi précisément que maintenant. Le numéro 8 Jean-Jacques Alibert et le flanker Michel Courtiols allaient trouver leur place aux fesses du cinq de devant. « Michel Courtiols, quel joueur de ballon. Il aurait mérité cinquante sélections », analyse Laurent Vergé.

Au fil des dimanches et des samedis entre 1989 et 1991, on sentit la réputation du CABBG monter et leurs opposants de plus en plus intrigués, jusqu’à devenir sinon inquiets du moins méfiants. Serge Simon passé pilier après être arrivé troisième ligne construisait sa réputation, de forte tête paradoxale à la volonté de fer et au culot d’acier. Et puis, il y eut ce match face au Racing, à Musard fin 1990 selon nos souvenirs. « Match interdit aux moins de 18 ans », ironise Alban Moga. On a conservé des images fantomatiques de cet événement fondateur. Le complexe Delphin-Loche était enveloppé d’un épais brouillard et l’une des équipes avait un maillot tout noir (laquelle ? notre mémoire nous trahit). À travers cette purée de pois, le noyau des supporters béglais (pas si nombreux que ça) avait distingué des scènes d’affrontements sans pitié. Comme un combat de cerfs dans la froidure. Entre les champions sortants et son « show-biz » relégué au second plan pour les circonstances et les futurs couronnés, on se disputait âprement la suprématie du rugby français. Des images impressionnantes comme composées par un cinéaste expressionniste, sauf que les coups étaient vraiment portés. « Le Racing, c’était quelque chose d’impressionnant. Il y avait Genet, Serrière, Tachdjian. Tachdjian, c’était leur bombe atomique. Avec Vincent on s’était promis de se ruer sur lui à la première crêpe qu’il allait balancer », continue Laurent Vergé.

Un duel terrible face au Racingdans le brouillard

Bègles sortait du brouillard au propre comme au figuré. Le club impressionnait aussi parce qu’il ne montait pas dans le wagon d’une certaine modernité. Bègles-Bordeaux était une équipe de « personnalités » à la différence du Toulouse de l’école Bru-Villepreux-Skrela censée représenter un système. L’accent avait été mis sur le combat pour tirer le meilleur de certaines personnalités. Les magazines s’en donnaient à cœur joie. Feu l’hebdomadaire Le sport avait publié une énorme photo de Moscato, coupe d’iroquois en train d’enlever ou de mettre son protège-dents. Un effet choc. Bègles continuait son ascension. « Nous n’avons perdu que trois matchs cette saison-là », rappelle Yves Appriou.

Jusqu’à la borne suivante, ce quart de finale du Du-Manoir à Agen face à Toulouse. Dernier test avant la vraie représentation. « Quel match on a fait, devant on les a concassés, on a pris une grosse confiance. On a gagné la finale du 1er juin ce soir-là, commente Gimbert. Et en plus, on avait fait du jeu. » Appriou confirme : « On avait fait un match énorme devant, on avait réussi à anesthésier Karl Janik, le troisième ligne toulousain, un gars très fort mais qui n’a plus joué cette saison-là après ce match. Mais ce soir-là, on n’a pas fait que des « cocottes », on a aussi fait pas mal de jeu, j’ai en mémoire un renversement, avec Serge Simon qui sert un ailier. » Les Soulé, Frentzel, Téchoueyres, Boucher, Geneste avaient aussi le droit de participer à la fête. « Je me souviens de ce match évidemment, je pense même que Daniel Herrero était venu nous superviser. Il était reparti à Toulon avec des doutes », poursuit Vergé.

Les Bordelais formaient désormais une machine de guerre, unie par une confiance à toute épreuve. Le duel face à Toulon serait donc une sorte de dernier rite initiatique, on a toujours plaisir à penser que l’arrière Marc Geneste, chirurgien de profession, accomplit une opération le matin du match retour. Avec le recul, on se dit que le fluide cessa d’opérer au soir de la finale. Une semaine après, le CABBG perdit la finale du Du-Manoir face à Narbonne. Un an après, après une saison régulière, plus chaotique, les Bordelais furent éliminés par Chalon en… seizième de finale (19-18). Une des plus grosses surprises de l’histoire.

Puis en 1992-1993, une scission se fit jour entre Bernard, Serge, Vincent et les autres (comme le titre d’un film de Claude Sautet). La personnalité des icônes était trop forte. Ils voulaient s’occuper de tout. André Moga était mort. « Il nous a fallu choisir entre eux et le reste du groupe, si on les avait gardés, on aurait eu quinze ou vingt départs », relate Alban Moga, On repense à ce titre lu dans un journal : « Le CABBG sera-t-il l’AS Béziers des années 90 ? » La réponse était non. « Dommage, avec le recul, c’est un regret. On était jeune, 24 ou 25 ans, on aurait pu vivre quatre ou cinq ans de domination », conclut Philippe Gimbert. Il rejoindra les autres au Stade bordelais et surtout au Stade français, pour un nouveau titre, sept ans après, toujours ceints de cette aura que leur avait conférée la saison euphorique du CABBG, peut-être d’autant plus belle qu’elle fut unique.

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